IMITATION DE LA VIE PAUVRE DE N S J C

 

 

IMITATION DE LA VIE PAUVRE DE N S J C.. 1

PREMIÈRE PARTIE NATURE DE LA VRAIE PAUVRETÉ D'ESPRIT.. 3

CHAPITRE PREMIER LA PAUVRETÉ D'ESPRIT NOUS REND SEMBLABLES A DIEU DANS SON INDÉPENDANCE.. 3

§1. Indépendance des réalités sensibles et même spirituelles. 4

2. Indépendance des biens matériels de ce monde. 6

CHAPITRE II LA PAUVRETÉ D'ESPRIT NOUS REND SEMBLABLES A DIEU DANS SA LIBERTÉ.. 9

§1. L'obéissance ne s'oppose pas à la liberté 10

§ 2. La vraie charité envers le prochain ne s'oppose pas à la liberté. 13

3. Liberté ordonnée et liberté déréglée. 15

CHAPITRE III LA PAUVRETÉ D'ESPRIT NOUS REND SEMBLABLES A DIEU DANS SON ACTE PUR.. 19

CHAPITRE IV TRIPLE PRINCIPE D'OPÉRATION DANS L'HOMME ET D'ABORD L'OPÉRATION DE LA NATURE.. 20

CHAPITRE V OPÉRATION DE LA GRACE DANS L'HOMME CONCERNANT LA CONNAISSANCE DE L'ÉCRITURE, DE LA VERTU ET DU PÉCHÉ.. 25

CHAPITRE VI OPÉRATION DE LA GRÂCE DANS L'HOMME CONCERNANT LE DISCERNEMENT DE L'ESPRIT DU MAL, DE L'ESPRIT HUMAIN ET DE L'ESPRIT ANGÉLIQUE   31

CHAPITRE VII OPÉRATION DE L'ESPRIT DE DIEU SUR L'ESPRIT HUMAIN PRODUISANT LE DÉTACHEMENT INTÉRIEUR ET EXTIRIEUR.. 38

CHAPITRE VIII « BIENHEUREUX LES PAUVRES D'ESPRIT ». COMMENT LA PERFECTION EXIGE LE RENONCEMENT TOTAL INTÉRIEUR ET EXTÉRIEUR.. 45

CHAPITRE IX IMITATION DE JÉSUS-CHRIST, PRINCIPE DE L'UNION PARFAITE AVEC DIEU.. 48

CHAPITRE X LE VERBE DE DIEU VIE DE L'AME.. 54

CHAPITRE XI LE VERBE DE DIEU, LUMIÈRE DE L'AME.. 58

CHAPITRE XII LA GRACE DIVINE FÉCONDANT L’AME COMME LE SOLEIL FÉCONDE LE MONDE.. 63

CHAPITRE XIII EXPLICATIONS ET CONCLUSIONS. 68

DEUXIÈME PARTIE.. 73

MOYENS POUR ARRIVER A LA VRAIE PAUVRETÉ D'ESPRIT OU A LA PERFECTION   73

CHAPITRE I OBSTACLES A VAINCRE : L'ATTACHE AU PÉCHÉ, A LA CRÉATURE, A LA CHAIR ET A L'ESPRIT PROPRE.. 73

CHAPITRE Il PREMIER MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ OU PERFECTION: SUBLIMITÉ DE L'ACTION IMMÉDIATE DE DIEU SUR L'ESPRIT.. 79

CHAPITRE III DEUXIÈME MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ D'ESPRIT : LA PERFECTION DE LA VERTU.. 81

CHAPITRE IV TROISIÈME MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ D'ESPRIT  : MOURIR A NOUS-MEMES POUR VIVRE EN DIEU.. 82

CHAPITRE V QUATRIÈME MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ D'ESPRIT : PERFECTION DE LA VIE CONTEMPLATIVE.. 86

CHAPITRE VI PREMIER CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : LA PRATIQUE DE TOUTES LES VERTUS. 93

CHAPITRE VII DEUXIÈME CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : MÉDITATION ET IMITATION DE LA VIE DE NOTRE-SEIGNEUR.. 95

§ 1. Jésus-Christ source de lumière pour l'intelligence. 97

Il. — Jésus-Christ source de force pour la volonté. 99

§ 3. Jésus-Christ principe de l'union immédiate de l'esprit avec Dieu. 103

CHAPITRE VIII TROISIEME CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : ACCEPTATION GÉNÉREUSE DU MÉPRIS, DE LA HAINE ET DU JUGEMENT DES HOMMES. 107

§1. La vertu est indépendante du jugement porté sur elle. 108

§ 2. Règles pour bien pratiquer la charité et, en particulier, pour communier. 110

§ 3. Précieux avantages de la contradiction et des souffrances. 112

CHAPITRE IX LE JUSTE EST SOUMIS A QUATRE SORTES DE SOUFFRANCES  116

§ 1. Souffrances du corps et des sens. 116

§ 2° Souffrances de la volonté dans la Foi et dans l'Amour. 118

3. Souffrance de l'esprit captif de Dieu et encore sur terre, dans l'obscurité de la Foi 121

IV. Souffrance de la part de Dieu dont l'esprit subit l'action immédiate et souveraine. 127

CHAPITRE X QUATRIÈME CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : LE RECUEILLEMENT INTÉRIEUR.. 133

§ I. Nécessité du recueillement pour trouver Dieu. 134

2°. Bienfaits du recueillement : ressemblance avec Dieu, lumière, force, paix et félicité divines. 135

3. L'union intime avec Dieu dans la foi et dans l'amour n'est possible qu'au fond de l’âme (in mente) 136

CHAPITRE XI EXPLICATIONS ET CONCLUSIONS. 139

§ 1. La vie pauvre et contemplative est la meilleure part, comme l'esprit (mens) est le meilleur de nous-mêmes. 139

§ 2. La pauvreté d'esprit effet de la grâce attire la grâce. 142

§ 3. Dieu infiniment simple demande la simplicité et l'unité. 143

ANNEXE I : APPROBATIONS, TITRE, INTRODUCTION.. 145

ANNEXE III : NOTES. 155

Note partie I § 5. 155

Note partie I § 7. 156

Note partie I § 9. 157

Note partie I § 13. 158

Note partie I § 17. 159

Note partie I § 80. 169

Note partie I § 87. 171

Note partie II § 10. 172

Note partie II § 47. 173

Note partie II § 85. 174

Note partie II § 86. 174

Note partie II § 94. 175

Note partie II § 113. 176

Note partie II § 115. 177

Note partie II § 127. 178

POSTFACE.. 179

Institutions pseudo-taulériennes et Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. 179

Cette réédition. 181

fin. 181

 

PREMIÈRE PARTIE NATURE DE LA VRAIE PAUVRETÉ D'ESPRIT

1. La plus haute perfection de l'homme a sa source dans la vraie et entière pauvreté d'esprit. Que dis-je? la pauvreté d'esprit est elle-même la perfection pro­prement dite, la plus vraie et la plus haute. Il importe donc souverainement d'apprendre et de savoir ce qu'elle est, en quoi elle consiste et jusqu'où elle s'é­tend. Or, cette pauvreté consiste à être semblable à Dieu. Dieu est un être indépendant de toutes les créatures, un être qui tient son essence de lui-même, une force libre, un acte pur. Si donc la vraie pau­vreté d'esprit est une ressemblance avec Dieu, elle aussi ne doit dépendre d'aucune créature, elle doit être une essence séparée de toutes les essences : un être en effet qui n'est attaché à rien, qui ne dépend de rien est un être séparé de tout. Telle est la vraie pauvreté d'esprit : elle n'est attachée à rien, rien ne lui est attaché. 27 [1].

CHAPITRE PREMIER LA PAUVRETÉ D'ESPRIT NOUS REND SEMBLABLES A DIEU DANS SON INDÉPENDANCE

2. Est-ce possible, cela ? me demanderez-vous. Car enfin toutes choses dépendent les unes des autres ; seul, le pauvre d'esprit ne dépendra-t-il de rien de créé ? Eh ! oui, vraiment, il ne dépend d'au­cune créature ; il n'est attaché à aucune ; tout ce qui est créé est au-dessous de lui ; il ne dépend que de ce qui est au-dessus de tout, de ce qui est, comme parle saint Augustin, la plus éminente des réalités, à savoir : de Dieu. C'est à Dieu seul qu'il est attaché, c'est vers Dieu seul que tend la vraie pauvreté d'es­prit, de Lui seul qu'elle dépend et de rien d'autre. Et c'est là, pour la pauvreté, la plus grande noblesse : être attachée à Dieu et à rien de plus, se sentir dé­barrassée et libre, autant qu'il est possible de l'être de toutes les réalités inférieures !

3. D'aucuns prétendent que la pauvreté d'esprit la plus haute, la plus vraie, la plus pure aurait lieu quand l'homme serait devenu ce qu'il était quand il n'était pas encore. En cet état, disent-ils, il ne comprenait rien, il n'avait aucune volonté ; il était comme Dieu avec Dieu. — Pour que ce fut vrai, il faudrait que ce fut possible. Or l'homme, comme être créé, a néces­sairement une intelligence, une volonté : il faut qu'il connaisse Dieu et qu'il l'aime. Toute sa félicité vient de là, ainsi que l'affirme saint Jean, le disciple bien-aimé : « La vie éternelle, c'est qu'ils vous connaissent vous le seul vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17, 3) [2].

 4. Dès lors, puisque l'homme doit connaître et aimer Dieu, comment peut-il avoir cette pauvreté d'esprit dans cette connaissance et cet amour ? A cela je réponds qu'il peut l'avoir s'il connait Dieu par Dieu, s'il le connait et l'aime à cause de Lui, si cette 28 connaissance et cet amour ne sont dirigés que vers Lui. Il n'y a que cette connaissance et cet amour qui rendent heureux et qui procurent la vie éternelle. Connaître Dieu par les images, les formes et les repré­sentations qui nous viennent des sens, ne donne au­cun bonheur, car ce ne serait qu'une connaissance naturelle, un amour naturel, et cela ne suffit pas au vrai pauvre d'esprit ; c'est de cela même qu'il doit être pauvre s'il veut être heureux et mériter vérita­blement son titre de pauvre.

§1. Indépendance des réalités sensibles et même spirituelles

5. Mais voici qu'une question se pose : si la repré­sentation rationnelle en formes et en images fournie à l'homme par les sens loin de procurer à celui-ci la félicité, devient un obstacle à cette félicité et à la vraie pauvreté d'esprit, s'il doit en être dégagé et dé­pourvu, pourquoi ces images lui sont-elles données? à quoi lui sert le don de discernement par les sens ? — Je réponds : aussi longtemps que la multiplicité ou la variété fait impression sur l'homme, aussi longtemps qu'il y est soumis, il a besoin, il ne peut se passer de ce discernement rationnel et par ima­ges : c'est le moyen pour lui d'arriver à un état plus élevé. Mais dès qu'il a pu s'abstraire de ces réalités multiples et diverses pour se livrer à l'unité et à la simplicité, dès qu'il est sorti de lui-même et parvenu ainsi à la vraie pauvreté d'esprit, il doit immédiatement renoncer à tout discernement par images; il doit être libre et pur de tout et entrer, vraiment un dans l’Un. Tant qu'il demeure attaché à des formes et à des images, à des représentations et au discerne­ment par les sens, il est encore faible, fragile et éloi­gné de la vraie pauvreté d'esprit.[3]

Cependant le discernement par des formes et par des images, la perception sensible des réalités est né­cessaire à l'homme naturel s'il veut et s'il doit appren­dre quelque chose : il vit dans le temps, il est donc obligé d'opérer avec le temps, dans sa vie extérieure, et de tenir compte de sa condition, de ses rapports temporels ; il ne faut pas qu'il reste inactif et pares­seux ; son devoir, au contraire, est de faire tous ses efforts pour mettre en relation et en harmonie l'homme extérieur avec l'homme intérieur : le don de discernement rationnel lui sert à tort cela. Il lui est utile encore et même nécessaire pour résister aux pensées nuisibles et mauvaises qui se présentent si souvent à nous et dont nous devons nous écarter pour préserver notre âme de toute souillure et de tout pé­ché [4]. Toutefois, la vraie perfection, la vraie et pure pauvreté d'esprit n'a pas besoin des impressions et des enseignements des sens : elle ne s'acquiert pas par la nature, mais par Dieu et avec Dieu : sa connaissance et son amour ont uniquement Dieu pour objet. Voilà pourquoi elle est une essence pure et simple, une unité séparée de toute créature et de toute diversité.

6. L'homme parfait ne doit pas seulement être libre de toute connaissance et de tout amour des réalités naturelles et sensibles ; s'il veut parvenir à l'union la plus intime avec Dieu, il faut encore qu'il s'élève au-dessus de la grâce elle-même et des vertus. La grâce en effet ainsi que les vertus sont d'une nature créée. Qu'est-ce que la grâce : une lumière que Dieu opère, crée et infuse dans l'âme, et au moyen de laquelle cette âme est attirée du corporel vers le spirituel, du temporel et du passager vers l'éternel, de la diversité au simple et à l'un. Mais, une fois que cette âme éclairée par la grâce a dépassé le temps, tout ce qui est soumis à la durée et à la multiplicité, une fois qu'elle s'est détachée de tout pour s'unir complètement à l'un, alors, c'est l'esprit pur qui agit et qui se tient dans l'éternité ; alors la grâce est remplacée par Dieu même : l'âme n'est plus conduite par le moyen de la grâce qui est de nature créée, c'est Dieu lui-même qui l'attire, qui la conduit immédiatement de Lui en Lui, selon cette parole de saint Augustin. « O Dieu, qui me donnera un autre vous-même pour que j'aille de vous en vous ? » A ce point de vue donc, l'âme est pauvre de la grâce, parce qu'elle est au-dessus de la grâce, transportée par Dieu en Dieu.[5]

  7. Pour que l'homme tende sérieusement à la vraie perfection, il faut, de plus, qu'il soit détaché des vertus. A ne considérer que les oeuvres, les vertus sont naturelles; elles sont divines par l'intention qui les dirige. C'est donc par une intention toute pure, c'est-à-dire uniquement pour Dieu que l'homme doit agir. Ce que Dieu en effet estime et aime dans la vertu, ce n'est pas l'œuvre mais l'intention. Par l'intention, la vertu cesse d'être quelque chose de naturel pour devenir une chose surnaturelle et divine. C'est ainsi que toute opération tire son prix de sa fin. Or, la fin de l'homme étant Dieu et Dieu seul, on comprend que la pauvreté ou le détachement puisse s'étendre jusqu'à la vertu[6] .

  µL'homme parfait doit encore être détaché de la vertu sous un autre rapport. Voici comment. Il faut qu'il soit devenu si habile, si expert dans toutes les vertus, à leur plus haut degré de perfection, qu'il n'ait plus à y penser, en aucune manière, pour en faire les actes ; il faut qu'il opère vertueusement, non pas une fois en passant, mais en quelque sorte par essence; non pas en se multipliant, mais dans une parfaite unité. Alors, la vertu n'est plus naturelle, mais divine. Et de même que Dieu contient toutes choses en Lui, ainsi l'homme complètement pauvre contient toutes les vertus dans l'unité de l'amour, car c'est dans l'amour qu'il exerce toutes les vertus. C'est ainsi que la vertu devient essentielle et qu'elle se concilie très bien avec la vraie pauvreté d'esprit. Que dis-je ? l'homme ne pourra jamais arriver à la pauvreté parfaite si toutes les vertus ne deviennent son essence même.

  8. Or, l'homme est transformé en la substance de la vertu, quand il est libre de toutes choses accidentelles, et il est libre de toutes choses accidentelles quand l'amour de Dieu l'a dépouillé de tout ce qui est passager, quand, intérieurement et extérieurement, il se trouve libre, débarrassé, dégagé de tout, ne pratiquant plus la vertu avec contention et effort,

 mais simplement, avec le très pur désir de s'abandonner à Dieu et de se renoncer lui-même jusque dans la vertu. Mais ce détachement n'est pas possible à l'homme qui n'est pas encore débarrassé de tout ce qui est extérieur et accidentel. Tant que l'amour divin ne l'a pas encore placé au-dessus de toutes les contingences, il n'a pas, il ne peut pas avoir la vertu dans son essence ; il n'agit que par accident, car ce qui est maintenant pour ne plus être l'instant d'après est accidentel C'est ainsi que cet homme agit vertueusement selon le temps, l'occasion, l'envie ou le besoin qui se présentent ou ne se présentent pas, tandis que le pauvre d'esprit, lui, agit toujours de même ; la 36 vertu est indestructible en lui, comme sa substance elle-même, voilà pourquoi nous l'appelons une vertu essentielle, parce qu'elle s'est transformée en sa pro­pre essence.

9. Par conséquent, quiconque a une vertu dans son essence et sa perfection les a toutes, car tout ce que cet homme peut accomplir extérieurement et intérieurement aboutit à une vertu parfaite. En diri­geant toutes ses activités, toutes ses actions vers une seule et même vertu, il acquiert l'essence de cette vertu, et par là, il attire à lui toutes les autres et les fait essentiellement siennes. Si, au contraire, tous ses efforts, toutes ses puissances ne tendent pas à la vertu qu'il veut acquérir, il ne saurait en obtenir l'essence, et dès lors aucune autre ne lui deviendra propre, parce qu'il est lui-même en opposition avec l'essence de la vertu[7] .

2. Indépendance des biens matériels de ce monde

10. Cependant notre perfection ne consiste pas seu­lement dans la liberté et le détachement de l'homme 38 intérieur, elle consiste encore dans la pauvreté exté­rieure, car on n'est pas seulement homme quant à l'âme, mais aussi quant au corps. Voilà pourquoi il ne suffit pas d'être libre et détaché par le dedans, il faut l'être aussi, autant que possible, par le dehors. Quand, extérieurement et intérieurement un homme 39 s'applique de toutes ses forces à la vertu de pauvreté, dans laquelle consiste la perfection, alors seulement cet homme peut devenir parfait. Mais, dès lors qu'il est mort à tout ce qui, intérieurement et extérieu­rement, est de ce monde, à toute créature, dès lors qu'il n'est plus attaché à rien, la moindre atteinte ne sera pas portée à la noblesse et à la pureté de sa pauvreté si, extérieurement, quelque bien temporel lui échoit en partage et s'il reçoit quelque don de la part des créatures, car enfin, il est libre de tout cela quant à l'inclination de son cœur ; tout ce qui lui revient ainsi, tout ce qu'il reçoit sans qu'il y puisse rien, il le considère, ce qui est la réalité, comme un don de Dieu, dont la volonté, en tout, poursuit notre plus grand bien, dans l'amour comme dans la peine, dans l'amertume comme dans la douceur. Quand un homme en effet est détaché de tout pour ne penser qu'à Dieu, il est impossible que le Seigneur infini­ment bon ne vienne pas au devant de lui, avec tout ce qui peut contribuer à son bien soit corporel, soit spirituel, et alors, cet homme devra tout accepter de la main divine, car c'est vraiment de Dieu et non des créatures que tout lui arrive [8]. 40

11. Mais que devra faire l'homme parfait quand les biens temporels lui sont accordés à l'excès ? Qu'il les accepte de manière à ne pas manquer à sa pau­vreté, c'est-à-dire qu'il ne s'y attache point, qu'il ne s'estime pas plus riche par les dons plus ou moins grands qui lui ont été faits, car c'est Dieu seul et non le bien temporel qui fait toute sa richesse.

Mais doit-il accepter toujours ce qu'on lui donne ? Qu'il considère d'abord quel est celui qui offre. Est-ce un pauvre lui-même, un de ces hommes dépour­vus des biens de ce monde, mais tellement riches en amour qu'ils éprouvent le besoin de tout donner ? Ou bien est-ce quelqu'un qui veut lui faire un don par affection naturelle ? Dans l'un et l'autre cas, sur­tout dans le dernier, n'acceptez rien. Laissez votre donateur faire de son bien l'usage qu'il voudra, quant à vous, restez libre. Mais voici une personne riche en biens temporels et pauvre en amour : elle vous donne cependant en vue de Dieu : acceptez ce qu'elle vous offre, prenez ce dont vous avez besoin et distri­buez vous-même le reste à d'autres. Accepter dans ce cas, n'est pas s'attacher au bien, c'est y voir l'œuvre, le don et la volonté de Dieu.

12. Mais si l'on ne vous donne que peu, vous pou­vez user du tout pour subvenir à votre besoin. Quand on vous donne, acceptez ; quand on vous refuse, 42 supportez patiemment. Il vaut mieux souvent se trouver dans le besoin que de posséder. L'on apprend mieux à se connaître lorsqu'on manque de tout que lorsqu'on a le nécessaire. Le besoin nous rend aptes à recevoir les biens éternels. La maladie donne souvent les forces spirituelles qui sont préférables aux forces physiques. Ecoutez ce que dit Saint Paul : « C'est dans la faiblesse que la force s'établit »(2 Cor. xii. 9).

   13. Ne vous adressez pas aux riches : il leur manque d'ordinaire la vraie charité et la fidélité [9]. En voici la preuve : Les pauvres et les riches sont inégaux. Or, vous le savez, il n'y a d'amour qu'entre égaux. Il n'existe donc pas de véritable amour entre les riches et les pauvres, car il manque aux premiers la source d'où jaillissent l'amour et le dévouement véritables. Le riche presque toujours donne pour quelque intérêt. Par l'aumône, il voudrait gagner le 44 ciel ou éloigner de lui les peines de l'enfer. Or, cet espoir et cette crainte ne sont certes pas les signes de l'amour et du dévouement véritables. Les riches n'aiment qu'eux-mêmes, et s'ils croyaient pouvoir aller au ciel sans le pauvre, volontiers ils n'auraient que peu de rapports avec lui, et le moins de bienveillance possible. Aussi ne font-ils que peu de chose pour le pauvre ; ils ne parviennent pas à s'élever jusqu'au don parfait, comme le demande la vraie charité, et s'ils donnent beaucoup c'est parce qu'ils sont contraints et forcés par la nécessité. En outre, le pauvre, lui, est détaché de toutes les créatures, le riche au contraire y adhère encore. Comment, étant si différents l'un de l'autre, pourraient-ils avoir l'un pour l'autre un véritable amour ? Qu'est-ce donc que la vraie charité, sinon un détachement complet de soi- même et des créatures ? Or, le riche ne tient à rien tant qu'à soi-même et aux créatures, comment serait-il capable du véritable amour ? Ajoutez que la vraie charité est toute spirituelle, puisqu'elle procède du Saint-Esprit : le riche au contraire est tout terrestre, comment pourrait-il avoir la charité spirituelle ? Enfin le vrai pauvre n'est pas connu des riches ; il ne peut, par conséquent, en être aimé, car ces deux choses, connaître et aimer se suivent, comme l'effet suit la cause, selon la parole de saint Augustin : « On peut bien aimer ce que l'on voit ; mais nul ne saurait aimer ce qu'il ne connaît pas [10]. 46

CHAPITRE II LA PAUVRETÉ D'ESPRIT NOUS REND SEMBLABLES A DIEU DANS SA LIBERTÉ

   14. La pauvreté d'esprit est une ressemblance avec Dieu, non seulement parce qu'elle est, comme Lui, un être indépendant de toute créature, mais elle lui ressemble encore parce que, comme Dieu, elle est une force libre, indomptée et ne pouvant être vaincue par personne. Sa noblesse et sa dignité viennent de sa pleine liberté. L'esprit perd sa liberté et gémit sous un lourd fardeau, toutes les fois qu'il se charge des choses terrestres et fragiles. N'est-ce pas là en effet un lourd fardeau qui rend l'esprit aveugle et débile, qui lui enlève toute sa force et toute sa vertu ? Qu'il y renonce donc, qu'il rejette bien loin de lui tout fardeau terrestre, s'il veut être noble et libre, car, seule, la pauvreté est libre de tout ; seule, par conséquent, elle est la véritable grandeur de l'âme ; seule, la vraie liberté.

   15. Cette liberté est un complet détachement, un entier dépouillement de tout : elle s'étend jusqu'à l'éternité. Sans doute, l'être qui ne dépend de rien, qui n'a besoin de rien, est propre à Dieu et à Dieu seul ; cependant, la pauvreté, elle aussi, est un être séparé et dégagé de toute créature ; voilà pourquoi c'est aussi une vraie liberté. Un esprit libre a renoncé à tout ce qui est périssable et créé, il est entré dans le bien incréé, qui est Dieu ; il fait, d'un bond, la conquête de ce que Jésus-Christ déclarait ne pouvoir être obtenu que par la violence : « Le royaume des cieux souffre violence, disait-il, et les forts seuls l'emportent » (Matth., xi, 12). Or, pour l'esprit, le royaume des cieux, c'est Dieu: et quand l'esprit renonce à tout pour s'attacher uniquement à Dieu il le gagne par force. Dieu ne veut pas, Il ne peut pas se soustraire à cet esprit; Il veut et Il doit se donner à lui, car il est de sa nature de s'unir à l'esprit qui est prêt à le recevoir. Dès lors, celui-ci devient indifférent a toutes choses : amour ou peine, louange ou blâme, indigence ou richesse, bien-être ou souffrance, amis ou ennemis, rien n'est capable de l'attirer, rien ne peut le séparer de Dieu, rien ne saurait s'interposer entre son Dieu et lui, suivant la parole de saint Paul : « Qui pourra nous séparer de la charité du Christ » (Rom., viii, 35). Il rapporte tout à Dieu ; il traverse librement toutes choses pour arriver jusqu'à sa source première ; il acquiert l'essence de la vertu : rien ne le retient, rien, si ce n'est la vertu, la vertu la plus pure et la plus sublime ; et ceci n'est pas un lien, c'est l'épanouissement et l'effet même de la liberté, qui n'est jamais plus véritablement libre que lorsqu'elle est capable d'opérer ce qu'il y a de plus élevé et de meilleur, laissant bien loin derrière elle tout ce qui est mauvais, car il n'y a pas de liberté dans le péché : le péché n'est qu'une servitude et un esclavage, suivant le mot de saint Paul : « Celui qui com‑48-met le péché est esclave du péché. Ce n'est plus un homme libre », (Rom., viii, 16 ; Jean, viii, 34). La vraie liberté est si noble et si sublime, que personne ne peut la donner, si ce n'est Dieu le Père ; c'est, en effet, une force qui découle immédiatement de Dieu dans l'âme. Il n'y a que Dieu qui puisse donner à cette âme la puissance de tout faire : « Je puis tout en celui qui me fortifie », disait saint Paul (Phil., iv, 13).

  16. Une âme qui rentre en elle-même et qui réfléchit sur elle-même considère avec soin ce qu'elle a été, ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas. Ce qu'elle a été ? Hélas ! pécheresse et remplie de faiblesse, longtemps elle fut souillée par le péché, étrangère à Dieu et à elle-même, sans vertu et sans grâce. Elle le reconnaît maintenant avec une amère contrition et une confusion profonde ; et ce repentir, cette amertume, ce brisement et ce dégoût d'elle-même la lavent et la purifient ; et de cette purification jaillit une lumière, un rayon resplendissant qui lui découvre toute vérité ; et l'Esprit-Saint donne encore un éclat plus puissant à cette lumière ; Il réchauffe, Il fait bouillonner l'âme, Il la rend toute de feu, Il la plonge dans la connaissance de la vérité. Cette vérité lui est dévoilée de manière à ne plus lui échapper, de manière que l'âme elle-même s'y attache irrésistiblement, et qu'elle ne retombe plus dans ses anciens errements. Il la plonge, vous dis-je, par force et cependant librement dans toute Vérité, et quand l'âme est descendue profondément, quand la Vérité s'est emparée d'elle, quand elle en est pénétrée de part en part, alors, vraiment, elle commence à goûter le doux fruit de la liberté ; alors, la Vérité lui paraît si délicieuse et si consolante, qu'elle renonce à tout et à tous pour se donner entièrement à elle ; alors, elle renonce à la liberté de sa volonté propre pour pénétrer dans la vraie pauvreté.

  Or, quand l'âme est ainsi sortie d'elle-même, quand elle a renoncé à sa volonté propre, Dieu s'empare de cette volonté et la remplace par la sienne. Il lui donne la liberté parfaite et ne fait plus qu'un avec elle, selon la parole de l'Apôtre : « Celui qui adhère au Seigneur devient un seul esprit avec Lui » (1 Cor., vi, 17). Ce renoncement à la volonté propre a donné à celle-ci sa vraie noblesse, sa vraie grandeur et sa sublimité. Loin de s'abaisser par là au rôle d'esclave, elle devient, au contraire, libre, plus parfaitement libre que si ce renoncement n'avait jamais eu lieu. Tout objet, n'est-il pas vrai ? devient plus noble et plus parfait en se rapprochant de son origine. Si donc la volonté est unie au Très-Haut, à sa source première, à la plus haute liberté, qu'y a-t-il de plus noble et de plus libre ? Non, il n'y a pas de volonté libre comparable à celle-là ! Dans cette union, en effet, de l'esprit humain avec l'esprit de Dieu, l'âme opère avec le Tout-Puissant, d'une façon toute puissante, en pleine liberté, car, dit saint Paul, « Là où est l'esprit, là est la liberté » (2 Cor., iii, 17). Comprenez-vous maintenant que la vraie pauvreté d'esprit est la véritable ressemblance avec Dieu, puisqu'elle peut tout avec Dieu ?

§1. L'obéissance ne s'oppose pas à la liberté [11]

17. Une difficulté pourrait se présenter ici sous la forme de la question suivante : L'homme qui a re­noncé à sa propre volonté, ne perd-il pas sa liberté en faisant le voeu d'obéir à un autre ? — Je réponds que l'homme peut et même doit se soumettre à un autre sous quatre rapports différents. l° L'ignorant d'abord doit s'abandonner à son maître. 2° Celui qui n'est pas encore mort au péché et à ses défauts, qui hésite entre le vice et la vertu a besoin, pour deve­nir meilleur d'un guide spirituel auquel il se sou­mette. 3° Un homme même qui serait vraiment mort 52 au péché, qui verrait clairement dans son intérieur ou qui serait arrivé à la connaissance de la vérité, ne devrait pas encore s'enorgueillir, mais il est tenu de se regarder, en toute humilité, comme un pécheur. Par conséquent, s'il a conscience de sa bassesse, il sentira le besoin de se soumettre à un autre en qui il aura plus de confiance qu'en lui-même. 4° Enfin, Il y a une obligation d'obéir aux lois et aux prescrip­tions de l'Eglise et on doit s'y soumettre de bon cœur.

18. Cependant, l'homme véritablement parfait, le vrai pauvre d'esprit, complètement détaché de lui- même et de toutes choses, ne se trouve pas, à pro-(54)-prement parler. dans les conditions que nous venons de signaler.

   1° Et d'abord, il ne peut pas être compté parmi les ignorants et les hommes sans expérience dont nous avons fait mention. Etant détaché et pauvre, il est également pur ; or, là où est la pureté, là est aussi la lumière, et la lumiere fait éclater tout ce qui est inconnu test caché. La vraie pauvreté d'esprit est une lumière pure, et, en elle, 1'homme aperçoit et reconnaît toute vérité : il n'a donc pas besoin de chercher ailleurs ce qu'il a déjà en lui-même. Que dis-je ? En cherchant au dehors il s'expose à s'éloi‑-56-gner de son centre, à se voir attiré par la variété et la multiplicité des êtres, et à troubler ainsi, ou même à perdre les biens immédiats qu'il possède. En rentrant, au contraire, en lui-même et en y restant, il trouve pleine et entière satisfaction, car il a renoncé à toute attache à sa personne aussi bien qu'aux créatures, pour se fixer en Dieu. Or, celui qui s'est donné à Dieu, comme nous l'avons montré plus haut, possède Dieu, et du moment qu'il est en Dieu, il est également en possession de la vérité ; il peut, par conséquent, se passer de tout le reste.

19. 2° J'ai dit, en second lieu, qu'un homme doit 58 se soumettre à un autre et se placer sous sa direction et sa conduite, pour se rendre capable de mourir entièrement au péché et à ses défauts. Ici encore, ce n'est pas l'état du vrai pauvre d'esprit. Celui-ci, en effet est mort au péché, et il n'a pas besoin d'y mourir une seconde fois. Cependant, il importe de bien distinguer. Il est très vrai qu'avec le temps et petit à petit, on peut arriver à n'avoir plus besoin de mourir au péché, en ce sens qu'on aura pu atteindre un tel degré de perfection que les créatures et les hommes ne trouveront plus rien à mortifier; on se sera tellement détaché (le soi-même et de tout ce qui 60 est créé que tout sera devenu, selon l'expression de saint Paul, « ordure et balayure de la rue » ; mais encore, faut-il convenir que cette mort multiple et variée est tellement secrète et cachée que les hommes ne peuvent guère en juger. Toutefois, ce qui est certain et ce qu'on ne doit pas oublier, c'est que jamais en ce monde l'homme n'arrive à un tel état de mort spirituelle, à une telle perfection de vie que Dieu ne trouve quelque chose encore à mortifier en lui. Par conséquent, l'homme pauvre et détaché de tout se livrera bien à l'action mortifiante de Dieu, mais non à celle de la créature qui ne trouve plus rien à détruire en cette âme. 62

  20. 3° Il n'est pas nécessaire non plus, ni toujours expédient que le pauvre d'esprit se mette sous la direction d'autrui pour acquérir l'humilité dont j'ai parlé plus haut. Il porte en lui la racine de l'humilité, est-il besoin de la faire paraître? Dieu connaît le fond de son coeur, il garde écrite cette parole du Seigneur « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. » Ayez un coeur humble, cela suffit.

  Mais, me direz-vous : suffit-il d'avoir la vertu intérieure, ne faut-il pas encore la manifester au dehors, afin d'édifier et de corriger so:1 prochain ? Ah ! de grâce, commencez par sortir entièrement de vous-64-même, mourez sans réserve à vous-même : vous édi­fierez bien plus ceux qui veulent mourir en Jésus-Christ, vous leur ferez beaucoup plus de bien, vous les conduirez plus efficacement à cette mort que vous ne sauriez le faire par votre influence extérieure.

Sans doute, me répliquez-vous, c'est un grand bonheur que l'homme soit arrivé à l'intuition parfaite de la vérité, et à une victoire complète sur le péché, cependant il aurait tort de se prévaloir de ce triom­phe, comme s'il le devait à ses propres efforts ; dès lors il semblerait préférable et plus sûr de s'en re­mettre et de se confier à un autre? — Assurément, 66 le vrai pauvre d'esprit ne devra jamais se glorifier dans son cœur, ni se laisser aller à une telle pré­somption ; et il ne le fera pas. Il s'en rapporte à Dieu, mais non à soi-même ou à un autre homme. Car, s'il possède la vérité ou la vraie perfection, il de­meure convaincu que ce ne peut être qu'un don de Dieu, qui seul est capable de la donner : l'homme ne le peut pas. Cependant, le pauvre d'esprit se gardera bien de mépriser les autres, de les avoir en moindre estime ou de se défier d'eux. II se considère toujours comme le dernier de tous ; il met les autres bien au-dessus de lui-même ; mais, invariablement et tou‑68-jours, c'est Dieu qu'il place au premier rang. Jamais il n'aura confiance en un autre comme en Dieu, jamais il n'estimera quelqu'un à l'égal de Dieu.

21. 4° Enfin, le véritable parfait, le vrai pauvre d'esprit, tout en ne voulant en aucune manière se soustraire à la sainte Eglise, ou se mettre en opposition avec ses lois et ses ordonnances, n'est cependant pas, comme tel, assujetti quant à l'extérieur à toutes les prescriptions de l'Eglise, comme le sont les autres. Ceux-ci sont encore esclaves d'eux-mêmes, ils vivent dans le péché, tantôt victorieux, tantôt vaincus dans la lutte qu'ils ont à soutenir; le pauvre d'esprit, lui, 70 a déjà accompli intérieurement, quant à l'esprit et à l'essence, ce que l'Eglise prescrit de faire d'une ma­nière extérieure. Il est déjà arrivé au but où l'Eglise veut amener ses enfants par ses commandements, ses lois et ses ordonnances. Que cherche-t-elle, en effet, sinon de faire haïr le péché et acquérir la vertu? Or, le pauvre a déjà renoncé au péché et il est en possession de la vertu. Il a donc atteint le but et la fin que l'Eglise se propose. Cela ne veut pas dire qu'il ne doive accomplir dans la suite, avec toute la sim­plicité de son cœur, ce que la loi de l'Eglise ordonne, autant du moins qu'il pourra le faire et qu'il s'y trou-72-vera obligé. Ce qu'il omet et ne peut accomplir, ii se gardera bien de le mépriser ; il ne le considérera pas comme mauvais ; bien au contraire, car il sait que tout ce qu'exige l'ordre chrétien est toujours bon. Et c'est ainsi que le vrai pauvre d'esprit, tout en obéissant à l'Eglise et en lui étant très dévoué, con­servera complètement sa liberté d'esprit.

22. Mais enfin, me demandera-t-on, que devient la liberté d'esprit dans les pauvres qui vivent en com­munauté, obligés d'obéir à d'autres? Il semble bien que cette liberté doive en souffrir? Je réponds : Cette soumission, cet abandon à d'autres peut se pro­duire pour trois motifs. 74

1°D'abord à cause des besoins temporels. Le pauvre mange son pain pour subvenir au service de Dieu ou à celui de son frère. A-t-il satisfait à ce besoin ? qu'il se donne entièrement à Dieu, qu'il s'aban­donne complètement à Lui, qu'il surveille attentive- ruent son intérieur, ouvrant son cœur tout large, afin que Dieu puisse y agir sans obstacle. Dieu lui-même présent dans son intérieur recevra et consumera en quelque sorte la nourriture prise par l'homme et en ennoblira la force. Mais le pauvre ne devra gêner en rien l'action divine, car autrement il perdrait sa vraie liberté et se trouverait lié. C'est en Dieu en effet que le pauvre doit vivre de l'aumône. Quiconque en use différemment en la consacrant, par exemple, à des œuvres extérieures sans se souvenir de Dieu ou en restant oisif, pèche contre l'aumône; il abuse des dons qu'il reçoit et ne vit pas en vrai pauvre.

Ainsi donc, répliquez-vous, le pauvre devra tou­jours être intérieur et ne jamais s'occuper d'œuvres extérieures, d'ouvrages nanuels, etc. ? Par consé­quent, le travail est contraire à la pauvreté et à la liberté d'esprit ? - Je réponds : Le vrai pauvre d'es­prit ne doit rien à personne qu'à Dieu seul. Or, ce qu'il doit à Dieu, c'est de se tenir toujours prêt à l'ac­tion que Dieu voudra exercer sur lui. c'est d'être disposé à abandonner toute occupation extérieure, sans égard pour l'ordre reçu de l’homme, c'est de rester ainsi, aussi longtemps que le corps pourra 76 soutenir cette action intérieure de l'esprit. Quand ses forces n'y suffiront plus et que l'esprit sera, pour ainsi dire, fatigué, alors il pourra reprendre une occupation de charité extérieure, celle qui se trou­vera à sa portée.

2° Le second motif qui porte le pauvre d'esprit à se soumettre à autrui, c'est sa propre vertu ou celle de ses frères. Il peut se proposer son avantage per­sonneI pour trois raisons. Je suppose d'abord que son corps soit faible et malade et que par suite de cette infirmité il se sente incapable d'un sérieux retour sur lui-même, d'un vrai recueillement. Dans ce cas il peut se livrer à une occupation extérieure de cha­rité. Je suppose, en second lieu, qu'il n'ait pas encore acquis toutes les vertus extérieures ; c'est un devoir pour lui de s'y exercer jusqu'à ce que toutes les ver­tus se soient développées en lui en un tout complet, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'elles soient passées en sa propre substance. Enfin, je suppose qu'il ait à don­ner le bon exemple à son frère: il devra se consti­tuer comme un vrai modèle dans la pratique de tou­tes les œuvres de charité. Qu'il fasse tout dans un véritable et pur esprit de charité. Dès lors, cette occu­pation loin de nuire à sa liberté d'esprit ne fera que la rendre plus parfaite.

Le pauvre d'esprit doit encore s'exercer aux œuvres de charité à cause de son frère et ne pas craindre d'être gêné par là dans sa liberté d'esprit. Votre frère a-t-il besoin d'être exhorté et instruit dans la vertu ? N'y a-t-il personne pour lui rendre ce service ? C'est à vous de lui venir en aide. Sortez de la retraite de votre cœur, seriez-vous, à ce moment, sur le point de vous élever à la plus sublime contemplation : vous manqueriez, en ne le faisant pas. Vous avez pour cela le magnifique exemple de votre divin Maître qui pra­tiquait la charité envers ses disciples et envers beau­coup d'autres. Vous ne pouvez refuser d'imiter ce modèle. C'est aux œuvres de charité que le Seigneur promet la vie éternelle, et Il les demande à chacun. La liberté et le renoncement ne consistent pas à être dépourvu de vertu, c'est au contraire la pratique des vertus exigées de vous qui procure la liberté. Quand vous aurez accompli toutes ces œuvres prescrites, alors seulement vous entrerez librement dans votre intérieur pour y goûter le bienfait de la paix que donne la charité.

3. En troisième lieu, le pauvre d'esprit doit s'exer­cer aux œuvres de charité, si Dieu l'y engage d'une façon particulière. Il ne doit pas résister à l'Esprit du Seigneur : il faut qu'il se soumette et se résigne à tout ce que Dieu demandera de lui.

§ 2. La vraie charité envers le prochain ne s'oppose pas à la liberté

23. Voyez cependant quel est l'esprit qui vous porte à l'accomplissement de telle ou telle œuvre de cha­rité. Est-ce l'esprit du mal, est-ce votre propre esprit ou est-ce l'Esprit de Dieu ? C'est par leurs effets que vous les reconnaîtrez.

1. Si vous êtes tenté de sortir de votre intérieur et attiré vers des gens riches, sans que la vertu réclame 78 votre présence auprès d'eux ou ait rien à y gagner; si vous cherchez dans leur société un passe-temps, ou si vous allez chez eux pour faire bonne chère, sous prétexte, dites-vous, que votre nature a besoin de se réconforter pour pouvoir mieux servir Dieu, vous vous trompez vous-même. Votre regard vers Dieu sera troublé ; vous vous trouverez distrait ; et comme il vous sera pénible et difficile ensuite de reprendre le chemin de votre cœur ! Soyez-en convaincu, c'est l'esprit infernal, c'est votre propre sens qui vous a poussé à agir. Croiriez-vous, par hasard, que le royaume des cieux consiste à manger et à boire ? Saint Paul en parle tout autrement, « Le royaume des cieux, dit-il, réside dans la paix, dans la joie et la justice » (Rom. xiv, 17).

 C'est également l'esprit du mal qui vous guide quand vous prodiguez auprès des riches, dans des festins somptueux, dans des fêtes que vous leur don­nez, le bien qui appartient aux pauvres et aux indi­gents. Que cherche-t-on en cela, si ce n'est d'être loué, honoré et invité à son tour ? Et vous ne pensez pas, hélas ! que vous négligez ainsi la vertu et que vous perdez la récompense que vous auriez dû atten­dre de Dieu, car vous oubliez complètement ce que dit Jésus-Christ : « Quand vous donnez un repas ou un festin, n'invitez pas vos amis et les riches, mais conviez-y les pauvres, les malades, les boiteux et les aveugles » (Saint Luc, xiv, 12. 13). N'attendez pas votre récom­pense dans ce monde, mais au ciel.

Cependant, je suppose que vous êtes rentré en vous-même. Dieu voudrait agir en vous par sa présence et par sa grâce : mais il vous semble que vous êtes trop faible pour soutenir, en ce moment, l'action divine, et alors, vous vous tournez, plus tôt que vous ne devriez, vers des œuvres de charité inutiles, cherchant en elles la satisfaction de vos sens ; eh ! bien, sachez-le, là encore vous êtes poussé par l'esprit du mal et par votre propre esprit sensuel qui n'aime pas les recueillements trop fréquents et trop pro­longés.

Enfin, c'est encore l'effet du mauvais esprit si une personne s'adonne immodérément et sans aucune nécessité à certaines œuvres et à certaines pratiques extérieures de son choix, par exemple, à des jeûnes exagérés, à des veilles et à des mortifications exces­sives, qui ruinent la santé avant le temps, affaiblis­sent les sens et rendent incapable de l'autre action bien plus excellente que Notre-Seigneur n'aurait pas manqué d'accomplir en cette âme. Voilà pourquoi saint Paul demandait que notre soumission fut raison­nable, rationabile obsequium (Rom. xiv. 1).

24. 2. Les œuvres extérieures de vertu sont natu­relles, c'est-à-dire, inspirées et conduites par la na­ture, quand l'homme en les accomplissant, n'a en vue que sa propre personne : il est en effet dans la nature de s'aimer et de se rechercher soi-même en tout. De même encore on agira naturellement, si on n'exerce sa charité qu'envers ses amis personnels : agir ainsi c'est faire comme les païens et les pécheurs. Il est très naturel enfin que les riches se rendent mutuellement service, car chacun aime son sembla­ble. Voilà pourquoi celui qui veut être vraiment pau‑80-vre d'esprit ne devra pas s'empresser auprès des gens riches : le faire, ce serait montrer bien claire­ment qu'il n'est pas encore détaché de tout et qu'il aime jusqu'à un certain point à se mettre sur un pied d'égalité avec les riches. S'il était complètement pau­vre d'esprit, il ne se donnerait pas tant de mal auprès d'eux et se contenterait de voir quand et comment son intervention lui est demandée par la vertu.

25. 3. Enfin les œuvres extérieures de charité devront être attribuées à l'impulsion du Saint-Esprit, si, en les accomplissant, on ne considère que le besoin de celui à qui l'on vient en aide, et si on lui donne tous ses services avec une égale générosité, qu'il soit ami ou ennemi, bon ou mauvais. Tout ceux en effet qui sont dans le besoin ont droit à notre charité. Ainsi l'ordonne le divin Maître : « Priez, dit-il, pour ceux qui vous persécutent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux. Il fait lever, Lui, son soleil sur les bons et sur les méchants » (Matth. v. 44, 45).

26. Cependant si un homme charitable est en pré­sence de deux indigents qui se trouvent dans un égal besoin, il a le devoir de distinguer celui à qui il fera la charité ; et c'est au bon qu'il devra donner la préférence, parce que celui-ci rapporte tout à Dieu et qu'il le glorifie en tout temps et en toutes choses, ce que ne fait pas le méchant. Dieu, en effet, opère toujours dans une âme pure. Vous devrez donc venir en aide à celui qui est dans ces dispositions, pour lui permettre de mieux soutenir l'action divine s'exer­çant dans son intérieur, tandis que cette action ne peut pas se produire aussi purement du moins dans un cœur mal disposé. N'est-ce pas d'ailleurs à l'homme de bien que toutes choses appartiennent d'abord, autant et plus qú'à celui qui les possède en réalité ? Si donc celui-ci veut payer sa dette de la manière la plus parfaite, c'est aux pauvres bons et vertueux qu'il devra donner la préférence. La prière de recon­naissante affection qui sera faite par un homme pieux en faveur de son bienfaiteur aura plus d'effica­cité que celle de tout autre.

27. I1 importe, de plus, d'observer un ordre con­venable dans l'accomplissement des œuvres de cha­rité extérieure, tant au point de vue du temps ou nous devons les faire, qu'au point de vue des dispo­sitions que nous devons y apporter.

Pour ce qui regarde le temps, la matinée doit être consacrée à notre intérieur, aux soins que réclame notre âme. A moins d'un besoin urgent, il faudra donc, le moins possible, s'occuper en cette partie de la journée d'œuvres extérieures, car c'est le moment où le cœur est plus libre et peut plus facilement qu'à d'autres heures, s'élever vers Dieu. L'après-midi est le temps le plus convenable pour vaquer aux œuvres de charité. La soirée appartient encore à Dieu. Tel doit être notre ordre du jour.

Par rapport à nous-mêmes, voici la règle que nous suivrons : Lorsque nous sentirons notre cœur bien disposé pour s'élever à Dieu, c'est à Lui que nous irons, car c'est le Seigneur lui-même qui en ce moment nous détourne de l'extérieur pour nous atti­rer à Lui. Il veut alors opérer dans notre intérieur : 82 prêtons-nous à son action sainte et mettons de côté toute préoccupation extérieure, à moins qu'un besoin urgent ne nous appelle. Nous apercevons-nous que Dieu n'opère plus en nous et que l'œuvre  intérieure est finie, allons aussitôt, conformément à notre devoir, vers ce que la charité réclame de nous au dehors, et ce que nous ferons alors sera vraiment une œuvre divine.

D'une manière générale nous ferons œuvre divine toutes les fois qu'en agissant nous ne considérerons que Dieu et l'utilité du prochain, toutes les fois que nous n'aurons en vue que la gloire de Dieu, nullement la recherche propre, la satisfaction de la nature ou tout autre motif. En accomplissant ces œuvres divines de charité, l'homme parfait, le vrai pauvre d'esprit, s'élève, librement, au-dessus de toute autre œuvre dont le mobile serait le démon, ou l'esprit propre et sensuel. C'est ainsi encore que la vraie pau­vreté est une énergie, une force libre.

3. Liberté ordonnée et liberté déréglée

28. Puisque nous avons parlé jusqu'ici de la liberté de l'esprit il ne sera pas hors de propos de rechercher comment elle doit être ordonnée pour être divine et comment elle devient désordonnée et déréglée, en opposition avec Dieu et, par suite, nuisible.

La vraie liberté qui vient de Dieu et rapporte tout à Dieu, procède d'une sincère humilité et conduit à l'humilité, à la patience, à toutes les vertus pour s'achever en Dieu qui est le terme final. L'homme vraiment libre, pauvre et rempli de Dieu, peut être assailli par le monde et par le démon ; on peut le haïr, le tourmenter, et le persécuter, tout cela ne produit en lui qu'une plus grande patience et une plus profonde humilité ; il se sent attiré plus intimement vers Dieu, il se donne à lui, avec tout ce qu'il est et tout ce qu'il possède, avec une générosité plus sincère et plus complète. Se taire, souffrir, supporter, remer­cier Dieu, voilà en lui les effets de la souffrance et de la persécution. — Au contraire, la liberté mal ordon­née et non divine procède de l'orgueil, aboutit à l'orgueil, à la colère, à l'arrogance et à tous les autres défauts. Est-elle attaquée par quelqu'un ? aussitôt, elle jette feu et flamme, elle demande vengeance im­médiate, son audace s'excite, sa haine se traduit en propos offensants : elle insulte et calomnie, elle met plus bas que terre son adversaire ; elle ne peut ni se retenir ni se modérer, il faut que son indignation éclate contre quiconque s'en prend à elle. Ses sorties vindicatives passent à ses yeux pour de la justice ; c'est la justice qu'elle prétend exercer et satisfaire ; elle va jusqu'à s'imaginer qu'en agissant ainsi elle honore Dieu lui-même. C'est là, évidemment, une justice fausse et erronée : l'orgueil en est la source, non l'humilité. La véritable justice connaît la pitié et la miséricorde ; la fausse ne connaît qu'une farou­che amertume : on les distingue à leurs manifesta­tions respectives. L’une se révolte et proteste à grands cris ; l'autre se tait, supporte, s'humilie et s'en remet à Dieu. Ce silence de l'homme qui a la liberté divine, n'est pas cependant, gardez-vous de le croire. l'effet 84 de la crainte : il se tait parce qu'il est convaincu que, dans la circonstance, toute parole serait inutile et vaine. Mais vient-il à savoir que Dieu lui demande de parler ; il le fait sans peur; il est prêt à tout souffrir à tout sacrifier par amour de la vérité. Il n'en est pas ainsi de l'homme conduit par la fausse et injuste liberté. Un ennui, un besoin quelconque pèsent-ils sur lui? Il se laisse abattre ; il devient lâche et ram­pant ; il n'y a pas de bassesse qu'il ne fasse pour sau­ver un brin de sa vie et se débarrasser de ses peines.

29. Cependant, il n'est pas rare qu'un homme guidé par la liberté venant de Dieu soit mal jugé. On le prend pour un indiscipliné : sa liberté est regardée comme fausse, sous prétexte que parfois on lui de­mande de poser tel acte bon en soi et qu'il ne fait pas. Et il ne le fait pas parce qu'il sait, dans la circonstance, que cet acte n'est pas bon pour lui. Il s'applique à ce qu'il considère comme meilleur et cela lui suffit. Cette conduite parait mauvaise à certains, et cependant elle est sainte. Par contre, on approuvera parfois un homme qui use d'une fausse liberté pour omettre une chose vraiment bonne et dont l'exécution s'impo­sait , on regardera comme une noblesse la liberté qu'il a prise, encore que celle-ci soit mauvaise et injuste. Là où il y a nécessité et besoins réels, le devoir et la vertu demandent qu'on agisse : en dehors de là, vous êtes libre de vous abstenir.

30. La liberté désordonnée peut être de deux sor­tes : corporelle ou spirituelle. 1° La première a sa source dans les biens temporels, la considération et la puissance, les honneurs et l'amitié. Celui qui possède ces biens se croit plus noble, plus libre que les autres. Mais c'est là une mauvaise liberté qui ne pro­cède pas de Dieu mais de l'orgueil humain. Laissons cette liberté aux gens riches et considérés. Quant à vous, si vous voulez que votre liberté soit vraie, ne vous attachez pas à ces choses. La vraie liberté ne se manifeste que par l'humilité. Voulez-vous préserver votre liberté de toute atteinte ? gardez l'humilité. L'humilité seule est le principe de la vraie liberté ; et la liberté est la force qui écarte les défauts et les vices et nous fait acquérir toutes les vertus. Les biens temporels, les amis de ce monde, la considération et la puissance resteront toujours la grande séduction et l'occasion prochaine du péché, le danger qui nous fait perdre l'attention sur nous-mêmes. Voilà pour­quoi, si vous désirez parvenir à la vraie liberté d'es­prit et vous livrer intérieurement à la vertu, vous devez rejeter tout cela bien loin de vous. Ne dissimu­lez pas vos richesses et les honneurs dont vous jouis­sez sous le manteau d'une dangereuse illusion qui vous ferait dire : « Je puis bien posséder tout cela sans y attacher mon cœur ». Prenez garde : vous êtes trop faible et l'attrait est trop fort pour que vous puis­siez rester fidèle à votre résolution. Remarquez-le bien, l'Evangile parle tout autrement : « Laissez-là..., dit-il, donnez ce que vous possédez ». Prétendriez-vous avoir un jugement meilleur ? C'est votre liberté fausse et désordonnée qui vous fait parler ainsi. Elle vous conduit au péché sans remords et gaiement ; elle se vante de posséder une vertu qu'elle n'a pas ; elle simule la perfection sans avoir le moindre déta‑86-chement d'elle-même et des choses de ce monde.

31. 2°. La seconde espèce de liberté désordonnée est spirituelle, avons-nous dit, parce qu'elle procède de l'esprit, et qu'un grand nombre, hélas ! de ceux qui se croient spirituels en sont les victimes. Elle se ma­nifeste de trois manières. Elle apparait d'abord dans les nouveaux convertis qui commencent à travailler à leur perfection. Un homme qui jusque là a péché, rompt avec ses habitudes vicieuses ; il se tourne vers Dieu, il fait pénitence au point de châtier dure­ment son corps ; il règle sa vie extérieure conformé­ment à la vertu ; mais il oublie et néglige son inté­rieur ; il demeure inattentif et indifférent à l'action de Dieu dans son cœur, et n'a de soin que pour les pratiques extérieures. Une telle façon d'agir ne peut le conduire à la connaissance de lui-même, car enfin on ne se connaît qu'autant qu'on se recueille. — Ceux qui en sont là ne parviennent pas davantage à la con­naissance de la vérité. Ils sont et restent aveugles, toujours contents d'eux-mêmes; ils font, en quelque sorte, la somme de toutes leurs œuvres de pénitence, de tous leurs exercices extérieurs, et la vue de tant d'actes leur persuade qu'ils sont bons et justes, qu'ils n'ont nul besoin des avis et de la direction d'autrui. Aussi bien, disent-ils, les autres n'ont pas fait péni­tence autant qu'eux. Les voilà donc libres, pensent- ils, d'autant qu'ils se croient les meilleurs et les plus parfaits ; ils se placent bien au-dessus de leurs frè­res ; ils regardent ceux-ci avec une sorte de mépris, ils les jugent témérairement et les condamnent sans pitié. Pauvres aveugles ! Ils manquent totalement de vie intérieure ! Il est très difficile et très pénible de vivre avec eux, plus difficile encore de les convain­cre de l'état de leur âme. Ils n'ajoutent foi à personne autre qu'à eux mêmes. Qui donc, extérieurement, a travaillé et mérité autant qu'eux ? C'est ainsi qu'ils restent attachés au dehors et qu'ils n'arrivent jamais à la véritable humilité de cœur, car celle-ci ne peut venir que du dedans. — Sans doute, nous ne devons jamais négliger les exercices extérieurs, mais seuls, ceux-ci ne peuvent rendre l'homme parfait. Que dis-je ? nous venons de le voir, quand il n'y a que cela c'est une liberté désordonnée qui s'empare de l'hom­me. Cependant, si l'on s'y applique avec l'ordre et la discrétion voulus, si la pratique en est subordonnée à la direction intérieure de Dieu, à la connaissance véritable de soi-même et de son propre fond, alors, cette application extérieure est bonne et utile, car dans ce cas, l'extérieur est en harmonie avec l'inté­rieur et les deux réunis conduisent à la vraie perfec­tion, mais jamais l'un n'y conduit sans l'autre.

32. Cette liberté désordonnée qu'on constate chez quelques-uns au début de leur vie spirituelle, se ma­nifeste chez d'autres longtemps après, quand, à la suite d'un grand nombre d'aeuvres extérieures, ils rentrent en eux-mêmes. Dans ce recueillement, l'homme trouve un certain repos. Une lumière jaillit au fond de son âme, mais c'est une lumière toute naturelle. Elle lui apprend à connaître et à discerner la vérité naturelle, ce qui d'ailleurs le réjouit fort et le porte à rechercher de plus en plus cette vérité. C'est ainsi qu'il ne tarde pas à paraître très instruit et très 88        éclairé. Guidé par cette lumière toute naturelle il arrive à connaître et à discerner tout ce qu'il veut. S'imaginant alors être en possession de toute la vé­rité, il jette sur lui-même un regard de complaisance ; il se flatte avec une satisfaction visible d'être un homme supérieur, à qui personne ne peut être com­paré. Son âme se laisse aller à un tel orgueil, à une liberté si effrénée qu'il ne veut plus entendre per­sonne, qu'il ne rend hommage à aucun autre ensei­gnement, qu'il n'accepte d'autre science que la sienne, car personne, pense-t-il, ne connaît la vérité comme lui ; personne ne peut comprendre les choses aussi bien que lui ; personne autant que lui n'a scruté les profondeurs de la science. Et, du coup, il se met  juger, à critiquer, à blâmer tout le monde. Son juge­ment est infaillible ; sa science ne peut être surpas­sée. Rien ne lui manque, si ce n'est, hélas ! la vertu et la vraie science qui lui font complètement défaut. Mais il ne se soucie pas de la première ; quant à la seconde, il s'en croit en possession. Sa liberté désor­donnée ne lui permet pas de se soumettre à l'ensei­gnement de la foi et du christianisme. Muni de sa lumière naturelle, il scrute tout, il juge de tout, il en arrive à censurer la foi avec sa raison, à vouloir la comprendre avec ses facultés intellectuelles, chose à laquelle, évidemment, il ne peut réussir. Cette im­puissance le met intérieurement en révolte et il suit ainsi jusqu'au bout son maître Satan, qui, au lieu de la vérité, continue à faire miroiter à ses yeux une fausse lumière. Cette lumière, il la suit de plus en plus : l'erreur, le mensonge deviennent pour lui la vérité. II finit par tomber, et sa chute ressemble à celle de Lucifer ; comme lui, il est spirituel, et il ne se relèvera pas. Ne voyant pas de péché dans sa con­duite, sa conscience ne lui reproche rien ; il ne con­naîtra donc ni contrition, ni pénitence, ni amende­ment. Dieu seul pourra sauver ce pauvre aveugle. De pareils hommes sont appelés et volontiers ils se nomment eux-mêmes des « esprits libres » ; mais cette liberté est funeste : le démon l'a engendrée. Ce n'est, certes pas, la liberté dont nous avons parlé plus haut ; ce n'est pas la liberté du pauvre d'esprit, car celle-ci vient de Dieu et rapporte tout à Dieu. Il est dangereux d'être en rapport avec cette classe d' hom­mes: leurs tendances ne peuvent être analysées que par ceux qui, par un don spécial de Dieu, sont éclai­rés à la fois par la lumière naturelle et par la lumière divine, par la science et par la foi [12].

33. Enfin il n'est pas jusqu'à l'homme arrivé à avoir, dans ses oraisons, des visions et des lumières extra­ordinaires qui ne soit exposé au danger d'une liberté fausse et désordonnée. La vision le rehausse à ses propres yeux : il peut s'enfler des grâces et des lu-90-mières particulières qu'il reçoit et perdre ainsi l'hu­milité : il se croit quelque chose ; de là à la fausse liberté il n'y a qu'un pas. Comme il est facile, en effet, à cet homme de se laisser alors séduire par les illusions et les supercheries du démon ! Saint Paul ne dit-il pas que le malin esprit peut se transformer en ange de lumière ? Voilà pourquoi l'Apôtre Saint Jean nous avertit « de ne pas croire à toute sorte d'esprit, mais d'éprouver si les esprits sont de Dieu » (1, Jean, iv, 1). Combien d'hommes ont été grossièrement trompés, pour avoir négligé cet examen ! Combien par suite d'une aveugle confiance en eux-mêmes se sont jetés dans de graves erreurs et une fausse liberté et sont devenus ainsi rebelles à tout amendement et réfrac­taires à tous les efforts tentés pour les ramener à la vertu !

CHAPITRE III LA PAUVRETÉ D'ESPRIT NOUS REND SEMBLABLES A DIEU DANS SON ACTE PUR

34. Nous avons dit, au commencement, que la vraie pauvreté d'esprit est une ressemblance avec Dieu, parce qu'elle est, comme Dieu, une essence séparée et indépendante de toutes choses. Nous avons dit, en second lieu, que cette même pauvreté nous faisait ressembler à Dieu parce qu'elle était une force libre, exempte de toute entrave. Et nous avons cherché à établir ces deux points par tout ce qui a été exposé jusqu'ici. Il nous reste à montrer le troisième trait de ressemblance, le voici : l'opération de la pauvreté est toute pure comme l'opération divine. Et c'est en en cela que consiste sa plus haute noblesse, sa plus auguste dignité.

L'opération de Dieu est toute pure. Si donc la vraie pauvreté est une ressemblance avec Dieu, il faut que son opération soit pure comme celle de lieu. Or, il n'y a de pur que ce qui est un, dégagé de tout et de tous. C'est dans cette unité que subsiste la pauvreté; elle est libre et dégagée de tout et voilà pourquoi elle est pure en elle-même et pure aussi dans son opé­ration.

Nous pouvons distinguer quatre manières d’opé-92-rer : 1. La première consiste à donner l'être à ce qui n'est pas ; 2. la seconde, à transformer ce qui est en une autre chose ; 3. la troisième à faire passer une même réalité dans un état plus parfait ; 4. la qua­trième enfin à détruire quelque chose pour en mettre une autre à sa place. Or, la vraie et pure pauvreté opère de ces quatre manières.

1° Et d'abord, elle donne l'être à ce qui n'est pas. Quand un homme est détaché de tout ce qui est ter­restre, libre de tout ce qui n'est pas Dieu ou divin, il trouve Dieu en laissant tout le reste, et avec Dieu, il trouve tout, car il fait sien ce qui ne lui appartient pas. Tout le trésor des mérites de Jésus-Christ, les vertus et les bonnes œuvres de tous les justes lui reviennent en partage, tout comme si c'était son œuvre propre. En sortant, en effet, de lui-même, en se dépouillant de tout ce qui n'est pas Dieu et en se don­nant à Lui avec tout l'amour dont il est capable, il entre en communion immédiate avec Dieu et avec tout ce qui est divin. Là où il ne peut atteindre par l'action, il y pénêtre par l'amour; ce que d'autres accomplissent en agissant, il le saisit, il l'attire à lui, il le fait sien en aimant. Car, dit saint Grégoire, la charité fait que la vertu d'autrui devient notre vertu, à nous. — C'est ainsi que le pauvre d'es­prit fait quelque chose de rien, et cette opération ne se produit pas successivement, petit à petit; elle est instantanée, apportant en même temps l'ensemble et le détail de toutes les vertus, de toutes les bonnes œuvres, intérieures et extérieures. Et le pauvre d'es­prit n'opère pas suivant que l'occasion se présente ou que les circonstances l'exigent, il opère essentielle­ment ; agir d'une façon divine est devenu pour lui sa nature ; sa vertu est substantielle, non acciden­telle et voilà pourquoi elle est bien supérieure à celle de celui qui en fait les actes seulement quand l'occa­sion s'en présente.

35. 2° En second lieu la pauvreté transforme une chose en une autre. — L'homme ordinaire est dans la dépendance du temps et des créatures ; sans le temps et les choses créées, il ne peut rien faire. C'est pour­quoi son opération est temporelle, passagère et ter­restre. Mais quand il se détourne du temps et des créatures pour s'attacher à Dieu et à l'éternité — et c'est ce que fait le pauvre d'esprit — oh ! alors, il opère en Dieu, dans les réalités éternelles et impéris­sables. Il a changé le temps en éternité. Il a trans­formé les choses passagères en choses éternelles, la créature en Dieu. Voilà le mode d'opérer de la pau­vreté, voilà comment son opération est pure.

36. 3° En troisième lieu, le vrai pauvre d'esprit, rend plus parfait le bien qui existe déjà ; par la pau­vreté, la vertu devient plus digne et plus auguste. Le pauvre d'esprit, débarrassé vies multiples embar­ras de ce monde, avance sans encombre dans la voie de Dieu. Il n'a que Dieu seul en vue, en tout et par­tout. Dieu seul remplit son cœur ; tout ses efforts sont dirigés vers ce qu'il y a de plus élevé et de plus parfait ; il suit le chemin de la vertu sans autre souci que la perfection de son âme. C'est ainsi qu'il se rap­proche de la vérité : son pélerinage sur la terre est une marche en avant constante ; par son opération 94 toute pure il rend meilleur ce qui est bon et fait que le beau devient sublime.

37. 4° Quatrièmement enfin, l'opération pure du vrai pauvre d'esprit se manifeste dans sa force des­tructive. Elle anéantit en effet l'inclination au péché pour implanter à sa place l'attrait de la vertu. Tout ce que la chute d'Adam avait produit dans l'homme de penchants mauvais, de fragilité, tout cela, la pau­vreté d'esprit l'arrache du cocur pour y mettre la vertu ; elle remplace le mal par le bien : elle combat le vice par la vertu. Voulez-vous dompter complète­ment en vous le péché? il faut que vous soyez passé maître en vertu. Seule, la pauvreté d'esprit est capable de cette destruction et de cette élévation ; seule, elle donne la mort au péché, et produit en vous la vertu. Si vous n'avez pas de vertu, vous êtes la proie du péché. Plus la vertu est grande en vous et plus diminue l'empire du péché. Or, dans le pauvre d'es­prit tout contribue au développement de la vertu : il cherche en tout la gloire de Dieu et en lui se vérifie la parole de l'Apôtre :  « Tout est pur pour ceux qui sont purs » (Tit. 1. 15).

38. Vous me demanderez peut-être : Comment la pauvreté d'esprit peut-elle opérer, puisqu'enfin, en tant que pure essence elle est immobile et que toute opération suppose le mouvement ? Gomment l'opéra­tion peut-elle s'accorder avec l'abandon de toutes choses! - Nous avons dit plus haut que la pauvreté était une ressemblance avec Dieu. Or, l'esprit souve­rainement parfait est immobile en lui-même, et cepen­dant il met tout en mouvement. Il en est de même pour la pauvreté : immobile en elle-même, elle met tout en mouvement avec Dieu. Elle est passée en Lui, elle est unie à Lui, elle ne fait qu'un avec Lui, son opération se confond avec la sienne.

J'ajoute que l'homme est un composé du temps et de l'éternité. Or, si par ses puissances supérieures, par la partie la plus noble de son être, il passe du temps à l'éternité, il devient immobile quant à cette partie transcendante qui se tient toute dans l'éter­nité, car l'éternité est sans mouvement ; cependant, dans cette immobilité, il meut, il dirige, il conduit ses puissances inférieures restées soumises au temps. Il en est de même pour la pauvreté: elle est immo­bile et cependant elle agit par ses forces supérieures sur les forces inférieures, tandis que celles-ci n'ont aucune influence sur elle. C'est ainsi que la pauvreté tout en étant immobile est une opération pure. 96

CHAPITRE IV TRIPLE PRINCIPE D'OPÉRATION DANS L'HOMME ET D'ABORD L'OPÉRATION DE LA NATURE

39. Il y a trois choses qui opèrent dans l'homme: la nature, la grâce et Dieu. La première a besoin d'être purifiée ; la seconde est pure en elle-même, et Dieu est ce qu'il y a de plus pur.

I. L'opération de la nature se manifeste de trois manières : l'homme agit par son corps, par ses sens et par son esprit.

1° La première opération est purement corporelle. L'homme mange, il boit, il dort. Pour ne pas oublier et négliger Dieu en ces choses, il doit les purifier de la façon suivante. D'abord, il gardera en tout cela la juste mesure : ni trop, ni trop peu ; c'est le besoin du corps qui doit être la règle. Et c'est ainsi que ces actes seront purs et conformes à la volonté de Dieu. S'il ne garde pas le juste milieu, il opère d'une ma­nière désordonnée, mais en rapportant à Dieu, par une intention pieuse, ces actes naturels et nécessai­res, il les purifie et les ennoblit. Par conséquent, il cherchera à satisfaire les besoins du corps, selon la vérité et selon l'Esprit-Saint. Selon la vérité, d'abord, en ne prenant la nourriture qu'au moment voulu, autant que la nature l'exige suivant les circonstances et suivant l'état. De plus, il ne se tourmentera pas, plus qu'il ne faut, pour se procurer le nécessaire; il ne demandera ni avec trop d'instance, ni au delà de ses besoins. Exiger plus qu'il n'est nécessaire, c'est tromper et mentir. — Il satisfera ses besoins selon
l'Esprit-Saint et en Lui, s'il sollicite ce qu'il lui faut, non pour recevoir un témoignage d'affection naturelle ou pour s'attendre à une parole de bienveillance, mais uniquement pour subvenir aux nécessités de sa nature, demandant à l'Esprit-Saint de daigner lui-
même inspirer à son bienfaiteur cet acte de charité. C'est ainsi que l'action reste pure et noble ou le devient. C'est encore selon l'Esprit-Saint que l'homme doit prendre sa nourriture, s'il veut que cet acte naturel soit pur et saint. Alors, l'Esprit-Saint élèvera en
quelque sorte jusqu'à lui cette nourriture du corps : de matériels qu'étaient les aliments, ils deviennent spirituels. Et tout en réconfortant son corps et sa nature, l'homme reçoit en même temps une force intérieure infiniment plus précieuse. Quand on agit
ainsi on est vraiment spirituel et les repas pris de la sorte sont plus agréables à Dieu que certains jeûnes que bien d'autres s'imposent. Celui qui fournit la nourriture à ces hommes nourrit Dieu lui-même, car tout ce qu'ils auront mangé et bu sera consumé par
l'amour de Dieu. Il en est de cela comme du soleil. Quand sa chaleur se répand sur la terre, il attire par lui toute l'humidité, et il la dessèche. C'est ce qui arrive
ici. Quand le soleil divin darde ses rayons dans un cœur pur, Il attire à Lui tout ce qui est dans ce cœur et, du coup, celui-ci est altéré et comme desséché les
98 forces physiques s'épuisent et avec elles tout penchant impur disparaît. La chair est purifiée par la flamme de l'amour divin. Oui, vraiment, celui qui procure à cet homme sa nourriture corporelle, aide en quelque sorte Dieu lui-même dans l'accomplissement d'une œuvre qui lui est chère entre toutes, et pour laquelle il conserve toutes choses dans le temps. S'il cessait un seul instant d'agir ainsi dans les âmes, tout ce qui est sur la terre n'aurait plus sa raison d'être et dispa­raîtrait aussitôt. N'est-ce pas là, je vous le demande, une opération pure ? mais elle n'appartient en propre qu'au pauvre d'esprit.

40. 2° La seconde opération naturelle de l'homme est celle des sens. C'est par eux qu'il voit, qu'il entend, qu'il touche, qu'il sent, etc. Or, l'homme doit régler ses cinq sens de manière qu'ils n'altèrent en rien la pureté de son cœur et qu'ils lui permettent à lui- même de rester innocent et pur. Il devra toujours les retenir par les rênes de la modestie et ne rien leur accorder au delà de ce qui est nécessaire. S'il leur laisse dépasser ces bornes, ils lui apportent toutes sortes de distractions qui rendent le cœur impur en le remplissant d'une multitude d'images qui font per­dre l'unité, sans laquelle il n'y a pas de pureté. Quand l'homme veut voir et entendre une foule de choses, il ne peut plus se conserver pur, car toutes les puissan­ces de l'âme se tiennent : si l'une d'elles prédomine dans son action, elle gêne et trouble les autres dans la leur. Si l'œil  et l'oreille du corps sont trop occu­pés à l'extérieur, c'est le trouble et l'entrave pour l'œil et l'oreille de l'intérieur : de là le désordre. N'employez donc les sens extérieurs qu'avec une grande modération, dans la mesure où la nécessité l'exige, pas davantage. Usez-en uniquement pour la gloire de Dieu, non pour la satisfaction de votre corps : alors, vous resterez pur. Un jour, Dieu vous deman­dera compte de l'usage que vous aurez fait de vos sens : employez-les donc utilement et pour le bien.

41. 3° La troisième espèce d'opération naturelle de l'homme est celle de l'esprit. C'est l'esprit qui connaît, qui aime, qui se souvient des représentations reçues, des expériences faites. On ne doit s'en servir qu'avec réserve et seulement dans la mesure où les besoins de la vie le demandent. C'est la raison ou la faculté de connaître qui distingue notre nature de celle de l'animal. Nous éviterons donc d'appliquer notre esprit sur toutes sortes de sujets. Cela ne peut que nous distraire [13]. Dieu, l'unité et la simplicité par excel‑l00-lenCe, Dieu et les choses de Dieu, voilà l'objet sur lequel cette faculté doit s'exercer. Ne pas le faire, c'est renoncer à la connaissance de la Vérité et tom­ber dans l'erreur. Si Lucifer, au lieu de fixer son intelligence naturelle sur lui-même l'avait dirigée vers Dieu, il ne serait jamais tombé, car alors sa con­naissance naturelle se serait transformée en connais­sance divine ; Dieu l'aurait confirmé dans cette con­naissance et la chute ne se serait pas produite. Mais il n'a appliqué son intelligence que sur lui-même, et, comme par sa seule nature il était incapable de se soutenir, il devait nécessairement tomber. Or, le sort de Lucifer sera celui de tout homme dont l'intelligence et la raison ne s'occupent pas principalement de Dieu, mais sont dirigées sur lui-même et sur mille choses en dehors de Dieu. Cet homme tombera infaillible­ment, aurait-il la nature et les facultés sublimes de l'ange déchu, car il ne peut se maintenir par ses propres forces. Mais s'il dirige ses facultés naturelles vers Dieu et les choses divines, s'il reste fidèle à cet exercice et s'il y conforme sa vie, Dieu transformera sa connaissance naturelle en lumières et en connais­sances divines ; Il le soutiendra et le préservera de la chute comme Il l'a fait pour les bons anges qui ne peuvent plus pécher. Dès l'instant, en effet, où les anges sortant d'eux-mêmes par l'intelligence passèrent en Dieu, ils contemplèrent l'essence divine et cette contemplation les retira d'eux-mêmes et les fixa en Dieu, et ils furent reçus en Lui et fortifiés par Lui. Dieu n'agit pas différemment pour l'homme. Lorsque celui-ci se quitte lui-même pour chercher à connaître Dieu, le Seigneur s'empare de lui et lui donne sa force. N'est-ce pas ce qui arriva aux Apôtres, le jour de la Pentecôte ? Celui qui connaît vraiment Dieu ne peut plus faire de chute mortelle. Si Lucifer avait eu une vraie connaissance de Dieu, il n'aurait pas suc­combé misérablement. Quand nous dirigeons toute notre intelligence vers Dieu, la lumière naturelle de­vient divine ; nous puisons à la source de la Lumière incréée et notre connaissance en est pénétrée. Voyez le soleil : lorsqu'il se lève, il absorbe en lui-même toute autre lumière ; il les efface toutes par sa splen­deur et seul il illumine tout. Quelque chose d'analo­gue se passe dans une ànie pure : Iorsque le divin soleil se lève en elle, toutes les autres lumières se transforment en sa propre clarté, de sorte que plus rien ne brille en dehors de Lui, car la Lumière divine éclipse toutes les autres. Par conséquent, dès que la lumière de Dieu apparait, il est juste et équitable que 102 toute autre clarté s'efface, celle de la nature et celle de la grâce. Non pas que la lumière naturelle soit éteinte ; mais elle est transformée, ennoblie, élevée, divinisée.

Quand parait le soleil, les lueurs de la lune se fondent avec les splendeurs de l'astre du jour qui fait tout resplendir d'un nouvel éclat. Ainsi en est-il ici. C'est ce qui faisait dire à saint Augustin : Dieu ne détruit pas la nature, Il l'ordonne et la rend plus parfaite.

42. Voilà pourquoi dans certains cas, suivant les conditions dans lesquelles on se trouve, on devra renoncer à toute connaissance naturelle ; dans d'au­tres circonstances au contraire, il serait mal de ne pas développer son intelligence et de ne pas se servir des lumières naturelles.

On peut et on doit cesser de raisonner quand, après de longs efforts, on est arrivé à discerner à fond la vérité. Toute spéculation naturelle doit alors dispa­raître. C'est le moment de faire sienne la vérité conquise et de la contempler dans une intuition spirituelle, toute simple et toute pure. Le raisonnement qui ne se soutient que grâce à certaines formes et à certaines images, n'est plus d'aucun secours dans la connaissance et la contemplation de Dieu, et par con­séquent doit être abandonné.

La vraie manière de connaître Dieu, c'est de le connaître sans images, avec une intelligence libre de toute représentation et de toute forme. On ne le connait pas vraiment d'une autre façon. Un cé­lèbre Docteur l'a dit : « Quiconque veut connaître Dieu doit être libre de tout art créé » [14]. A cette condi­tion seulement il pourra tendre à cette connaissance. A partir de ce moment, la vérité naturelle ne lui suffit plus; il n'a ni trêve ni repos avant d'être par­venu à la contemplation et à la connaissance surna­turelle de Dieu, laissant bien loin derrière lui toutes les vérités naturelles. Une fois arrivé là, il n'a que faire des analogies et des représentations de la na­ture; il est entré dans l'auguste repos (m. à. m. Sabbat) du Seigneur ; il s'y complait ; l'esprit est remonté à l'origine d'où il est sorti, et en lui se vérifie la parole du Christ : « Quand cet Esprit de Vérité sera venu, il vous enseignera toute vérité » (Jean, xvi, 13) [15].

43. Cependant celui qui ne peut pas encore suffi­samment discerner le certain de l'incertain, la vérité 104 de l'erreur, celui qui hésite encore entre les deux, ne doit pas renoncer à son entendement naturel, que dis-je ? il doit le développer et le perfectionner par l'exercice. II est en effet obligé de régler sa vie sur la vérité : il faudra par conséquent qu'il cherche cette vérité, en soi-même et au dehors et qu'il s'efforce de la connaître. Dans la mesure où cette connaissance lui fera défaut, dans cette même mesure il manquera de la vraie vie dont toute la grandeur vient de la connaissance. Ne pas s'y appliquer, ce n'est plus être un homme mais agir comme une brute. Par nature, l'homme aspire à la connaissance et à la science ; il s'efforce d'y parvenir, car il veut vivre selon la rai­son, il veut connaître le bien et le mal et apprendre à les discerner. Tant qu'il est soumis à cette nécessité, il ne peut pas, il ne doit pas renoncer à la connaissance naturelle ; mais, en usant d'elle comme il convient, il méritera d'obtenir la connaissance que donne la grâce, et celle-ci le conduira, à son tour, à la connais­sance immédiate de Dieu. C'est ainsi que la connais­sance naturelle nous rend capables des deux autres et que par elle nous parvenons à la vraie perfection [16].

44. Nous sommes ainsi amenés à établir la diffé­rence entre la connaissance naturelle et celle de la grâce et à montrer en quoi la vraie connaissance de Dieu diffère de l'une et de l'autre. Etudions d'abord les deux premières.

La connaissance naturelle s'étend à toute créature spirituelle ou corporelle. D'après sa seule nature, l'homme est porté à connaître tout ce qui est créé. Sa science naturelle lui fait découvrir et discerner tous les différents êtres. Il est très fier de cette science et de cette connaissance. Aussi désire-t-il pousser plus loin encore son étude. Vouloir se borner à une connaissance naturelle sans viser plus haut, c'est-à-dire sans aspirer à une connaissance spirituelle et divine, c'est se reporter sur soi-même et s'y renfermer, c'est s'aimer soi-même, et se condamner par conséquent à ne jamais arriver à la vraie liberté et à la pauvreté d'esprit, puisqu'on se confine dans la nature pure (blos, en allemand, c.-à.-d. pure et simple ou sans autre aide) et qu'on y cherche sa satisfaction.

Les hommes dont la science se borne à la nature sont faciles à reconnaître à leur manière de se com­porter. Ils veulent toujours et partout être à la tête ; ils se mêlent à toutes les discussions ; ils parlent les premiers, bien persuadés que nul autre n'en sait aussi long qu'eux et ne parle aussi bien qu'eux ; ils veulent avoir raison en tout, car ils croient que toute vérité s'est réfugiée en eux (m. à m. a son nid). Toute contradiction les révolte, et dans leur empor­tement ils se croient tout permis : leur parole seule doit compter. Si on les honore, ils regardent ces 106 honneurs comme leur étant dus ; ils sont dignes, s'imaginent-ils, de toutes les considérations et de tous les hommages, et volontiers, ils prendraient pour un grand sot celui qui leur préférerait quel­qu'un plus. — Une telle science ou une telle connais­sance toute naturelle est évidemment nuisible et dangereuse. Mais si elle était mieux employée et non pas dirigée toujours sur le cher moi, ce serait le pre­mier degré pour arriver au vrai renoncement à soi-même et au complet détachement de toutes choses. On parviendrait ainsi à la véritable connaissance de la vérité divine avec plus de facilité et de sûreté que bien d'autres à qui cette science naturelle fait défaut. Ce que ceux-ci sont obligés de chercher au loin, l'homme naturellement éclairé le trouve sans grande peine au fond de lui-même. Une raison bien ordonnée est donc un puissant secours préliminaire pour arri­ver à Dieu; mais si elle est mal réglée et remplie d'égoïsme, elle conduit à des chutes bien plus lamen­tables, à des erreurs bien plus nuisibles et bien plus dangereuses que celles auxquelles est exposé le simple ignorant. Ce fut le cas de Lucifer, de cette intelligence naturelle si noble. Lucifer ne dirigea pas son savoir vers Dieu, mais, dans son orgueil et son amour-propre, il ne voulut voir que lui-même, et voilà pourquoi cet esprit, le plus parfait de tous ceux qui ont été créés, fut le premier à tomber. Ainsi en sera-t-il de l'homme orgueilleux. Comprenons donc la noblesse et l'utilité de la pauvreté d'esprit. Notre âme ne se maintient que par cette pauvreté. Il n'y a que le renoncement à nous- mêmes età toutes choses qui nous préserve de la chute.

CHAPITRE V OPÉRATION DE LA GRACE DANS L'HOMME CONCERNANT LA CONNAISSANCE DE L'ÉCRITURE, DE LA VERTU ET DU PÉCHÉ

45. Le second moyen pour arriver à la connais­sance de la vérité, est la grâce.

1° Et d'abord la grâce nous permet de trouver et de distinguer la vérité dans la sainte Ecriture ; c'est elle qui nous en fait saisir le sens exact et nous fait comprendre non pas d'une manière quelconque mais très parfaitement ce que nous lisons, ce que nous voyons et entendons. Oui, la grâce seule donne cette intelligence de la parole de Dieu, l'homme ne l'a pas par nature. La nature n'est pas capable de nous conduire à la vraie connaissance de la sainte Ecri­ture, car la parole de Dieu vient de l'Esprit-Saint. Si vous voulez bien la comprendre, il faut que vous soyez éclairé de la lumière de l'Esprit-Saint et assisté de sa grâce [17] . 108

Mais, me direz-vous : il y en a beaucoup chez les­quels on ne remarque pas de grâce divine, encore moins une vie sainte et qui cependant comprennent et interprètent la sainte Ecriture. — Cela est très vrai. Mais l'intelligence qu'ont ces hommes de la vérité divine est exclusivement naturelle, extérieure, sensible. Ils n'en pénêtrent pas le fond. Seule la grâce de l'Esprit-Saint peut nous y conduire ; seule, une vie sainte et pieuse nous en rend capables ; seule, la lumière de la grâce peut donner la vraie intelli­gence de la sainte Ecriture; la lumière naturelle ne le peut aucunement. Le pauvre d'esprit, enrichi de la grâce, est seul apte à la recevoir. C'est à lui seul que Dieu donne la véritable compréhension de sa parole. Jésus-Christ l'a dit : « Les pauvres sont évangélisés » (Matth. xi, 5) car seuls ils ont l'intelligence vraie de l'Evangile. Nous en voyons un exemple dans les Apô­tres. Ils ont prêché l'Evangile au peuple, ils l'ont converti et gagné à Jésus-Christ, non certes par la finesse de leur raison, non par la force de leur intelli­gence, non par la subtilité de leurs raisonnements, mais uniquement par la pauvreté de leur esprit, par

la pureté absolue de leur âme, par le dégagement total de tout ce qui n'était pas Dieu ou de Dieu. Voilà ce qui leur a fait tout surmonter, tout comprendre. La grâce vient de Dieu et elle n'est donnée qu'a un cœur détaché de tout ce qui n'est pas Dieu. — Puis donc que l'Ecriture ne peut être comprise qu'à l'aide de la grâce, puisque le vrai pauvre d'esprit est seul capable de recevoir cette grâce, il s'en suit que, seul aussi, il est capable de comprendre vraiment l'Ecri­ture sainte. Cela ne veut pas dire qu'il la possédera et la comprendra toujours de manière à pouvoir ensuite l'interpréter scientifiquement, l'exposer savam­ment par la parole humaine, mais j'affirme qu'il pénêtre la substance, l'esprit, la vérité contenus dans la sainte Ecriture. ce pourquoi, en définitive, elle nous a été donnée. Voilà ce que le pauvre d'esprit com­prend, car il descend dans le fond même de la vérité, sans avoir besoin des figures et des comparaisons qui remplissent le texte et qui l'expliquent. Il est du nombre des disciples dont le Christ a dit : « Il vous a été donné, à vous, de connailre le mystère du royaume de Dieu ; quant aux autres, il ne leur apparaît qu'en paraboles, afin qu'en voyant ils ne voient pas, et qu'en entendant ils ne comprennent pas» (Luc, viii, 10). Celui qui saisit directement la vérité pure n'a pas besoin de paraboles. Or, du moment que le pauvre d'esprit est vide et détaché de tout ce qui n'est pas pleine­ment conforme à la vérité, cette vérité lui appa­raît toute pure ; il ne désire rien en dehors d'elle, et elle seule lui suffit.

46. 2° Seule encore, la lumière de la grâce nous 110 fait connaître la différence entre la vraie et la fausse vertu, entre ce qui est véritablement bien et ce qui est mal. — C'est là une connaissance très nécessaire, car enfin si on veut mettre de côté le vice et prati­quer la vertu, il faut tout d'abord savoir les distin­guer.

Sans doute les sages selon le monde ont, de tout temps, beaucoup écrit sur la vertu, mais ils n'ont pas pu en sonder le vrai fond. Ils en ont parlé comme d'une chose qui convient à la nature humaine. Prise, en effet, en elle-même la vertu est plus aimable que le vice. Ils l'ont aimée parce qu'ils y trouvaient leur avantage. C'est pour ce motif qu'ils l'ont pratiquée. Ils ne cherchaient pas la vertu pour elle-même, mais pour leur satisfaction. Ce qui les faisait agir ce n'était pas l'amour de la vertu, mais l'amour-propre ; en la pratiquant, ils se recherchaient eux-mêmes. Ils ne comprenaient pas que la vraie vertu consiste dans le renoncement à toute satisfaction naturelle. Ils n'étaient guidés que par la nature ; comment auraient-ils pu comprendre le fond de la vertu que seule la lumière de la grâce, non celle de la nature, peut faire connaître ? Celui qui, dans la vertu ne cherche que soi-même et sa satisfaction propre, celui qui, en la pra­tiquant, n'a d'autre but que de se contenter, n'atteint qu'une vertu naturelle qui lui est commune avec le pécheur. Mais quand on s'attache à la vertu avec un entier renoncement à tout penchant naturel, c'est l'œuvre exclusive de la grâce et celle-ci est le par­tage du pauvre d'esprit. Voilà pourquoi le pauvre d'esprit connaît le fond de la vraie vertu tandis que les sages et les adeptes de ce monde, portant tous le lourd fardeau de leur amour-propre déréglé, sont inca­pables d'arriver à cette connaissance intime. Ils prati­quent la vertu, parce que cela leur plaît, parce qu'ils y trouvent quelque avantage terrestre : leur vertu est un exercice artificiel ; elle n'est pas un effet de la grâce qu'ils ne peuvent pas avoir. La vraie vertu qui vient de la grâce n'a en vue que la volonté de Dieu ; elle n'est pas un produit de la nature ; elle ne cherche aucun avantage terrestre. Voilà pourquoi les sages dont nous parlons ne connaîtront jamais vraiment la vertu, car la grâce seule peut nous la faire apprécier en elle-même.

47. 3° Mais la grâce n'apprend pas seulement à connaître la vertu ; elle nous signale encore nos pé­chés et nos défauts : « C'est une grande perfection, dit saint Grégoire, que de connaître son imperfection, car le péché aveugle l'homme et l'empêche de voir ses vices ». Or, dès que l'homme commence à avoir du dégoût pour lui-même et pour le péché, dès qu'il se déteste et déteste le mal, une lumière très pure se lève dans son intérieur, et cette lumière lui fait con­naître ses défauts, lui révèle ses mauvais penchants. Instruit désormais de ce qu'est le péché, il peut y renoncer et se tourner vers la vertu. -- Cette lumière et cette bonne disposition sont l'effet de la grâce. En même temps qu'elle lui montre l'horreur du péché elle lui en découvre la cause. Et ce ne sont pas seule­ment les graves désordres faciles à reconnaître au dehors, qui lui sont manifestés, ce sont encore les manquements intérieurs et secrets plus difficiles à 112 discerner ; ce sont les hésitations de la raison, les fai­blesses de la volonté qui lui sont révélées. Ah ! vrai­ment, pour connaître ainsi sa faiblesse et ses misères, il faut une grande grâce et une lumière plus qu'ordi­naire. Cette grâce, le pauvre d'esprit seul est apte à la recevoir. Seul, par conséquent, il peut connaître à fond l'état de son âme. C'est pour cela que nous avons montré plus haut comment la perfection consiste dans la véritable pauvreté d'esprit, dans le complet déta­chement de soi-même et de toutes choses. C'est par elle que l'on reconnaît toute vérité, par elle qu'on distingue infailliblement la vertu et le vice, le bien et le mal. La vraie pauvreté ne peut pas tromper. II peut y avoir illusion et erreur là où le cœur n'est pas encore entièrement pur, là où il est encore attaché à quelque intérêt temporel ou spirituel. Mais quand un homme s'est complètement dépouillé de tout ce qui n'est pas Dieu, il se trouve dans l'essence même de la Vérité et alors la déception et l'aveuglement ne sont plus possibles. Ce ne sont plus, en effet, seulement les apparences de la vérité qu'il possède, c'est la Vérité substantielle, la Vérité qui vient de Dieu et qui est Dieu. Un maître de la vie spirituelle a dit : « Tous les hommes sont sujets à être trompés, sauf celui en qui le Père céleste engendre son Verbe éternel ». Or Dieu le Père n'engendre son Verbe que dans les âmes qui se sont données entièrement à Lui, qui sont sorties d'elles-mêmes en se renonçant complètement, dans les âmes qui adhèrent à la vérité, non d'après l'appa­rence, mais d'après l'essence même. Ces âmes sont à l'abri du mensonge et de l'illusion, tout devient plus clair pour elles, elles reconnaissent le mal jusque dans sa racine, et, par suite de cette connaissance, elles renoncent au péché pour choisir et pratiquer le bien.

48. 4° La lumière de la grâce ne nous fait pas seu­lement connaître le péché, elle nous montre aussi le dommage et la perte incalculable qu'il nous cause. Elle nous fait voir comment le péché dépouille l'homme de tout bien naturel et spirituel ; comment il enlève à la nature humaine sa noblesse, comment il la plonge dans une dégradation telle que toutes les créatures la prennent en aversion. Cette corruption, cette déchéance honteuse de la nature est un véritable enfer pour le démon ; elle fait son désespoir parce qu'il ne peut plus en être délivré.

C'est donc un mensonge que de dire : « Il est hu­main de pécher ». Non, ce n'est pas humain, mais diabolique : le péché fait de l'homme un démon. Qui­conque vit, sciemment, dans des péchés graves, n'est plus un homme ; il est un démon, et pire que le dé­mon, parce que si celui-ci pouvait revenir à Dieu et se ranger de nouveau sous son obéissance, il ne reste­rait pas dans l'affreux malheur du péché ; or, les hommes tombés dans le péché ont encore, eux, le pouvoir d'en sortir, il leur reste la liberté de la volonté, ils peuvent renoncer au mal, et par le fait qu'ils ne le veulent pas, ils sont réellement pires que le démon. Sans doute la nature humaine est inclinée au mal: c'est, hélas! la triste conséquence de la chute d'Adam. Mais l’homme n'est pas contraint de pécher, il a une volonté libre. S'il pèche, il fait le mal de son plein gré, par mauvais vouloir ; il fait ce qui n'est 114 pas inhérent et conforme à sa nature, ce qui lui est même contraire, car le péché blesse la nature et la dégrade, tandis que la vertu lui rend sa noblesse quand elle a été déshonorée et avilie : la vertu seule la préserve de toute dégradation. Dieu a fait la nature humaine pour le bien et non pour le mal ; c'est pour cela qu'elle aspire au bien et que le mal lui répugne. Le démon lui-même, suivant l'attrait de sa nature primitive, déteste le péché ; mais depuis qu'il est tombé, il l'aime et c'est cet amour pour le péché qui le transforme en démon. Pareille chose arrive à ceux qui aiment le péché.

49. Ceux qui dénigrent et rabaissent toujours la nature humaine ne la connaissent pas. Elle est très noble, si vous la traitez comme elle mérite de l'être. Plaignez-vous, si vous voulez, de la corruption et du désordre que le mal a jetés sur elle ; mais prise dans son état normal et originel, elle a droit à votre estime. Dieu lui-même l'honore et l'aime. C'est pour le ser­vice de l'homme qu'Il a créé l'univers. Le Fils de Dieu a daigné prendre la nature humaine pour souffrir et mourir, et par sa mort il a élevé cette nature au-des­sus des Anges. Il n'est pas vrai que l'homme soit mé­chant et pervers par nature. Je prétends au contraire que celui qui vit conformément à sa vraie nature est un homme pur. Il faut juger d'une chose d'après son état et sa condition propres. Or, prise en elle-même, notre nature est bonne ; elle est pure, et ce qui est pur est sans défaut. Aussi longtemps que l'homme se maintient dans sa véritable noblesse naturelle, il est au-dessus de toute atteinte du péché. Son état originel c'est d'être pur et celui qui vit dans cette na­ture originelle vit en homme pur. Ce qui souille et détériore la nature humaine, ce n'est pas son essence, c'est une maladie qui est venue s'y adjoindre, mala­die qui primitivement n'était pas en elle, mais dont elle a été atteinte accidentellement. Or, la vertu est le remède qui guérit la nature humaine malade et la ramène à son état originel, comme, par contre, le péché est le poison qui la corrompt, l'éloigne de son origine et l'empêche de retrouver sa véritable essence. Tant que l'homme se maintient dans son état origi­nel, c'est-à-dire dans sa véritable essence, il fait le bien et pratique la vertu plus volontiers et plus nor­malement qu'il n'accomplit le mal, car le mal désho­nore et diminue la nature, tandis que la vertu la sou­tient et la fortifie.

Nous pouvons reconnaître la vérité de cette asser­tion jusque chez les païens eux-mêmes. Les bons et les sages d'entr'eux faisaient le bien et détestaient le mal, sans autre guide que leur véritable nature. Avec les seules lumières naturelles, ils avaient reconnu que le vice trouble et empêche le bonheur humain. L'un d'eux (Sénèque) a dit : « Alors même que les dieux ne verraient pas mes fautes et ne les puniraient pas, je voudrais néanmoins les éviter uniquement à cause de leur laideur ».

La seule chose à blâmer dans la nature humaine 116  comme telle, c'est l'amour propre et la vaine com­plaisance par laquelle les hommes rapportent tout à eux et ne recherchent que la satisfaction de leur égoïsme. Voilà le grand mal. En cela ils sont les com­pagnons (gesellen: socii) de Lucifer qui, dans son état primitif, alors qu'il avait encore toute la noblesse dont le Créateur l'avait doué, était une créature excel­lente et parfaite ; mais dès l'instant qu'il se laissa aller à l'amour-propre et à la complaisance, il tomba, et, d'ange sublime qu'il était, il devint un hideux démon. Il en est de même pour l'homme. Aussi longtemps qu'il se maintient dans la nature que Dieu lui a donnée il est un être éminent et pur ; mais s'il se laisse conduire par l'amour-propre, s'il s'attribue à lui-même la beauté de la nature qu'il doit à Dieu, il devient l'associé du démon. Voilà pourquoi le pé­ché est un si grand mal. Par lui les anges sont trans­formés en démons ; par lui les hommes deviennent semblables aux démons.

50. Sans nul doute, si les pécheurs qui vivent en apparence si tranquilles, savaient et comprenaient de quels biens immenses ils sont privés, ils préféreraient endurer les plus grandes souffrances plutôt que de consentir au péché. Le péché en effet ravit tout à l'homme, encore que celui-ci trompé par l'enivre­ment des sens n'en ait pas toujours conscience. Les riches voluptueux et débauchés ont tout à souhait ; rien ne leur manque ; ils paraissent heureux parce que le démon, par ses conseils, les aveugle. Il les excite surtout à la luxure. Sans doute l'ange déchu déteste lui-même ce vice ; il lui répugne d'en contempler la laideur, cependant il y porte violemment les hommes parce que rien ne déshonore autant leur na­ture, rien n'avilit  autant leur dignité que cet abomi­nable vice. — Satisfais toujours ta lascivité, le chien en fait autant ! — Quelle grâce pour les pécheurs tombés dans cet aveuglement quand ils arrivent à reconnaître l'affreux préjudice que leur cause ce pé­ché ! Or nul ne le reconnait mieux que celui qui, après avoir été esclave de ce dérèglement a eu le bonheur d'en secouer le joug et de revenir à Dieu. Ce serait pour lui un supplice d'enfer que de retomber dans ce triste état, car, désormais il goûte plus de douceur et de félicité que tous les pécheurs n'en ont jamais pu avoir ou même imaginer. Son effort lui est plus doux que ne l'est le repos pour le pécheur : il a, suivant l'expression de la Sainte Ecriture, trouvé en tout la quiétude. Le pécheur au contraire est tour­menté par mille choses ; il n'est jamais tranquille ; qu'il mange, qu'il boive, qu'il dorme ou qu'il veille, toujours il est poursuivi par un sentiment pénible. Au dehors, il peut simuler la joie tant qu'il voudra, il n'est pas content, car il a troublé la source unique d'où découle la joie véritable.

51. 5° La grâce a encore pour effet d'aider à dis­tinguer les différents degrés du péché : car le péché a ses degrés et sa mesure. En général, ce qu'on appelle péché peut être ou une simple faiblesse ou une faute et un péché véritable. Ce péché à son tour peut être quotiden et véniel ou mortel. Celui-ci en­core se distingue en péché capital et en péché contre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. 118    

On commet une imperfection quand, devant un plus grand bien qui se présente, on reste indiffé­rent en persévérant dans ce qui est moins parfait. Vous avez, par exemple, une pensée futile, vous dites par légèreté une parole inutile, vous faites une chose qui est moins bonne : vous connais­sez parfaitement la parole qui est plus convenable, la pensée plus salutaire, l'action plus parfaite, qu'il y aurait à dire, à avoir ou à faire, mais vous passez sans vous y arrêter : c'est vous rendre coupable d'une imperfection. — Vous commettez une faute si vous persistez avec complaisance dans des choses mau­vaises. Par exemple, il vous arrive une mauvaise pensée : vous y prenez plaisir, vous vous y arrêtez. C'est vous rendre coupable d'une faute qui, devant Dieu, est passible d'un châtiment. Il en est de même des paroles impures que vous prononceriez de pro­pos délibéré et avec une complaisance malsaine, de même encore des actes inconvenants et manquant de réserve auxquels vous pourriez vous livrer. Vous contracteriez par là une dette devant Dieu. — Vous commettez un péché en faisant volontairement une chose que vous savez être mauvaise, par exemple, en mentant, quand bien même votre mensonge ne ferait aucun tort au prochain, en tenant des discours répré­hensibles, ou en donnant du scandale par des ma­nières légères. — Vous vous rendez coupable d'un péché mortel en faisant, avec réflexion et de propos délibéré, ce qui vous est défendu, ou en omettant ce qui vous est prescrit; en transgressant les dix com­mandements, par lesquels Dieu défend également les sept péchés capitaux. Le premier commandement, par exemple, prescrit de croire en un seul Dieu, mais il défend en même temps l'incrédulité qui est un péché mortel. Le  commandement qui ordonne d'aimer Dieu et le prochain, défend la haine et l'envie. Le commandement qui nous ordonne de sanctifier le jour du Seigneur, défend aussi la paresse spirituelle. Le commandement qui défend de convoiter la femme d'autrui interdit également l'impureté.

En nous défendant de prendre le bien de notre pro­chain, Dieu nous défend en même temps l'avarice. La défense d'adorer des faux dieux implique celle de la gourmandise et de l'ivrognerie. Vous ne tuerez pas, veut dire, également, vous vous garderez de la ven­geance et de la colère. Vous commettrez de même un péché mortel en méprisant et en transgressant témé­rairement les lois de la Sainte Eglise. — Vous vous rendrez coupable d'un péché capital si vous péchez contre la nature et contre la société, si vous frappez votre père et votre mère, si vous vous livrez au bri­gandage, si vous devenez incendiaire, etc., etc.

Ce serait un péché contre Dieu le Père si, après votre conversion, vous châtiez votre corps par des pénitences exagérées qui vous rendraient malades, car Dieu le Père est le créateur de votre corps et de votre âme. L'ignorance est un péché contre Dieu le Fils. Enfin le péché contre le Saint-Esprit dont N.-S. a dit qu'il ne sera pas pardonné, peut se commettre de cinq manières : 1° en péchant contre la grâce etia miséricorde, 2° en désespérant de la grâce de Dieu, 3° en résistant aux avis et aux inspirations de l'Es‑120-prit-Saint et en cherchant à le détruire en soi, 4° on pèche encore contre le Saint-Esprit en s'attribuant à soi-même les biens du corps et de l'âme que nous tenons de Dieu, nous persuadant, dans notre orgueil, que nous les avons mérités, que nous n'avons pas d remercier le Seigneur de sa bonté et à lui témoigner notre reconnaissance pour ses bienfaits, 5° enfin le Saint-Esprit est offensé lorsqu'il veut opérer dans une âme et que cette âme le repousse, se détourne de Lui pour s'occuper de choses qui lui sont contraires, ou bien lorsque celle-ci refuse obstinément de se ren­dre à ses avis pour suivre d'autres inspirations. Tel­les sont les différentes manières de pécher contre le Saint-Esprit.

Or, n'est-ce pas, je le demande, une grande grâce de Dieu que de discerner le péché dans ses divers degrés de malice et de pouvoir ainsi s'en préserver. Le vrai pauvre d'esprit reçoit cette grâce dans sa plénitude; la lumière dont il jouit lui fait en même temps découvrir et éviter désormais ses fautes. C'est ainsi qu'il reste pur, et voilà pourquoi, sous ce rap­port encore, la pauvreté d'esprit est une opération toute pure, parce que aucune impureté ne peuts'ydís­simuler.

CHAPITRE VI OPÉRATION DE LA GRÂCE DANS L'HOMME CONCERNANT LE DISCERNEMENT DE L'ESPRIT DU MAL, DE L'ESPRIT HUMAIN ET DE L'ESPRIT ANGÉLIQUE

52. La grâce nous apprend encore le discernement des esprits, ce qui est un don précieux, non seule­ment utile mais très nécessaire à tout homme qui aspire à la perfection. Le Seigneur ne donne cette grâce qu'à ses élus. Or, il y a quatre sortes d'esprits qui s'adressent à nous et nous font subir leur influen­ce. Pour les connaître et les distinguer il faut une lumière extraordinaire qui ne peut venir que de la grâce.

1. Le premier esprit qui nous parle est celui du mal. Il cherche ou bien à porter l'homme au péché, ou bien à l'engager à certaines vertus, ou bien même à lui représenter la perfection.

Quelqu'un a t-il un penchant à la luxure ? l'esprit du mal s'efforce de lui montrer le péché et le plaisir sous les couleurs les plus attrayantes. La chair est malheureusement inclinée vers la volupté, et la rai­son troublée par les excitations d'en bas ne sait pas résister; alors, le poids de la chair l'emporte et l'homme tombe misérablement et s'adonne au péché impur extérieurement ou intérieurement. Que si la 122 raison maintient son empire et garde le corps soumis à sa domination en l'éloignant du péché, l'esprit du mal prend alors une autre voie pour atteindre son but. Il s'efforcera d'égarer l'homme et de le troubler dans sa foi, car il est dit que nous devons toujours combattre. Si nous luttons, ici encore, contre le ten­tateur et si après avoir imploré en toute confiance le secours de Dieu, nous sortons victorieux de l'épreuve, l'ennemi se transforme alors en ange de lumière et donne le conseil de pratiquer la vertu. Mais cette vertu à laquelle il nous porte dépassera les forces de la nature. Ce sera, par exemple, la pratique de jeû­nes outrés, de longues prières, de veilles excessives, etc. L'esprit de perdition tentera de détruire notre santé, de nous faire tomber dans la maladie et de nous mettre dans l'impuissance complète ; c'est dans ce but qu'il conseille des exercices désordonnés, dépassant toute modération. La vraie vertu, au con­traire, ne peut se développer qu'en gardant le juste milieu. L'exagération vient du mal et y conduit. La victime de ce funeste aveuglement finit par ne pou­voir plus rien, ni pour elle-même, ni pour le pro­chain, ni pour le service de Dieu. Et c'est bien là l'in­tention du tentateur : il veut ruiner l'homme, corps et âme.

Supposé que celui-ci sache se maintenir dans de justes limites, qu'il ne se livre à ces exercices qu'avec une sage modération, le faux ange de lumière ne se tient pas encore pour battu : il redouble ses efforts ; il fait entrevoir une perfection sublime. Cédant à cette impulsion, l'homme monte de vertu en vertu, il se 123 débarrasse cte ses défauts et devient pur. C'est alors qu'une illumination extraordinaire se fait dans son esprit, une foule de vérités se révèlent à ses yeux. Cependant l'ange de ténèbres s'est caché derrière tou­tes ces splendeurs. Au milieu en effet de toutes ces vérités qu'il voit clairement, l'homme en découvre une dont le sens lui reste obscur : il voudrait la com­prendre et il n'y réussit pas. C'est le moment choisi par l'imposteur pour lui suggérer une image erronée à la place de la vérité, image contraire à la foi, à la charité, à la vie ou à la doctrine de Jésus-Christ. Si par malheur l'homme s'empare de cette image et l'accepte comme vraie, il devient la victime du men­songe et la dupe du tentateur ; il tombe, et sa chute est terrible et funeste pour lui, car c'est une chute spirituelle, dont Dieu seul pourra le relever en lui montrant son erreur.

Supposé encore que le Seigneur ait eu pitié de ce pauvre égaré en lui faisant connaître par sa gràce l'erreur dans laquelle il était tombé; supposé que celui-ci ait renoncé à son égarement pour s'attacher à la vérité et y rester fidèle en se soumettant désor­mais à lieu et à sa sainte volonté, le tentateur néan­moins ne le laissera pas tranquille; encore une fois, il s'approche de lui et le sollicite par la dernière et la plus dangereuse tentation : la suffisance et l'or­gueil. Cet homme est porté à se croire supérieur aux autres : il se demandera peut-être, si, en dehors de lui, il en est un seul dans le monde qui soit exempt d'erreur, et qui mette, à l'égal de lui, sa vie en con­formité avec la vérité. 124

S'il résiste à cette suggestion dangereuse, s'il re­jette loin de lui cette folle présomption, s'il reconnait que par lui-même il n'est rien, qu'il ne peut rien sans Dieu, à qui seul il rapporte tout honneur et toute gloire, oh ! alors, c'est la force dans l'humilité ; le tentateur ne pourra plus rien contre lui. Rien n'ins­pire plus d'horreur à l'esprit du mal qu'une profonde humilité ; l'homme vraiment humble n'a plus rien à craindre de ses attaques. L'humilité est une forte­resse inexpugnable : on pourra bien l'attaquer ; mais s'en emparer, jamais. Aussi longtemps que vous vous y maintiendrez, vous serez invincible. L'humilité est le fondement solide. L'édifice bâti sur elle sera iné­branlable ; mais vouloir édifier la vertu sans elle, c'est la condamner à l'avance à la ruine. Avoir l'hu­milité de cœur, c'est enlever au démon toutes ses armes. Or, la vraie pauvreté et la vraie humilité, c'est tout un. Que peut-on ravir à celui qui depuis long­temps s'est débarrassé de tout ? Rien ne lui arrive qui ne le rapproche de Dieu; Satan lui-même, en voulant lui nuire, le sert. Ne rendit-il pas service à saint Paul et ne le fit-il pas avancer dans la vertu en le soufflettant. La tentation le fortifia dans l'humilité, et c'est ce qui le faisait s'écrier : La vertu se parfait dans la faiblesse.

53. 2° Le second esprit qui parle à l'homme et lui donne ses impulsions, c'est la raison. Celle-ci se sert d'images, de formes et d'apparences ou d'espèces. C'est elle qui nous apprend à connaître les créatures. Quand un homme, à l'aide des apparences, a appris à connaître la nature des choses créées, il a atteint la plus haute noblesse de sa raison. Mais si, s'attachant à lui-même, il s'arrête avec complaisance sur la splendeur de cette raison, il ne se maintiendra pas longtemps dans sa noblesse. Il tombera bientôt ; il sera fragile, faible, vicieux, car aucune nature créée ne peut longtemps se maintenir sans faiblesse et sans changement. Au contraire, si, dans cette élévation de sa nature, l'homme au lieu de s'admirer lui-même se tourne vers Dieu pour rendre hommage à sa beauté, à sa puissance, à sa majesté, oh ! alors, sa noblesse naturelle s'augmente de celle de Dieu même ; sa na­ture unie à celle de Dieu devient immortelle et im­muable ; la lumière, la vie, la vérité divines se répan­dent en lui. Mais c'est là l'opération de Dieu. — Aussi longtemps qu'Adam se maintint au suprême degré de perfection de sa nature, il connaissait et compre­nait parfaitement toutes les créatures, et c'était là le plus grand bonheur de son existence. Il en est encore de même. Quand l'esprit de l'homme se maintient au-dessus de tout ce qui est mobile et accidentel, pour arriver à connaître la nature des choses créées, il voit et il comprend un grand nombre de vérités, et c'est pour lui la source d'un grand bonheur. Il serait alors tenté de prendre pour un effet surnaturel de la grâce ce qui, en réalité, vient uniquement de sa nature, parce qu'il ne sait pas distinguer entre la nature et la grâce. Celle-ci ne commence que lorsque l'esprit de l'homme est élevé au-dessus de lui-même et de toutes choses, qu'il vit et voit tout en Dieu, c'est alors seulement que la lumière, la vie et la vérité divines se répandent en lui. Il en est de même pour la raison. Livrée à elle-même elle perçoit des vérités 126 naturelles, et en même temps elle peut recevoir d'en haut une lumière. Or, pour discerner la vérité natu­relle de la vérité divine, il faut observer ce qui suit :

La vérité est naturelle quand l'homme, avec sa seule raison, peut distinguer des réalités multiples et variées. Il a besoin pour cela d'images afin de pouvoir comparer entr'elles ces différentes réalités et voir celles qui se rapprochent le plus de la vérité. La rai­son, en effet, ne peut rien connaître sans images. Elle cherchera donc à rassembler les choses et apprendra à les discerner d'après leurs images ou leurs espèces sensibles. Si ces images ou ces représentations sont mauvaises, on peut dire qu'elles viennent de l'esprit du mal ; si elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles procèdent de la nature ; si elles sont bonnes, elles proviennent du bon esprit. Ainsi donc les mauvaises, celles qui portent au péché, qui en sont la cause ou l'occasion, ont pour principe l'esprit du mal ; mais celles dont le but est simplement de nous faire connaître les réalités naturelles sont indifférentes : elles ne sont ni utiles, ni contraires à notre vrai et éternel bonheur. Elles ne peuvent pas procurer la vie éter­nelle, car celle-ci se puise uniquement dans la connaissance de Dieu : elles ne sont pas non plus mau­vaises, car, en soi, elles n'impliquent pas de péché; elles peuvent même devenir bonnes à la condition que nous nous servirons d'elles comme d'un auxiliaire pour la pratique de la vertu et pour parvenir à la connaissance de Dieu. La vérité naturelle consiste donc à connaître et à distinguer les réalités qui par elles-mêmes ne sont ni bonnes, ni mauvaises.

La vérité divine au contraire a pour objet la connais­sance et la compréhension pure des choses éter­nelles. Ici, pas n'est besoin d'images. C'est un état tout intérieur : la perception et la connaissance de Dieu et des créatures, du péché et de la vertu, de la multiplicité ou de la variété, aussi bien que de l'unité et de la simplicité, de ce qui est utile comme de ce qui est nuisible, du bien et du mal, tout cela se fait dans Une sorte d'intuition calme et sublime.

Mais, me demanderez-vous, comment est-il possible de distinguer sans images, sans similitudes extérieu­res ? Je vous réponds, en maintenant qu'en vérité les hommes que Dieu a touchés ou qu'Il touche intérieu­rement, perçoivent tout cela sans images ; toutes ces choses leur sont révélées sans figures, dans une intel­lection toute pure, dans une vision bienheureuse. Celui, en effet, qui s'est entièrement renoncé lui-même et dégagé de toutes les réalités de ce monde ; celui dont l'esprit est fixé en Dieu et se repose en Lui, apprend là, sans images [18], combien Dieu est aima-128-ble et doux, combien la créature est amère et mépri­sable. Ne lui montrez rien par des images, des repré­sentations ou des formes diverses : il a devant lui l'image et la forme divine, cela lui suffit, cela lui révèle et enseigne tout. Et cette manifestation, cette révélation ne se fait pas dans la multiplicité et la va­riété, mais dans la plus simple unité ; c'est pour cela qu'elle s'appelle divine, car elle ressemble à la con­naissance même de Dieu. De même en effet que Dieu voit tout en Lui-même par un simple regard sur sa propre substance, sans aucune image créée, de même l’homme vivant en Dieu perçoit en quelque sorte tou­tes choses, en demeurant simplement en Dieu, car celui qui saisit Dieu saisit tout en Lui [19].

Or, pour avoir cette intuition et cette connaissance de Dieu il suffit de voir l'action qu'Il exerce dans le cœur de l'homme et les fruits qu'il y produit. Celui qui perçoit au dedans de lui-même les effets de l'action divine, n'a pas de peine à reconnaître, à juger et à apprécier les autres opérations et les autres effets qui n'auraient pas Dieu pour cause. L'opération divine est aimable et délicieuse, ses fruits sont doux et sua­ves : l'action de la créature, au contraire, est dépour­vue de joie, ses fruits sont âpres et amers. La pomme sucrée que vous goûtez vous fait sentir l'amertume de celle que vous avez mangée auparavant. Ce n'est qu'après avoir goûté combien Dieu est doux et aima­ble que vous comprendrez combien amer est tout ce qui n'est pas Dieu. Voilà pourquoi Notre-Seigneur disait : « C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez » (Matth., vii, 16).

Voilà donc comment on constate la vérité naturelle et la vérité divine. Or, le vrai pauvre d'esprit, libre de toutes les fluctuations accidentelles, n'a plus la

130 moindre difficulté à comprendre les choses naturelles, car — ne l'oublions pas -- ce qui met obstacle à l'intelligence aussi bien des réalités naturelles que de la divinité, c'est la fluctuation et le changement qui nous entourent. Mais du moment que le véritable pauvre d'esprit est complètement libre de ses contin­gences, il comprend toute vérité naturelle et divine, et par là même il est en état de choisir parmi toutes choses les meilleures.

Vous me direz peut-être : mais comment cela peut-il être puisqu'enfin un grand nombre d'âmes pures ne voient pas et ne trouvent pas en elles-mêmes ces vérités ? Je vous répondrai encore une fois que le vrai pauvre d'esprit est en possession de toute vérité. Cette vérité, il la porte cachée au plus intime de son âme. Il est incapable peut-être de l'exprimer en ima­ges et en figures, mais cependant, il la comprend dans son essence; il ne la trouve pas dans ses puissances, mais cependant il la trouve dans son fond, dans son essence [20].

54. 3° En troisième lieu l'homme est intérieure­ment porté au bien par la voix de son ange. Sans cesse, il nous exhorte à la vertu, nous montrant com­ment celle-ci nous conduit et nous unit à Dieu, com­ment cependant nous devons en faire les actes extérieurs avec modération et dans l'ordre convenable. Il apprend au commençant la pénitence et la contri­tion ; à celui qui progresse le recueillement intérieur et la prière. Il nous dit comment la vertu nous fera goûter la douceur et les délices de Dieu, comment elle fera luire, dans notre âme, une lumière nous per­mettant de discerner le vrai du faux, le bien du mal.

Votre ange ne vous montre pas seulement la vertu et comment vous devez la pratiquer, il vous apprend aussi ce qu'est le vice et comment vous pouvez et devez l'éviter. Il est certain en effet que la connais­sance des fautes et des faiblesses nous fait apprécier davantage la vertu, comme, par opposition, le noir fait mieux ressortir le blanc. Vous apprenez ainsi à fuir les fautes et les vices et, à mesure que vous vous en séparez, vous vous rapprochez davantage de la vertu, et la vertu se rapproche davantage de vous. Celui-là seul, en effet, est vertueux qui renonce au vice et au péché. Réciproquement, plus vous consta­terez en vous de vertu, plus vous pourrez être assuré, que vous êtes exempt des défauts qui lui sont con­traires. Aussi longtemps que vous serez dépourvu 132 de vertu, vous serez rempli de fautes et de péchés ; il faut être riche en vertu, pour pouvoir être complè­tement libre de tout péché. Cependant si vous fuyez le péché, c'est le signe que vous avez au moins le désir de la vertu, n'en feriez-vous pas encore les œuvres; si vous ne trouvez en vous aucune vertu, soyez sûr que vous êtes encore plongé dans le péché.

Sans doute, la parole de l'ange, dans votre intérieur, se manifeste par des images et des représentations. Mais ces images sont bonnes et utiles ; elles vous conduisent dans la voie de la vérité, et, sans elles, il vous serait bien difficile cle pratiquer la vérita­ble vertu. Puis donc que ces images vous sont nécessaires, vous ne devez pas vous y sous­traire, car si vous y renonciez vous ne pourriez plus vous maintenir dans l'ordre et la modération qui doivent régler vos efforts dans l'exercice de la vertu, et, par suite, vous ne feriez, en réalité, que peu de bien. Ces images sont un effet de la grâce ; elles viennent d'elle ; par conséquent, elles ne sauraient constituer un obstacle à votre véritable avancement spirituel: elles sont, au contraire, d'un grand secours. Elles remplissent. auprès de votre âme, la fonction qu'accomplit l'œil auprès du corps, en l'empêchant de tomber en se heurtant ; elles font ce que fait un guide pour l'aveugle qui, sans lui, se précipiterait dans la fosse : les images dont je parle vous préser­vent des fautes et des imperfections. Mais je n'en dis pas autant de toutes les images. Il en est dont nous devons nous défier, auxquelles il faut renoncer parce qu'elles sont nuisibles : ce sont celles qui nous éloi­gnent de la vérité divine. Quant à celles qui nous y conduisent, recevons-les avec respect, et abandon­nons-nous à leur direction.

ll importe donc de connaître la différence entre les images provenant du bon ange et celles qui viennent du démon : cette différence est très grande. La con­naissance naturelle et inspirée par l'esprit du mal fait que l'homme porte toute son attention sur lui- même. Il se glorifie de sa science, il s'y complaît ; il ne pense qu'à lui. Telle est en effet, ordinairement, la na­ture humaine qu'elle tourne tout à l'amour et au profit du moi, sans se soucier des autres ; ce qu'on aime par nature, on l'aime pour soi et pour sa nature ; on le laisserait de côté si l'on n'y trouvait pas son compte. Les images angéliques, au contraire, nous détachent de nous-mêmes et de toutes choses, pour diriger nos pensées et nos aspirations vers Dieu et nous faire tout rapporter au Créateur.

Ne dites pas : Le pauvre d'esprit a dans son inté­rieur une quantité d'images naturelles. — Je vous réponds : le vrai pauvre d'esprit est libre de toute image naturelle ; comme tel, il a renoncé à lui-même et à toutes choses. Toutes les représentations ont dis­paru de son âme ; elles ne sont plus naturelles, elles sont devenues angéliques, parce que le vrai pauvre d'esprit rapporte tout à Dieu, rien à soi-même. Il a peut être des dispositions naturelles plus parfaites que celles de bien d'autres, mais il n'en use que pour acquérir et pratiquer la vertu ; par conséquent loin de lui nuire, ces dispositions l'aident et le ser­vent. Ceux au contraire qui sont attachés à eux‑132-mêmes, qui rapportent tout à eux-mêmes, qui n'ont d'autre but que de courir après les biens temporels, vivent et meurent uniquement dans des images na­turelles. C'est ici le cas. Sans doute, plusieurs de ceux dont nous parlons voudraient unir le temporel et l'éternel, jouir en même temps de l'un et de l'au­tre; mais c'est impossible, car ces deux choses sont trop différentes pour pouvoir se trouver à la fois dans un seul et même sujet. Etre pauvre d'esprit et simul­tanément riche selon la chair, goûter le noyau sans être obligé d'en enlever la gousse, posséder en même temps Dieu et les créatures, voilà ce qu'ils croient possible, ce qu'ils désirent; mais en réalité, que sont-ils ? des hommes exclusivement attachés à la nature et emprisonnés dans les images des choses passagères. Ils vivent dans des représentations gros­sièrement corporelles, non dans les images spiritua­lisées de leur nature. Aussi sont-ils dans un état d'in­fériorité et d'imperfection par rapport aux hommes spirituels. Le vrai pauvre d'esprit, lui, celui qui est véritablement spirituel, renonce à tout : au temporel, au dehors ; au spirituel même et à l'immortel, au dedans : toutes ses pensées, tous ses désirs, toutes ses imaginations, toutes ses aspirations n'ont qu'un objet, Dieu et sa sainte volonté. Voilà pourquoi ses images sont angéliques et non pas naturelles, parce que ses sentiments, comme ceux de l'ange, n'ont qu'un but, Dieu.

Mais, me direz-vous, comment pourrai-je savoir que les images qui se présentent àI mon esprit sont naturelles ou qu'elles viennent du bon ange, puisqu'elles ont tant de ressemblance quant à leur forme ? — Alors même, vous répondrai-je, qu'elles se ressemblent pour la forme, pour la représentation et l'apparence, elles diffèrent néanmoins quant au but. Vous les distinguerez à ceci : Dans les images naturelles tout converge vers la nature ; c'est la nature qu'elles visent : triste et antique héritage que nous tenons d'Adam, après sa chute. L'image de l'ange, au contraire, se détourne de la nature et se dirige uniquement vers Dieu : c'est l'héritage nou­veau, l'image renouvelée du Christ, car c'est le Christ qui nous l'a apportée. Avant l'apparition du Christ sur cette terre, l'amour-propre régnait partout ; tous les hommes avaient faim et soif des richesses ; ils méprisaient la pauvreté, ils l'avaient en horreur ; tous voulaient posséder et jouir. Le Christ est venu et Il a apporté avec lui l'image angélique que nous avions perdue par le péché d'Adam. Il nous a fait connaître la pauvreté extérieure et intérieure: et c'est dans cette double pauvreté que consiste l'image angélique. Celui-là seul a cette image qui, intérieurement et extérieu­rement est libre de tout bien terrestre et qui imite Jésus-Christ dans sa vie vraiment pauvre. Seul, en effet, celui-là a renoncé à lui-même et au monde pour devenir semblable aux anges et non plus à Adam. Si vous êtes attaché aux biens terrestres et extérieurs, vous agissez comme Adam ; et si, vous faisant le centre de tout, vous vous admirez vous-même, n'aimant que vous, ne désirant que vous, vous agissez comme Lucifer dont le péché a été spirituel, tandis que celui d'Adam était surtout corporel, et par con‑136-séquent moins grave que celui de l'Ange déchu. C'est toujours à ce point de vue qu'il faut se placer pour juger des péchés de l'homme. Il est évident en effet que celui qui ne connaît que son amour-propre, qui fait de sa personne son Dieu, commet un crime plus grave que le malheureux qui se laisse tenter par des choses futiles et passagères. Mais si vous êtes à la la fois détaché de vous-même et de tout ce qui est temporel et terrestre, oh ! alors, vous avez en vous l'image angélique, que Notre-Seigneur a apportée du ciel ; vous ressemblez au Christ.

Voilà donc en quoi consiste la différence entre les images venant de notre bon ange, et celles qui pro­viennent de la nature. Les images naturelles entrai­nent à la délectation de la nature viciée et corrom­pue par la chute d'Adam; les images dont l'ange est l'auteur conduisent à la vertu, apprennent à mépri­ser les plaisirs sensuels et dirigent le cœur vers Dieu. — Les suggestions de Satan vont à l'inverse de celles du bon ange ; elles ont quelque ressemblance avec les images et les représentations naturelles, auxquel­les le démon ne fait que se mêler pour achever de les corrompre. Aussitôt en effet que l'homme, captivé par les images des sens, se laisse aller à leur séduc­tion naturelle, le tentateur s'approche et lui suggère une image mauvaise qui flatte sa sensualité et exalte sa jouissance. Si alors le malheureux se laisse pren­dre à ce jeu des sens, s'il s'y complait, l'image qui était d'abord naturelle devient diabolique. Au con­traire, s'il résiste et renonce à la délectation qui s'offre, c'est l'image angélique qui s'empare de lui.

Le voilà en sûreté pour le moment; mais pas pour longtemps, car Satan revient à la charge et prend cette fois les apparences du bon Ange. Sous ce dégui­sement, il conseille à l'homme des mortifications exa­gérées de la nature, jusqu'à le pousser au complet anéantissement de la vie corporelle : il l'engage à des entreprises impossibles, capables d'amener la mort ; il veut détruire l'homme avant le temps ; il l'entraîne au suicide. C'est ainsi que le tentateur mêle ses représentations pernicieuses et funestes à celles de la nature et du bon ange. En habile imposteur, il prend toutes les formes et, volontiers, il se revêt de celle de l'ange de lumière, pour pouvoir séduire plus facile­ment. Cependant, si vous savez garder en tout la juste mesure, si, en ami de la vraie pauvreté, vous avez renoncé à toute satisfaction terrestre, à toute inclination capable de vous éblouir, les représenta­tions et les illusions de Satan n'auront pas d'effet sur vous; elles pourront bien se présenter, mais vous ne leur permettrez pas de durer et vous resterez fidèle aux sages inspirations de votre bon ange, qui de vertu en vertu vous conduira à Dieu.

Cette doctrine n'est pas en contradiction avec celle que nous avons affirmée, au commencement, lorsque nous disions que le véritable pauvre d'esprit est élevé au-dessus de toute créature, qu'elle soit ange ou homme, et qu'il doit uniquement se reposer en Dieu, se placer, par conséquent, au-dessus de toutes les images des choses créées, que ces images viennent d'un ange ou de toute autre créature. Noiis devons en effet considérer cette élévation du véritable pauvre 138 d'esprit sous un double rapport. Premièrement au point de vue des puissances supérieures de l'esprit dans lesquelles consiste sa ressemblance avec Dieu (in mente), et ensuite au point de vue des puissances inférieures de l'âme qui sont les guides de l'homme dans le temps. Sous le premier rapport, le vrai pau­vre d'esprit est réellement élevé au-dessus de toute créature, au-dessus de toute image, de quelque côté que vienne celle-ci ; il en est complètement libre et dégagé ; c'est Dieu seul qui agit en lui et qu'il laisse agir à l'exclusion de toute représentation quelconque. Car Dieu ne se sert pas d'images pour agir. Il opère directement par sa propre essence, et tout intermé­diaire ne pourrait que nuire à son opération. Mais, si nous considérons l'homme sous le rapport des puis­sances inférieures de son âme, les images et les re­présentations lui sont indispensables : sans elles il ne pourrait rien discerner, rien ordonner comme il con­vient. Ce qui importe c'est de n'avoir que de bonnes images, provenant de l'Ange, et de s'abandonner à elles pour suivre, en tout, ce qui est vrai, juste et bon ; il ne doit pas s'en servir pour se replier avec complaisance sur lui-même et s'enfermer dans sqn amour propre ; elles lui tiendront lieu au contraire de guides pour le conduire à Dieu [21].

CHAPITRE VII OPÉRATION DE L'ESPRIT DE DIEU SUR L'ESPRIT HUMAIN PRODUISANT LE DÉTACHEMENT INTÉRIEUR ET EXTIRIEUR

55. Enfin, le quatrième esprit qui parle intérieure­ment à l'homme et lui donne ses impulsions, c'est l'Esprit le plus auguste l'Esprit incréé, l'Esprit divin. Son langage se fait dans une contemplation pure et sans voiles, dans une manifestation claire et directe de la volonté divine. Pour entendre ce langage, l'homme est sorti de lui-même, élevé au-dessus de toutes les images, au-dessus de toutes les puissances et facultés sensibles ; il est introduit complètement dans l'essence même de Dieu. Là, vraiment, l'esprit humain comprend la noblesse de son origine et sa prodigieuse dignité. Il est pénétré de la splendeur de Dieu ; il est purifié par l'Esprit de Dieu. Ainsi se vé­rifie la parole de Saint Paul : « Celui qui adhère au Seigneur est un seul esprit avec lui » (I Corint. vi. 17). 140

Or, cette union avec Dieu consiste à sortir de soi- même, à se détacher de tout ce qui est créé et tem­porel, pour se plonger et s'abimer dans la source de toute pureté. C'est là que l'esprit (mens) reconnait et retrouve l'image divine qui a été imprimée en lui et qui reste ineffaçable et indélébile au fond de lui- même. Cette image, Dieu l'aime, Dieu l'unit à son essence. Et voilà comment l'esprit de l'homme, en tant qu'image de Dieu, devient un seul esprit avec Dieu.

Celte union de notre esprit avec la divinité s'accomplit par la conformité de notre volonté avec la volonté divine. C'est cette union qui spiritualise tout ce que Dieu a spiritualisé, et c'est pour elle que Dieu a tout spiritualisé. Qu'est-ce à dire, me demandez- vous ? Dieu a tout créé par amour, et c'est pour cela que toutes choses sortant de ses mains étaient parfai­tement bonnes (Genèse, 1). Or, quand l'esprit de l'homme fait tout par pur amour, tout ce qu'il fait est bon, et toutes ses œuvres sont divines, car l'amour de Dieu rend tout bon, suivant la parole de Saint Augustin. « Aimez divinement et faites ce que vous voudrez » : tout sera bon. L'esprit de Dieu se fait enten­dre à l’homme. Pourquoi ? Uniquement afin que celui-ci lui réponde, dans son esprit, par l'amour et qu'il trouve comme un écho en Dieu, et cette correspon­dance, cette union s'établit quand l'homme poursuit la gloire de Dieu en tout, dans ses pensées, dans ses paroles, dans ses actions ; quand il n'y a plus le moindre incident de sa vie qui trouble la pureté de ses intentions, quand il ne se laisse captiver par aucune contingence (Züfallig : accidentel), quand il est toujours prêt à entendre Dieu, lorsque Dieu veut lui parler. L'écouter, alors, c'est son plus grand bon­heur. Et c'est pour mieux l'entendre qu'il renonce à tout. Lui seul ! sa parole ! voilà ce qu'il désire. Et par ce renoncement complet l'homme consacre véri­tablement tout à Dieu. Voilà la réponse que son esprit fait à Dieu, en Dieu. Dieu lui a tout donné, il donne tout à Dieu et il devient ainsi un seul esprit avec Lui. C'est dès lors. entre Dieu et lui une amitié intime. Amitié veut dire union. Un ami, c'est un autre soi- même : entre les deux la fusion est complète. Ainsi en est-il entre l’esprit de Dieu et l'esprit de l’homme « Je ne vous appellerai plus des serviteurs, mais des amis » dit le Seigneur à ses disciples » (Jean, v. 15). Or, quand cette parole fut dite les Apôtres avaient tout quitté pour le suivre ; voilà pourquoi ils n'é­taient plus des serviteurs, mais des amis. Voulez- vous être l'ami de Dieu ? renoncez à tout et suivez Dieu. Si votre cœur est encore attaché à ceci ou à cela vous êtes le serviteur, vous n'êtes pas l'ami. Et si vous n'êtes pas l'ami, vous n'êtes pas un seul esprit avec Dieu, car c'est l'amitié seule qui unit et non pas le servage.

56. Trois choses sont à la base de l'amitié :

1° La ressemblance d'abord. Chaque être aime son semblable. Or, regardez : Dieu est affranchi de toute attache terrestre. Voulez-vous lui ressembler? Brisez tous les liens qui vous retiennent à la terre et vous serez comme Lui. C'est l'amitié qui fait l'égalité, et de l'amitié découle l'union. Dieu est le dispensateur 142            de toutes choses ; rendez lui tout ce qu'il vous a donné. Dieu est l'ami de la vertu ; aimez et pratiquez la vertu.

2° La seconde chose qui produit l'amitié c'est la conformité entre les volontés. Ce que l'ami veut, son ami doit le vouloir aussi. Veuillez donc ce que Dieu veut, haïssez ce qu'il ne veut pas. Or Dieu veut que vous soyez saints : « Haec est voluntas Dei sanctificatio ves­tra » dit saint Paul, (2 Thessal. vi. 3.). Cette sanctifi­cation, vous devez la vouloir vous-même. La sainteté consiste à être détaché, pur, des choses terrestres ; si vous voulez être saint, détachez donc votre cœur de la terre ; c'est la volonté de Dieu, que ce soit aussi la vôtre et vous serez son ami. Ne faites pas comme beaucoup de personnes qui disent : « Ah ! si seulement je savais ce qui est le plus conforme à la volonté de Dieu, avec quel empressement je le ferais! » Elles mentent, car elles le savent très bien, mais elles ne veulent pas le faire. Jésus-Christ ne nous a-t-il pas dit que suivre sa doctrine c'est faire la volonté de Dieu ? Or que nous apprend-elle, cette doctrine ? Que nous devons nous renoncer nous-mêmes, porter notre croix, chaque jour, et le suivre. Vous ferez donc la volonté divine dans la mesure où vous vous renon­cerez vous-même, et toutes les fois que vous ne vous renoncerez pas, vous mentirez en prétendant que vous voulez faire sa volonté. Si vous voulez sérieuse­ment faire la volonté de Dieu, il faut que votre vie soit conforme à sa doctrine, et cette doctrine, encore un coup, la voici : Renoncez-vous vous-même. Vous vou­lez connaître la volonté de Dieu ? la voilà. Ne dites donc plus : « Je ne suis pas sûr de ce que Dieu me demande ». J'en suis sûr, moi, je vous l'affirme ; c'est cela que Dieu veut. Prenez y bien garde : que sa volonté soit aussi la vôtre.

Dieu est le dispensateur de tous les dons. Soyez attentifs et voyez si vraiment vous voulez tout accep­ter de sa main. Etes-vous privé d'un don ? C'est vous qui n'en avez pas voulu, c'est sur vous que retombe la faute. « Eh ! quoi, me dites-vous, Dieu n'a-t-il pas réglé toutes choses et ordonné l'état et la condition de chacun ? L'état dans lequel je vis présentement est donc bien celui que Dieu a voulu. » — Il est très vrai que Dieu a ordonné toutes choses, mais pour le bien des hommes, pour leur donner à tous le moyen d'ar­river à la perfection. Et si vous n'y parvenez pas, la faute n'en est pas à Dieu et aux dispositions qu'il a prises. L'homme aussi prend bien des dispositions et règle bien des choses qu'il attribue à la volonté de Dieu, alors qu'en réalité il ne fait que sa propre volonté et son bon plaisir ; c'est lui-même qui met ainsi obsta­cle à sa perfection.

Vous me direz encore peut-être : « Je veux bien croire que Dieu veut pour moi et pour tous les hom­mes la plus haute perfection ; mais je n'en suis pas capable : ce n'est pas ma vocation ; je n'ai pas la force nécessaire pour arriver à ces sommets, pour parvenir à cette entière pauvreté d'esprit, à ce com­plet renoncement dont vous parlez. Or, je ne suis pas tenu de me tourmenter pour une chose dont je ne suis pas capable : on ne demande pas à un homme faible et infirme de devenir un héros ». Je vous réponds 144 sans hésiter que chacun est capable d'arriver à la plus haute perfection ; puisque telle est la volonté de Dieu, Il en donne à tous le moyen, Il veut les aider tous. A vous d'accepter ces secours et d'y coopérer. Vous dites que vous n'y êtes pas appelé, que vous n'avez pas les forces nécessaires ? Cherchez à les obtenir ; travaillez, faites des efforts pour que vous soyez appelé. Soyez humble, surtout. L'humilité vous conduira à la plus haute perfection. Marchez résolu­ment dans les chemins qui y conduisent et vous y arriverez. Si vous vous sentez faible et malade, ayez recours à Dieu ; unissez votre faiblesse à sa force. Ce que vous ne pouvez pas par vous-même, Dieu l'accom­plira en vous. C'est ainsi que vous ferez la volonté de Dieu qui n'est autre chose que la mise en pratique de sa doctrine. Conformez votre volonté à la sienne et vous serez son ami et vous formerez un seul esprit avec Lui.

L'ami doit encore haïr ce que son ami déteste. Vous voulez être l'ami de Dieu, vous voulez qu'Il soit le vôtre ? Haïssez et détestez ce qu'il a en horreur. Or Dieu a en horreur le péché ; ayez pour le péché la même aversion ; c'est la condition pour que Dieu soit votre ami. — « Mais comment Dieu peut-il haïr? », me demandez-vous ? N'est-il pas l'Amour, l'Amour essentiel, l'Amour immuable ? Comment cet amour unirait-il? Comment changerait-il ? » — Tout ceci est très vrai, mais il faut bien le comprendre. Dieu est un être pur et immuable. Il est l'amour éternel et essentiel. Or, Il a fait l'homme pour Lui, comme dit saint Augustin : « Vous nous avez faits pour vous, Seigneur, et notre cœur est inquiet tant qu'il ne se repose pas en vous ». Par conséquent, c'est à Dieu que l'homme doit aller ; mais le péché s'oppose à ce rapprochement et à cette entrée en Dieu. Par le pé­ché, l'homme se détourne et s'éloigne de Dieu. Le péché est donc l'effet de la haine. Et cette haine, on le voit, n'est pas en Dieu, mais dans l'homme. C'est l'homme qui hait Dieu quand il altère et détruit l'image divine imprimée au fond de son âme, quand il aliène et prostitue ce qui est fait pour Dieu, quand il s'oppose à la volonté de Dieu qui sollicite pour lui notre vie entière. En renversant cet ordre établi, l'homme commet un crime : Il provoque la colère de Dieu ; c'est la colère de l'amour, c'est le cri de la jus­tice. L'amour de Dieu ne cesse pas ; il souffre d'être méconnu. Dieu ne devient pas l'ennemi de l'homme, c'est l'homme qui se fait l'ennemi de Dieu. Il ne veut pas, Lui, de cette inimitié. Ah ! gardez-vous donc de vouloir jamais ce que Dieu ne veut pas, car il est votre ami. Ne l'aimez pas maintenant, pour le haïr ensuite. Comment un vrai pauvre d'esprit pourrait-il faire cela, lui qui est fixé dans l'immuable, élevé au dessus de toutes les contingences (züfallig : accidentel), au-dessus par conséquent de toutes les défectuosités, lui qui est un seul et même esprit avec Dieu ? [22]. 146

3. En troisième lieu, ce sont les dons et les présents qui entretiennent l'amour. Donner, c'est se rendre agréable à Dieu. Notre-Seigneur ne dit-il pas : « Fai­tes l'aumône et tout, pour vous, deviendra pur? » (Lue xi, 41). La pureté est la ressemblance avec Dieu, et Dieu aime nécessairement ce qui lui ressemble. C'est ainsi que les dons font de nous les amis de Dieu. Or, voulez-vous savoir quel est le don que Dieu demande de vous ? C'est vous même ; vous qu'il veut avoir ; vous que vous devez lui donner, car enfin vous ne pouvez lui faire de don plus précieux que vous-même. Si vous vous donnez à Dieu, vous lui donnez tout ; car l'homme est tout et vous n'avez besoin de lui offrir aucun autre sacrifice. Il vous le fait dire par Salomon : « Mon fils, donne-moi ton cœur » (Proverb. xxiii, 26).

Mais voici que vous me dites : « Du moment que l'homme est lui-même le sacrifice le plus parfait, le plus agréable à Dieu, le don le plus beau qui puisse lui être fait, il n'est plus nécessaire, il devient inutile de lui offrir autre chose, par amour ? » — Détrompez-vous; tous les autres sacrifices restent nécessaires et utiles, et doivent lui être faits par amour.

N'oublions pas tout d'abord que l'homme a été créé pour le temps et pour l'éternité. Or, il y a anta­gonisme entre ces deux choses. Si vous voulez acqué­rir l'éternité, il ne faut pas que vous vous plongiez et que vous vous perdiez dans les choses temporelles. Si donc vous possédez des biens temporels en abon­dance, c'est un devoir pour vous d'en donner pour l'amour de Dieu, et vous donnerez à la condition de n'être pas attaché à ces biens de la terre, car si vous l'étiez, vous vous éloigneriez, pour autant, de l'éter­nité. Quitter les biens temporels, c'est entrer dans les biens éternels. Plus vous aurez de richesses en y atta­chant votre cœur et moins vous aurez de paix dans l'âme. Le temps est sujet à des vicissitudes si gran­des, à des hasards et des revers si nombreux ! Com­ment votre âme pourrait-elle garder la paix si vous subissez tant d'influences ? Que d'obstacles à la con­naissance de la vérité dans les choses du temps ! Comme le feu de l'amour divin est exposé à s'éteindre à leur contact ! Saint Augustin l'a dit : « Il est juste de regarder les biens temporels comme un poison qui non seulement obscurcit la raison de l'homme, mais donne la mort à son âme, quand il s'y attache et veut en jouir ». Un autre maître de la vie spirituelle fait cette remarque : « Il est impossible d'allumer du feu 148      dans l'eau, il n'est pas davantage possible de voir le feu de l'amour s'enflammer dans le cœur humain, quand celui-ci se laisse captiver par la jouissance des biens de ce monde ».

En second lieu, souvenez-vous de ce qu'a dit Jésus- Christ : « Faites l'aumône et tout, pour vous, deviendra pur » (Luc xi, 41). Ah ! bien des fois sans doute vous vous êtes souillé par la possession et l'usage des biens de la terre. Voulez-vous redevenir pur ? donnez de votre temporel. L'amour avec lequel vous faites l'au­mône purifie et guérit les blessures que le temporel a faites à votre âme. Mais n'est-ce pas aussi le com­mandement du divin Maître ? « Faites aux autres hommes tout ce que vous voudriez qu'ils vous fassent à vous-mêmes. Voilà la Loi et les Prophètes. » (Matth. vii, 12). N'est-ce pas encore le précepte que nous donne saint Jean, l'apôtre de l'amour ? « Celui qui disposerait des biens de ce monde, et qui, voyant son frère dans la nécessité, lui fermerait ses entrailles, comment pourrait-il garder en lui l'amour de Dieu ? » (1 Jean, iii, 17). Or, c'est par des actes seulement que se manifeste le véritable amour de Dieu. Saint Grégoire nous dit : « Un grand amour opère de grands actes, l'amour qui n'agit pas n'est pas un véritable amour. Vous connaissez le proverbe : « On n'a pas à la fois une grande charité et un grand trésor. » La charité est un feu qui dévore tout ce qui passe. Le véritable amour ne règne que dans un cœur libre et détaché ou du moins nous con­duit à ce détachement. Quiconque s'encombre des biens temporels se dégrade lui-même et fait voir que le feu de l'amour divin ne brille pas en lui. Car il est de la nature du feu de consumer tout ce que sa flamme peut atteindre. Comment en serait-il autre­ment du feu de l'amour divin ? ne doit-il pas consu­mer toutes les choses temporelles si vraiment sa flamme s'est allumée dans notre cœur ? N'est-ce pas sous le feu de cet amour que saint Paul s'écriait : « Par rapport à l'éminente connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur, je regarde toutes choses comme un obsta­cle, pour Lui je me dépouille de tout : je n'en fais pas plus de cas que du fumier, afin de gagner le Christ » (Philip. iii, 8).

Si maintenant vous me demandez : Ne suffit-il pas à l'homme consumé par le feu de l'amour divin qui lui fait mépriser toutes choses, de renoncer à celles-ci intérieurement, et ne peut-il pas conserver extérieu­rement les biens temporels, pour s'en servir et les utiliser (c'est-à-dire ne peut-il pas être spirituel inté­rieurement, tout en restant du monde, au dehors ?) Je vous répondrai : Sans doute un homme peut con­server la pureté de cœur en veillant avec soin sur son intérieur, en s'exerçant à de salutaires médita­tions, surtout sur la passion de Notre-Seigneur. Ce sont là des pratiques excellentes pour garder pur son cœur. Elles allument en lui une lumière ardente. Mais encore faudra-t-il que cette lumière intérieure se montre au dehors. Si elle est puissante, elle devra tout dévorer, extérieurement et intérieurement ; si elle est faible l'homme pourra bien, au dedans de lui-même, mépriser les biens temporels, la flamme de l'amour pourra bien consumer les attaches de son cœur ; mais elle n'aura pas d'effet au dehors ; inté‑150-rieurement détaché des richesses (ce qui est indispen­sable pour le salut) cet homme les conservera cepen­dant. Ceux qui sont dans ces dispositions sont bons sans doute, mais ils ne compteront pas parmi les parfaits, car ceux-là seuls sont parfaits chez lesquels la flamme de l'amour divin a tout consumé tant au dehors qu'au dedans. Seuls, ils sont parvenus au plus haut degré de la perfection dont parle l'Evangile quand il dit : « Heureux les pauvres d'esprit, car le royaume des cieux est à eux » (Matth. v, 3).

Vous me direz peut-être: e Comment pouvez-vous parler ainsi du feu de l'amour divin comme s'il n'était pas infini ? par conséquent, comme tel, il ne peut être ni ardent, ni faible. Il n'est pas composé de parties, étant en lui-même une essence simple ! » — Cela est très vrai. Le feu de l'amour divin n'est ni fort ni faible, ni plus chaud, ni plus froid, si vous le considérez dans son essence. Mais prenez-le dans l'influence qu'il exerce sur le cœur humain : il est réellement fort ou faible, suivant que les cœurs sont plus ou moins capables de le recevoir, et suivant le degré de leur zèle, de leur désirs, de leurs aspirations vers Dieu. Si le zèle est grand et le désir ardent, la flamme du divin amour sera intense en proportion ; si au contraire zèle et désirs sont médiocres, la flamme sera faible. Prenez un homme dont la volonté est détachée de toutes les choses temporelles, il sera embrasé du feu de l'amour ; tout en lui sera consumé au dehors et au dedans, il aura réalisé la parole de saint Paul : « Notre Dieu est un feu qui consume » (Heb. xii, 27). Ce feu brûlera en celui qui veut tout laisser ; mais il ne brûlera pas en celui qui n'a pas cette volonté.

Oui, vraiment, quand l'esprit est pauvre et libre de tout, par l'amour, le corps lui aussi devra être pau­vre et libre des biens de ce monde et ne garder que le strict nécessaire, l'indispensable ; il n'usera même de celui-ci qu'avec dégoût, et, de la sorte, il mènera une vie toute pauvre et pleinement conforme à la doctrine de Jésus-Christ. C'est l'âme, en effet, qui doit commander et non le corps. Celui qui est fait pour recevoir les ordres doit obéir à celui qui com­mande. Le maître donne des ordres à ses serviteurs et ceux-ci les exécutent ; s'ils ne le font pas, il les congédie. Or, le corps est le serviteur de l’âme, il faut donc qu'il fasse ce que l'âme lui ordonne. Par conséquent, quand l’âme est entièrement détachée, dans son intérieur, de toutes les choses de ce monde, elle commande au corps d'en faire autant. Quand le maître va à la guerre, les serviteurs doivent le sui­vre et l'aider à combattre. Or, tant que l'âme reste unie à un corps mortel, elle a des ennemis à com­battre, et il faut que le corps lui vienne en aide : elle ne peut triompher sans lui, et pour que le corps combatte avec elle, elle lui donne des armes pareilles aux siennes : elle se sert du détachement, le corps lui aussi devra s'en servir. Rien de plus juste que ces rapports. Le corps veut recevoir la même récom­pense que l'âme ; il faut donc qu'il prenne part aux luttes de cette dernière et qu'il contribue à remporter la victoire sur les choses temporelles, sur tout ce qui n'est pas Dieu. Les deux éléments se tiennent ; ils ne 152 font qu'une seule et même personne. Le corps ne souffre pas en vain ; sa coopération n'est pas gra­tuite. Ce que l'âme reçoit de Dieu, elle le partage aussitôt avec le corps : la même béatitude, les mê­mes douceurs, les mêmes consolations que Dieu donne à l'âme, l'âme, immédiatement, les transmet au corps : il est donc juste que celui-ci contribue de sa part. S'il veut être associé au bonheur de l'âme, il faut d'abord qu'il se soumette à elle. Or, l'esprit com­plètement détaché de tout et mort aux créatures lui commande en seigneur et maître d'avoir aussi à se détacher de tout et à renoncer aux choses extérieures pour ne garder que le strict nécessaire. Mais l'esprit sera-t-il obéi ? Saint Paul nous dit que « la chair convoite contre l’esprit et que l'esprit a des désirs contraires à la chair et que, par conséquent, il y a opposition réci­proque » (Gal. v, 17). Ces aspirations opposées n'ont elles pas des résultats opposés ? Et s'il en est ainsi, comment l'homme intérieur, c'est-à-dire l'esprit, arrivera-t-il à dominer l'homme extérieur, c'est-à-dire la chair ? Je réponds : La vie de l'homme a un dou­ble aspect : son corps vit dans le temps, son esprit vit dans l'éternité [23]. Chacune de ces deux vies a des tendances conformes à son origine. Le corps a été formé du limon de la terre, il a reçu son être dans le temps et pour le temps, voilà pourquoi il a des pen­chants terrestres et temporels, voilà pourquoi il cher­che leur satisfaction. L'esprit, lui, procède de l'Éter­nel, il aspire à Lui, il est fait pour Lui, voilà pourquoi il veut retourner à l'éternité et lui appartenir. Ces deux tendances opposées de la chair et de l'esprit ont pour résultat un combat mutuel. Cependant l'union la plus intime, une union substantielle, existe entre les deux ; ils forment ensemble un seul et même être. Or, dans un rapprochement pareil, il est impossible que l'un ne subisse pas l'influence de l'autre. Aussi, d'ordinaire, l'âme et le corps se dévouent l'un pour l'autre. Quand l'âme, aveuglée par une apparence trompeuse, s'abaisse vers un bien futile au lieu de monter vers le bien véritable, elle permet à un désir désordonné de se lever en elle ; l'union intime qu'elle a avec le corps fait qu'elle se comptait à ce désir et qu'elle y donne son consentement: elle prend l'appa­rence pour la réalité, un bien trompeur pour un bien véritable, et, abusée, elle s'y laisse entraîner. Elle se croit heureuse et satisfaite ; mais là n'est pas le bonheur qu'elle désire, car un faux bien ne peut jamais contenter l'esprit ; les aspirations de celui-ci sont plus hautes ; il soupire après des biens réels et durables, mais hélas ! il s'est mis en captivité dans les liens de la chair, il est privé de la vraie lumière 154 et il ne sait plus se dégager. Alors, de plus en plus, il s'associe à la chair, il abandonne son état originel de l'immortalité et de l'éternité ; il déchoit, il devient fragile, il se corrompt comme le corps. Ah ! comme on peut en toute vérité Iui appliquer la parole de la sainte Ecriture : « tu as l'air de vivre, mais tu es mort! » (Apoc. III, 1).

Mais, par contre, si l'esprit parvient réellement à connaître la vérité, s'il arrive à faire la différence exacte de chaque chose, à voir que tous les biens temporels ne sont que passagers et futiles, si, éclairé par la foi, il sait qu'il est immortel et éternel, oh ! alors, son état l'épouvante ; il renonce aux vanités passagères, il se détourne du mal pour reprendre son essor vers Dieu ; il quitte le temps pour revenir à l'éternité. Et, sous la poussée de ces aspirations, dans son élan pour retourner à Dieu, il attire à lui les dé­sirs sensuels, il s'en empare si vigoureusement qu'il les entraîne et que les sens ne veulent plus que ce que l'âme ou l'esprit désire, et ils deviennent ses auxiliaires. C'est le moment où l'esprit partage avec le corps tous les dons, toutes les grâces, tou­tes les consolations que Dieu lui accorde. Ces con­solations et ces douceurs sont alors infiniment plus agréables à l'homme que tous les plaisirs et toutes les jouissances du monde. Le corps lui-même y trouve la force nécessaire pour supporter et entre­prendre, pour l'amour de Dieu, les choses les plus pénibles. Car enfin, si l'esprit partage avec le corps les consolations qui lui viennent de Dieu, n'est-il pas juste que ce même esprit demande à la chair de renoncer de son côté aux choses passagères ? Ah sans doute cela est pénible, cela répugne à sa nature sensuelle. ll ne faut donc pas s'étonner que la chair tente de résister à l'esprit. Mais de même que, tout à l'heure, l'esprit s'était soumis à la chair, celle-ci, main­tenant, malgré la répugnance des ordres reçus, se soumet à l'esprit. Il en coûtait à l'esprit, certes, de se faire, dans son aveuglement, l'auxiliaire de la chair; il en coûtera de même à la chair d'aller contre ses penchants naturels, pour suivre les élans de l'esprit, mais qu'importe, elle obéira quand même.

Lorsque l'homme extérieur s'est complètement sou­mis à l'homme intérieur, et que l'union la plus étroite s'est établie entre eux, alors tous deux ensemble s'unissent à Dieu, et il n'y a plus de lutte, l'hostilité est terminée, la paix est faite : une seule volonté dirige tout. O saintes fiançailles ! L'époux et l'épouse ne sont plus deux, ils ne font qu'un (I Cor. vi, 16). La sainte volonté de Dieu est leur volonté, et de part et d'autre, le corps et l'esprit s'efforceront de l'accom­plir autant que possible. L'homme extérieur s'est donné à l'esprit et l'esprit s'est donné à Dieu et cette union les porte l'un et l'autre au détachement et au renoncement le plus complet. S'il en était autrement, si l'homme extérieur continuait à être attaché aux biens de ce monde, du coup, l'union serait rompue ; la chair ne s'unirait pas à l'esprit et l'esprit ne s'uni­rait plus à Dieu, et il n'y aurait plus de paix : ce serait de nouveau la guerre ; de nouveau la chair et l'esprit se combattraient.

Puis donc, nous le disions plus haut, qu'il doit 156 régner une véritable amitié éntre Dieu et vous ; puis­que vous ne devez faire qu'un seul esprit avec Dieu, de grâce, laissez l'amour divin produire en vous tous ses effets et tous ses dons, et, de votre côté, rendez, par l'amour, toutes choses à Dieu, car ce sont les dons qui engendrent l'amitié, car ce sont les dons qui lient les amis entr'eux.

CHAPITRE VIII « BIENHEUREUX LES PAUVRES D'ESPRIT ». COMMENT LA PERFECTION EXIGE LE RENONCEMENT TOTAL INTÉRIEUR ET EXTÉRIEUR

58. Vous m'objectez : puisque l'homme parfait doit renoncer aux biens temporels, en ne gardant que le strict nécessaire, comment se fait-il que Notre- Seigneur proclame bienheureux seulement les pau­vres d'esprit ? Il eût dû, ce semble, dire : « Bienheu­reux les pauvres d'esprit et de corps ? » — Je réponds : L'homme est composé d'un corps et d'une âme : les deux ensemble ne font qu'un seul et même homme. Notre-Seigneur déclare l'homme bienheureux : mais, en réalité, cette béatitude ne peut convenir qu'à la partie la plus noble, à l'esprit ; car seul, l'esprit est capable de goûter ce bonheur. Si Notre-Seigneur avait dit : s Bienheureux ceux qui sont pauvres quant au corps », la béatitude éternelle serait le partage de tous les mendiants, même des pécheurs, alors que les riches en seraient exclus, ce qui est absolument faux. Il ne peut donc y avoir qu'une seule béati­tude, s'étendant à tous ceux qui sont véritablement pauvres d'esprit. On peut manquer de tous les biens 158 extérieurs et cependant être un grand pécheur, n'avoir en rien la pauvreté d'esprit et se trouver par conséquent exclu de l'héritage du ciel, car c'est du salut éternel qu'il s'agit ici. Pour parvenir à cette béatitude, il est nécessaire de ne point s'attacher aux biens temporels, qu'ils soient considérables ou de moindre valeur. L'amour de ces biens est incompati­ble avec le salut, parce qu'ils tiennent le cocur éloigné de Dieu.

Mais au dessus de cette nécessité commune à tous, il y a un état de perfection qui demande davantage. Jésus-Christ le caractérise par les paroles suivantes : « Veux-tu être parfait ? va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres : fais-toi un trésor dans le ciel, et viens, suis-moi » (Matth. xix, 21). Il exige donc de celui qui veut être parfait, non seulement la pau­vreté d'esprit, nécessaire au salut, mais il demande en outre la pauvreté quant au corps, c'est à-dire le dépouillement de tout bien temporel, sauf de ce qui est absolument nécessaire à la vie. De là cette recom­mandation : « Vendez ce que vous avez » c'est-à-dire ce qui n'est pas indispensable à votre entretien de chaque jour. Ainsi avaient fait Pierre et les Apôtres. Ils n'avaient conservé pour leurs besoins temporels, comme le dit saint Paul, que ce qu'ils gagnaient par le travail de leurs mains (Act. xx, 34). Ceci ne faisait pas partie de ce qu'il fallait vendre, voilà pourquoi ils pouvaient dire : « Ecce nos, reliquimus omnia : nous avons tout quitté » (Matth. xix. 27).

Notre-Seigneur ajoute « da pauperibus : donnez-le aux pauvres ». C'est donc aux pauvres, aux nécessiteux que Jésus-Christ veut que nous donnions ; à ceux que la charité nous fait un devoir de soutenir, à ceux qui ne peuvent, en aucune manière, nous le ren­dre, car Dieu seul veut se charger de la rétribution et sa récompense est un don parfait, puisqu'elle vous rend parfait. Si vous donnez aux riches qui n'ont besoin de rien, ils peuvent vous en tenir compte, ils peuvent vous le rendre ; mais ce don ne vous fera pas meilleur, au contraire. Comment Dieu vous récom­penserait-il pour un don qui déjà vous a été payé par les hommes ?

J'affirme enfin que les paroles de Notre-Seigneur : Bienheureux les pauvres d'esprit impliquent la pau­vreté parfaite, celle qui est intérieure et celle qui est extérieure. Cette vérité ressort du rapport très étroit qui existe entre le corps et l'esprit. Celui-ci doit com­mander, le corps doit obéir : la partie supérieure doit attirer la partie inférieure. Ce que l'une opère, l'autre doit également l'accomplir. Si donc l'esprit qui do­mine est pauvre, le corps qui lui est soumis doit l'être aussi : le serviteur n'est-il pas tenu de faire ce que le maître ordonne, et convient-il que celui-ci s'incline devant la volonté de son domestique ? Le corps est donc obligé de faire ce que l'âme (mens) veut, et l'âme n'a  pas à tenir compte des directions du corps. Voilà pourquoi il n'était pas nécessaire que Notre-Seigneur spécifiât sa pensée en disant : Bienheureux ceux qui sont pauvres d'esprit et de corps, car la pauvreté du corps est renfermée dans celle de l'esprit. Là où vrai­ment se trouve la première, la seconde ne saurait être absente, et les deux réunies forment la véritable per‑160-fection, qui est le propre — nous l'avons dit — de la vie pauvre. Quiconque n'entend pas ainsi la pauvreté, ne possède que celle qui est indispensable au salut : il n'a pas la perfection dont parle le divin Maître. Celle-ci demande la pauvreté du corps et celle de l'esprit : la pauvreté extérieure et intérieure ; sans les deux réunies vous ne pouvez être parfait.

59. Je le sais, parmi ceux-mêmes qui font profes­sion d'être pauvres d'esprit, il existe une opposition, et une controverse, chacun croyant suivre la voie la meilleure, et condamnant les autres. En s'accusant mutuellement de ne pas être dans l'état de perfection, ils ne se trompent pas. Les uns, en effet, tout en res­tant en possession de leurs biens donnent Ieur cœur à Dieu, ils veillent sur ce cœur et prennent le plus grand soin de le conserver pur. Ils ne pratiquent que peu d'exercices extérieurs : toute leur attention est fixée sur Dieu, appliqués qu'ils sont à écouter et à recueillir tout ce que Dieu dit et opère dans leur intérieur, prêts d'ailleurs à y conformer leur conduite. Par ce moyen, ils arrivent parfois à une haute contemplation : la grâce produit en eux des effets merveilleux. Ces effets sont dus à leur profond recueillement, à la méditation fréquente de la Vie et de la Passion de Notre-Seigneur, à l'étroite vigilance enfin qu'ils exercent sur eux-mêmes. C'est ainsi qu'ils sont purifiés, préservés des fautes vénielles et qu'ils arrivent à une grande pureté de cœur. Parvenus à ce degré de perfection, Dieu leur accorde des grâces en abondance, et ils sont aptes à les recevoir, ils s'y prêtent intérieurement de toutes les manières. Sou­vent alors, à la suite de cette douce et heureuse expé­rience, ils sont portés à se donner à Dieu sans réserve, à suivre en tout ses saintes inspirations, à s'élever jusqu'au degré le plus sublime de la perfection qui consiste à renoncer à soi-même et au monde sans la moindre restriction, aussi bien extérieurement qu'in­térieurement, pour suivre Jésus-Christ pauvre dans une vie complètement pauvre. C'est alors avoir atteint le but le plus élevé et s'être placé au sommet de la perfection. Mais s'ils ne sont pas parvenus à se déta­cher complètement des choses de ce monde, ils seront sans doute des hommes bons et pieux : leurs œuvres de charité, leur amour de Dieu, leur vigilance sur eux-mêmes, les rendra recommandables, cependant ils ne seront pas dans l'état de la vraie et entière per­fection.

60. Par contre, il en est d'autres qui par amour pour Dieu se sont dépouillés de tous les biens tem­porels, mais ils l'ont fait parce que précisément ils ont entendu dire que la perfection consiste à tout quitter pour suivre Jésus-Christ dans une vie pauvre. Ils se sont réellement détachés de tout ; mais ils s'en tien­nent à cette pratique extérieure ; ils ne veillent pas sur eux-mêmes ; ils ne cherchent pas à rendre leur cœur pur ; ils ne s'occupent que peu ou point de la 162 méditation de la vie et de la passion du Christ qui les conduirait à cette pureté de cœur, et qui développe­rait en eux la grâce de Dieu. Toute leur attention est appliquée à une foule d'œuvres extérieures, bonnes et excellentes sans doute, mais qui les retiennent loin des rapports intimes avec Dieu, privés de son opéra­tion douce et béatifiante dans leur intérieur. On peut dire d'eux que leur intention est bonne ; mais ils n'ont pas les lumières intérieures qui donnent la con­naissance de la Vérité divine, connaissance dont, seule, une âme entièrement pure est capable. Comme ils ne rentrent pas en eux-mêmes, ils n'entendent pas la voix, ils ne sentent pas l'opération de Dieu dans le fond de leur âme ; ils n'arrivent pas enfin à la vraie perfection qui est le partage exclusif des vrais pau­vres d'esprit. Aussi bien ces personnes devraient-elles s'abstenir de juger et de trouver que les autres ne sont pas parfaits. Ainsi donc, dans un cas comme dans l'autre, nous ne voyons pas qu'on ait atteint le suprême degré de la perfection qu'il importe mainte­nant de faire connaître.

61. Voulez-vous arriver à cette perfection ? vous devez renoncer à tout extérieurement et intérieure­ment, faire abnégation complète de vous-même ; vous devez veiller avec un soin particulier et constant sur votre cœur, rentrer en vous-même et être prêt, à tout moment, à entendre la voix de Dieu dans votre intérieur, quelle que soit la manière dont il vous parle, en même temps que vous serez disposé à sui­vre ses recommandations. Vous devez méditer avec ferveur la vie et la passion du Sauveur et éloigner de vous tout ce qui peut faire obstacle à votre avance­ment spirituel. Ce n'est pas tout : Vous devrez vous appliquer à tous les actes extérieurs de vertu suivant la vocation ou les circonstances dans lesquelles vous vous trouverez. La perfection exige également l'accom­plissement fidèle des devoirs de votre état : si les for­ces vous manquent pour les remplir tous, ayez du moins la volonté d'y être exact et croyez avec con­fiance que Dieu daignera agréer vos bons désirs et que sa force suppléera à votre faiblesse, car ce Père plein de miséricorde ne demande pas l'impossible. Vous devez aussi rapporter à Dieu toutes vos actions et ne pas vous mêler de celles qui ne vous regardent pas. Ne vous occupez pas avec curiosité des affaires des autres ; ne critiquez personne ; gardez-vous d'offenser, de calomnier, de blesser qui que ce soit. Vous n'avez ni à mépriser, ni à juger les autres, mais remettez-vous en, pour tout, au jugement de Dieu. Si vraiment nous avons renoncé à tout, pourquoi nous préoccuper des choses dans lesquelles nous n'avons rien à voir ? — C'est en pratiquant tout cela que vous serez parfait. L'esprit de Dieu vous remplira dans la mesure oit vous aurez fait le vide en vous. Il fera sa demeure en vous, et Il aimera à y rester et à y prendre son repos. Son Esprit pénêtrera votre esprit et les deux esprits réunis ne formeront plus qu'un seul esprit. Dès lors, il n'y aura plus rien qui s'interpose entre vous et Lui, et s'Il trouvait le moin­dre obstacle, Il le ferait disparaître aussitôt pour pou­voir accomplir immédiatement dans votre âme puri­fiée son action pure et sainte. Tenez pour certain que 164 l'action divine dans une âme pure surpasse en no­blesse et en suavité tout ce que Dieu a jamais opéré dans le temps, depuis que le monde existe. Quand Dieu créait l'univers, absolument rien ne venait s'opposer à son œuvre ; mais quand il s'agit d'opérer dans le cœur humain, Il rencontre la liberté de la volonté qui peut faire obstacle à son action sainte. Cette volonté est-elle entièrement soumise à la volonté divine ? oh ! alors Dieu s'unit à elle et il en résulte cette opération d'une suavité et d'une noblesse incom­parables.

62. Voulez-vous connaître cette opération déli­cieuse et unique dans l'âne ? Ce n'est pas autre chose que la révélation de Dieu en elle : oui, Dieu se mani­feste à elle. C'est Lui-même qui est à la fois l'auteur et l'objet de cette œuvre. Ce qu'Il accomplit dans l'âme, c'est Lui-même. Voilà pourquoi Il a éloigné de cette âme tout autre objet, pour la rendre apte et capable de recevoir cette révélation. Et c'est cette capa­cité comblée par la divinité qui fait de notre âme (mens) un seul esprit avec Dieu. La volonté de Dieu, son désir le plus ardent, c'est d'arriver à cette union. Il veut que nous soyons toujours dans cette disposi­tion qui lui permettra d'opérer en nous et de se don­ner Lui-même à nous, ainsi qu'il en témoigne par cette parole de l'Ecriture : « Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes s (Proverb. viii, 31). 165

CHAPITRE IX IMITATION DE JÉSUS-CHRIST, PRINCIPE DE L'UNION PARFAITE AVEC DIEU

63. L'imitation de la vie de Notre-Seigneur pro­duit tout particulièrement cette union avec Dieu. Jésus est un avec Dieu dans le sens strict du mot. Désirez-vous former vous-même un seul esprit avec Dieu? efforcez-vous de devenir semblable au Christ et de vivre de son esprit. Or, vous n'y parviendrez qu'en travaillant de toutes vos forces à l'imiter dans ses actions en tant qu'homme. Lui-même nous y invite quand il dit : « Discite a me : Apprenez de moi » (Matth. XI, 29). En prononçant ces paroles, Notre-Seigneur n'avait d'autre intention que de nous porter à cette union avec Lui. De là sa prière : « Que tous ensemble ils soient un, comme vous, Père, vous êtes en moi et moi en vous, qu'eux-mêmes soient un en nous » (Jean xvii, 21). Cette union avec Lui aura lieu si nous lui devenons semblables dans la vie.

— Mais est-ce possible ? me direz-vous. Jésus était Dieu et homme tout ensemble ; je ne suis qu'un homme, comment puis-je faire en tout, comme a fait l'Homme-Dieu : - Je réponds : Il y a en Jésus-Christ deux opérations : l'opération divine et l'opération hu­maine. Faire des miracles, marcher sur les flots, etc., voilà des œuvres divines, et, pour les accomplir, il 166 faut une puissance divine. Ce n'est pas en cela que vous devez l'imiter. Mais ce que vous devez repro­duire dans votre vie et dans vos actions, c'est sa vie et ses actions en tant qu'homme. Voulez-vous les connaître ? Il a été pauvre et méprisé ; il a souffert la faim, la soif et toutes sortes de douleurs ; il a été doux, patient et humble. Voilà la vie de Jésus-Christ ! voilà ce que vous devez imiter, si vous ne voulez faire qu'un avec Lui. L'imiter, c'est le point de départ pour lui être uni. Tant que vous ne lui ressemblez pas, vous restez vous-même, et rester vous-même c'est être éloigné de Jésus-Christ. Par conséquent, quiconque désire être un avec Lui, doit imiter ses actions et ses vertus, autant que son état et sa voca­tion le demanderont, selon cette parole de l'Apôtre : « Que la vie de Jésus se manifeste dans notre chair mortelle » (2 Coriut. iv, 11). La norme que nous devons suivre, c'est  sa vie. Notre volonté doit être sa volonté, et sa volonté doit devenir la nôtre. Voilà ce qui nous unit à Lui, comme le dit saint Pierre : « Le Christ a souffert pour nous : il vous a laissé un exemple, afin que vous marchiez sur ses traces » (1 Pierre, ii, 21). Nous de­vons donc vivre comme le Christ a vécu. Voulez-vous entrer dans le royaume des cieux ? imitez Jésus-Christ sur la terre. Saint Bernard l'a dit avec raison : « Beaucoup voudraient entrer dans le ciel avec Jésus-Christ, mais ils ne veulent pas souffrir avec Lui sur la terre ». Ceux-la ne peuvent espérer d'être unis à Lui. Il n'y a d'union que là où il y a conformité d’œuvres. Si vous n'opérez pas avec Lui, vous reste­rez séparé de Lui. Vous connaissez sa parole : « Là oú je suis, là aussi sera mon serviteur » (S. Jean xii, 26). Si vous le servez, vous serez avec Lui ; sinon vous ne serez pas son serviteur et vous ne serez pas avec Lui.

64. S'il en est ainsi, dites-vous, personne ne peut aller à Dieu s'il ne renonce à tout, à l'exemple de Jésus-Christ et s'il ne vit comme Jésus-Christ a vécu. — Je réponds : Jésus-Christ est aujourd'hui et à jamais le but vers lequel doivent tendre tous les hommes. Plus on approchera de ce but et plus on sera près de Dieu. Or, il y en a qui y tendent par des œuvres bonnes et pieuses, certes, mais sans renoncer à tout. Dans la mesure où ils atteignent le Christ, dans cette même mesure ils atteignent Dieu, et ils atteignent le Christ dans la mesure où ils s'exercent à la pratique des bonnes œuvres et à la fuite du péché. Plus ils auront de vertus et plus ils seront près du but ; moins ils en auront et plus ils en seront éloi­gnés. Le péché mortel en éloigne complètement. Par les bonnes œuvres, on peut donc être plus ou moins près du but, mais il ne saurait être question encore de l'union parfaite avec Jésus-Christ. On ne peut y parvenir que par le renoncement le plus com­plet, par la vraie pauvreté d'esprit tant intérieure qu'exterieure et par la pratique de toutes les bonnes œuvres et de toutes les vertus, à l'exemple de Jésus homme. Voilà l'unique moyen d'arriver au but et de 168  devenir un avec Jésus-Christ ; en agissant ainsi vous serez partout avec Lui et en Lui. C'est en sortant com­plètement de soi-même qu'on entre parfaitement en Jésus-Christ. Tout homme qui fait le bien, mais qui reste encore attaché à quelque autre objet, pourra bien arriver plus ou moins près du but, c'est-à-dire de Jésus-Christ, mais il ne le trouvera pas aussi com­plètement que celui qui porte toute la livrée du Sau­veur en l'imitant véritablement. Quand un maître a de nombreux serviteurs et domestiques, voyez quelle est la livrée qu'ils portent et vous distinguerez facile­ment quelle est la confiance et l'affection dont ils jouissent, aux signes dont ils sont revêtus. S'ils ont les armes du maître entre les mains, c'est la marque certaine qu'ils font partie de son entourage immédiat et de sa suite la plus intime. Appliquez cela à vous-même. La livrée de Jésus-Christ consiste dans l'orne­ment complet de toutes les vertus. Sa vie pauvre, les souffrances qu'il a endurées sur la terre, voilà ses armes. Souffrez patiemment toutes les peines qu'il vous envoie ; c'est la marque distinctive à laquelle on reconnaît ses enfants de prédilection : ceux-ci ont atteint le but ; ils ont trouvé Jésus. Mais ceux qui ne portent pas cette armure complète, ceux à qui il manque quelque chose de la livrée du Christ, encore qu'ils s'occupent d'oruvres bonnes et pieuses, arrivent sans doute tout près du but : ils ne l'atteignent pas complètement ; ils ne sont pas un avec le Christ.

65. Pour mieux comprendre ce que nous venons d'exposer, analysons d'un peu plus près ce double exer­cice intérieur, et extérieur, qui nous aidera à arriver dès cette vie à une conformité plus parfaite avec Notre- Seigneur et à nous approcher plus intimement de Lui.

I. — Et d'abord, pour ce qui regarde l'exercice inté­rieur, l'homme aura à porter son attention sur trois choses : 1° sur ses propres fautes et sur ses faiblesses ; 2° sur Jésus souffrant ; 3° enfin sur la divinité de Notre-Seigneur.

1° L'attention que nous porterons sur nos défauts, nous apprendra à nous connaître. Cet examen de nos fautes est absolument nécessaire, si nous voulons sérieusement nous en délivrer et nous purifier. L'homme qui néglige ce retour sur lui-même n'arri­vera jamais à s'amender et à avoir le cœur pur. Or, quand on est toujours occupé d'œuvres  extérieures, il est impossible de parvenir à la vraie connaissance de soi-même ; on s'ignore, et cette ignorance ou cet aveuglement entraîne à de nombreuses fautes, engendre beaucoup de défauts. Telle âme, en effet, croira souvent faire des actes de vertu, quand, au contraire, elle aura mal agi ; ses défauts peuvent ainsi devenir très dangereux pour elle, car, dans son aveuglement. elle est le jouet du malin esprit. Si donc vous voulez échapper à cet imposteur et approcher sans encombre du but auquel vous devez tendre, c'est-à-dire Jésus-Christ, rentrez en vous-même. Dieu a disposé dans votre intérieur une lumière, et cette lumière vous permettra de discerner chaque chose, elle vous fera connaître ce qui est bon et ce qui est mauvais et ainsi vous pourrez choisir, sans crainte de vous trom­per, ce qui est bon et juste, éviter le mal et parvenir enfin au but qui vous est proposé. 170           

66. 2° Le second objet sur lequel doit reposer inté­rieurement votre attention, c'est la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Cette passion, vous devez l'im­primer dans votre cœur d'une manière indélébile. A cette école, mieux qu'à touteautre, vous apprendrez à vous renoncer vous-même, à vous détacher de tout ce qui passe, à pratiquer toutes les vertus, à régler votre vie entière et à parvenir ainsi à Dieu. Méditez bien attentivement la passion de Notre-Seigneur et votre âme recevra de Dieu une force extraordinaire qui l'entraînera vers Lui jusqu'à l'union parfaite. Oui, tel est le fruit précieux d'une méditation attentive des souffrances du Christ. Comme le torrent impé­tueux entraîne tout ce qu'il rencontre sur son passage, ainsi le torrent de la grâce divine rencontrant un homme adonné à cette méditation, arrachera de son cœur tout ce qui est impur ; il le détachera de force de lui-même pour le ramener à sa source première, à l'origine toute pure d'où il est sorti. Si nous négli­geons cette pratique pour nous livrer à d'autres œuvres, quelque bonnes qu'elles soient, nous demeure­rons stationnaires ; que dis-je ? au lieu d'avancer, comme souvent nous le croyons, nous reculerons : et supposé que nous fassions quelques progrès dans le chemin de la vérité, ceux-ci seront très lents et très pénibles. Ceux, au contraire, qui méditent la Passion de Notre-Seigneur courent sans jamais s'arrêter, poussés par une force irrésistible comme par des glaives qui ne permettraient ni recul, nt repos. La force qui les dirige et les soutient ne vient pas d'eux, mais de la grâce divine, et cette grâce, ils la puisent dans la méditation pieuse de la Passion de Jésus-Christ. Ils ne peuvent ni résister à cette impul­sion, ni s’en défendre ; il leur faut avancer, et vivraient-ils jusqu'au dernier jour, poussés par Dieu lui-même, ils ne pourraient s'empêcher de toujours courir vers leur but. De même que Dieu le Père engendre son Verbe en Lui-même, ainsi Il engendre l'homme nouveau dans la Passion de son Fils. L'en­fantement du Verbe se poursuit de toute éternité sans jamais s'arrêter ; l'enfantement de l'homme dans la Passion du Fils se continue également sans interrup­tion et sans que personne y puisse mettre obstacle. Empêcher la génération éternelle du Fils dans le sein du Père, nul ne le peut : on ne peut davantage s'op­poser à la génération de l'homme dans la Passion du Christ. Quand l'amour ardent de Jésus soutirant s'est emparé d'un homme, il en fait un autre Christ, il l'unit au Christ et. aussi longtemps que l'âme per­sévère dans cette union amoureuse, elle ne peut ni errer, ni déchoir, ni s'arrêter. Elle doit atteindre son but : telle est la volonté de Dieu à son endroit. Si donc vous voulez parvenir vous-même à ce but et aller à Jésus-Christ, plongez-vous dans la méditation de sa Passion. Cette contemplation vous fera plus avancer en une heure que vous ne pourriez le faire pendant un long espace de temps. en restant livré à vos propres forces. Si au contraire vous négligez cet exercice ou si vous y êtes peu fervent, vous aurez beau faire tout ce qu'il vous plaira. vous agiter, vous torturer de toutes les manières, vous ne réussi­rez pas à atteindre votre but, ou si vous y parvenez 172 ce ne sera qu'imparfaitement et très difficilement.

67. Et quel autre chemin prétendriez-vous pren­dre en dehors de celui que Jésus-Christ vous a indi­qué et ordonné de suivre? Il l'a dit lui-même: « Je suis la porte. Celui qui entrera par moi sera sauvé, et il entrera et il sortira, et il trouvera les pâturages. Ceux qui entrent par ailleurs sont des voleurs et des larrons qui viennent pour piller, mettre à sang et détruire » (Jean x, 8, 9, 10). Le voleur prend ce qui ne lui appar­tient pas. Si vous prétendez aller au ciel et parvenir à la félicité autrement que par la Passion de votre Sauveur, vous faites comme le voleur ; vous voulez pren­dre ce qui ne vous appartient pas. Le droit au royaume des cieux nous vient uniquement de la Passion de Notre-Seigneur. Celui qui veut posséder ce royaume par un autre moyen est un voleur qui s'arroge ce qui n'est pas à lui. Vouloir entrer autrement que par la passion du Christ, c'est encore agir comme un meur­trier. Le seul sang qui nous sauve est celui que le Christ a répandu pour nous et par nous. C'est par Lui seul que nous avons été délivrés de la mort éter­nelle, par Lui seul que nous avons été rendus à la vie. Vous avez beau vous infliger de grandes souffrances, voire même le martyre le plus douloureux, si c'est sur cela seulement que se base votre confiance, si vous vous imaginez être vous-même votre sauveur, si vous croyez que votre salut dépend de vous, votre martyre est parfaitement inutile et faux ; il ne vous procurera pas le ciel ; vous aurez commis un suicide, voilà tout ; vous ne serez pas arrivé à être chrétien. La seule porte du ciel c'est la Passion et la mort de notre Sauveur. Voulez-vous mortifier et dompter vos mauvais penchants ? plongez-vous dans la Passion de Notre-Seigneur : c'est ce qui vous délivrera de vos tendances corrompues ; il n'y a pas d'autre remède. Quand vous serez mort à toute inclination terrestre, il naîtra en vous une inclination et une volupté divi­nes qui l'emporteront sur toutes les jouissances de ce monde et qui vous conduiront, vous entraîneront même vers le but qui est Jésus-Christ.

68. Voulez-vous encore parvenir à la véritable Sagesse, à la Vérité même? Cherchez-la uniquement dans les souffrances et la mort de Jésus-Christ : vous ne la trouverez pas ailleurs. C'est Lui qui est la source de toute vérité, car il est la Vérité. Allez à Lui, de­mandez-lui la vérité : il vous la donnera sûrement, car elle est toute en Lui. Sans doute le monde vous offre sa sagesse ou du moins ce qu'il appelle ainsi, et cette sagesse vous pourrez la puiser soit en vous-même soit en d'autres ; mais elle ne vous suffira pas; elle ne pourra pas contenter votre âme et satisfaire le désir qui la consume. Seule, la Vérité divine le peut : seule, elle donne la vraie paix et une entière béatitude ; cherchez ce repos de vos ames dans la Passion du Christ ; il n'est que là. Oui, là seulement est la vraie source de la Vérité divine ; appliquez-y vos lèvres et buvez à satiété cette eau vivifiante. Ecbutez avec quelle douceur Jésus-Christ vous y in­vite : « Venez à moi, s'écrie-t-il, venez à moi, vous tous qui avez soif, buvez de cette eau que je vous donne et vous n'aurez plus soif, car la source qui jaillit en moi va jusqu'à la vie éternelle » (Jean, iv, 13, 14). 174

  Approchez donc vos lèvres des plaies de Notre-Seigneur d'où jaillit toute la Vérité. Saint Jean reposant sa tête sur la poitrine dn Sauveur y but toute Sagesse et tous les mystères divins. Si, comme lui, vous voulez reposer votre tête sur la poitrine du Maître, ah ! pénêtrez avec ferveur dans sa sainte Passion ; c'est là que vous boirez la Sagesse et la Vérité ; cette Sagesse et cette Vérité que le monde ne connaît pas, que le monde ne peut pas donner; cette Vérité ineffable dont saint Paul disait après l'avoir vue qu'il ne convenait pas de la communiquer aux hommes, cette Sagesse que l'homme terrestre ne peut comprendre ; voilà ce qui vous sera donné. Toute grâce, vraiment, toute vérité découle de ces plaies saintes : le torrent en est si abondant qu'il déborde. Mais l'homme terrestre ne peut pas connaître ceux qui ont bu à cette source divine, car ce que Dieu opère dans ces âmes dépasse toute compréhension humaine.

Ces âmes n'ont plus besoin de directeurs ici-bas [24]. C'est Dieu Lui-même qui les dirige, c'est Dieu qui les guide dans le chemin qui mène immédiatement au but, c'est-à dire à Lui-même. Leur sentier n'est pas tortueux : elles ne sont pas en pays étranger, elles sont chez elles, dans leur patrie, dans leur vraie demeure, cette demeure dont saint Paul a dit « nous demeurons au ciel ». (Philip. iii, 20). Quel est ce ciel? Ce n'est pas celui qui est au-dessus de nos têtes. Ces âmes se trouvent, avec l'Apôtre, dans le ciel de l'esprit, qui est le fond de l'âme humaine elle-même, devenu la demeure propre de Dieu. Là où Dieu habite, Ià est le ciel. Voilà pourquoi il est dit dans l'Evangile « Regnum Dei infra vos est — Le royaume de Dieu est au dedans de vous-mêmes » (Luc, xvii, 21).

  Mais si l'essence même de notre âme est le ciel où Dieu habite, comment se fait-il, me direz-vous, que je ne trouve pas le ciel en moi et que je ne voie pas Dieu ? — C'est votre infirmité qui en est cause ; c'est votre cœur qui n'est pas encore entièrement purifié. Voilà ce qui vous empêche de pénêtrer dans la substance de votre âme, voilà pourquoi vous n'y trouvez pas le ciel et n'y voyez pas Dieu. L'âme est une substance simple ; si elle est encombrée et distraite par différents objets elle n'est pas apte à se retrouver elle-même. Il n'en était pas ainsi de l'Apôtre. Il avait pénétré au plus intime de son âme ; il en contemplait 176 la noblesse et la dignité et il y trouva Dieu, sans aucun intermédiaire. Aussi pouvait-il dire : Nous vivons déjà, dans le ciel. Sans doute, il n'était pas encore dans le ciel où il est maintenant, et nous le voyons bien à la plainte qu'il exprime par ces paroles : « Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rom. vn, 24). « Je désire tomber en dissolution, et être avec le Christ » (Philip. 1, 23) ; cependant, dès ici-bas, il était dans le ciel de son âme, car il avait pénétré dans la substance de cette âme et il y avait reconnu et trouvé Dieu. Voilà pourquoi il s'écriait : « Je ne connais que Jésus crucifié » (1 Corint. ii, 2). [25]

  69. Voulez-vous entrer au fond de vous-noème, contempler le ciel de votre âme et y rétablir votre demeure ? renoncez aux choses futiles et passagères et tournez-vous vers la Passion de votre Sauveur. C'est là que vous serez délivré de toutes les misères de ce monde : le ciel qui est en vous s'ouvrira et vous verrez Dieu. Le péché et l'attrait du mal disparaîtront dans les plaies de Notre-Seigneur. Comme la neige fond auprès du feu, ainsi les péchés s'évanouissent clans les plaies amoureuses de Jésus : l'amour les consume tous et vous pénétrez dans la vraie substance de votre âme, et là vous contemplez, vous connaissez, sans la moindre illusion possible, la plénitude de la Vérité. Vous demeurez dans le ciel.

  70. Les païens eux-mêmes ont désiré connaître cette Vérité ; ils auraient voulu sonder l'essence del âme humaine ; mais, sans Jésus-Christ qu'ils ne connaissaient pas, ils n'ont pas pu y arriver. Ils soupiraient après le bonheur, mais ils n'avaient pas la connaissance de Dieu qui seule apporte la vraie félicité. De nos jours encore, il en est de même pour ceux qui cherchent Dieu, le bonheur et la véritable essence de leur âme, en dehors de Jésus-Christ crucifié. Ils n'y parviennent pas, car il leur manque la connaissance de la Vérité, de Dieu Lui-même. Il n'y a de félicité 178 que là, en Jésus souffrant et mourant. La passion du Christ, voila l'unique voie qui conduit au bonheur, suivant cette parole de l'Ecriture : « Il a fallu que le Christ souffre et c'est ainsi qu'il est entré dans son royaume ». (Luc, xxiv, 26). Si vous voulez entrer dans le royaume céleste qui est en vous. et où il vous sera donné de voir Dieu, sans intermédiaire ; si vous voulez atteindre ee but qui est le seul vrai, commencez par entrer dans la Passion de N.-S.

   71. 3° Le troisième objet dont l'homme doit souvent et sérieusement s'occuper, s'il veut approcher du but et aller à Dieu, c'est la divinité de Jésus-Christ. — Lorsque l'homme, à la suite d'une grande vigilance et d'un examen attentif, est parvenu à se connaître lui-même et à combattre avec succès ses défauts et ses mauvais penchants, lorsqu'il a réussi à se défaire de son inconstance funeste et à suivre le chemin de la vertu, guidé et éclairé sur l'essence de cette vertu par la méditation fréquente de la Passion de N.-S., il est à même de voir Dieu et de le contempler dans toute la grandeur de la perfection de son être. Le renoncement total l'a rendu apte à cet effet. C'est alors que, dirigé par Dieu lui-même, il pénêtre dans l'abîme de l'essence divine et qu'il peut vivre dans une union constante avec Dieu [26]. La grâce le remplit : il est plein de Dieu ; il ne sait et ne voit que Dieu ; il est abîmé dans les profondeurs de Dieu, il voit et se meut en Dieu, comme le poisson dans l'abîme de l'océan. De même que la mer est l'élément du poisson et qu'il en est entouré de toutes parts, de même l’âme est perdue et immergée dans l'océan divin. Elle voit maintenant le but vers lequel elle tendait ; elle s'élance vers lui ; elle l'atteint ; elle y pénêtre selon la parole de l'Epouse des Cantiques : « vous avez blessé mon cœur, ô ma soeur, mon épouse, vous avez blessé mon coeur par l'un de vos yeux ». (Cant. IN'. 9). L'œil de la bien-aimée n'est autre chose que l'amour de l'âme pénétrant en 180 Dieu, amour qui fait violence à Dieu et l'oblige à satisfaire l'ardent désir de cette âme. Oui, elle l'a blessé ; elle s'est emparée de Lui, elle a tendu son arc, et a frappé le cœur de Dieu. Cet arc ce n'est pas autre chose que le cœur tendu par le désir de Dieu. Un trait d'amour en jaillit et pénêtre en Dieu. Cette âme a désormais atteint le point central ; elle est arrivée au degré le plus élevé de la perfection.

  72. II. Le second exercice, avons-nous dit, par lequel l'homme doit atteindre son but, c'est-à-dire Jésus-Christ, en lui devenant semblable, est un exercice extérieur. Il consiste dans la pratique de toutes les vertus qui constituent la vie parfaite. Il est nécessaire-que l'homme s'y exerce et les acquière s'il veut parvenir à sa fin. Nous en avons déjà longuement parlé plus haut. Nous rappellerons seulement ici qu'on n'arrive à Jésus-Christ et à l'union avec Dieu, que par la vie, la Passion et la mort de N.-S.

CHAPITRE X LE VERBE DE DIEU VIE DE L'AME

  73. L'esprit de Dieu se fait entendre parfois à l'âme sans images : son langage est au-dessus de toutes les représentations naturelles. Il est vie, vérité et lumière. Nous ne nous étendrons ici que sur le premier et le troisième de ces points.

  Nous disons d'abord que la parole de Dieu dans l'âme est vie. Là où il y a vie divine, il y a force divine, et par cette force l'homme peut tout, au dire de de saint Paul : « Je puis tout en celui qui me fortifie ». (Philip. iv, 13). Cette force dont parle l'apôtre consiste, d'un côté, à rejeter tout ce qui éloigne de Dieu, de l'autre, à employer tous les moyens qui conduisent à Lui. Cette énergie vitale infusée par Dieu rend d'abord nomme capable de triompher du monde, de ses folies et de ses illusions ; puis, après la victoire remportée sur tout ce qui est passager et faux, il arrive à la vraie vie qui est Dieu. Ce n'est plus une vie terrestre et fragile, c'est la vie même de Dieu. Oui, l'âme est comme implantée et fixée dans la vie divine ; elle y prend racine : elle rejette loin d'elle toute autre attache, car la vie et la mort ne peuvent se trouver ensemble, à côté l'une de l'autre. Dieu donne sa vie à ce qu'il plante. C'est à cette vie que l'âme aspire, c'est de cette vie qu'elle veut vivre. Mais cette 182 vie de Dieu dans l'âme ne peut s'exprimer ni par des paroles, ni par des images. Celui-là seul qui a eu le bonheur de la goûter s'en rend bien compte, mais il ne peut pas la décrire : il doit, au reste, en jouir en silence. Rien de plus utile pour lui que ce silence qui le rend apte à vivre de cette vie divine ; plus ce silence est profond et plus celle-ci se développe. Voulez-vous que cette bienheureuse vie s'établisse en vous? gardez le silence et laissez parler Dieu au plus intime de vous-même. Ses paroles sont pour vous la vie, ainsi que l'affirme le Seigneur : « Mes brebis entendent ma voix... et je leur donne la vie éternelle ». (Jean, xix, 21, 10). Vous deviendrez une brebis du divin Pasteur en faisant taire en vous tout ce qui est créé et terrestre, en prêtant l'oreille à Dieu qui parle au fond de votre âme ; vous entendrez sa voix, le Verbe éternel, qu'il adresse à votre esprit. Voilà ce qui donne la vie éternelle. « Mes brebis me suivent », dit Notre Seigneur. Ces paroles n'ont pas d'autre sens que celui-ci : vous avez la vie, cette vie que Dieu lui- même transfuse à votre âme.

  74. Mais, me direz-vous, s'il en est ainsi, si nous trouvons notre plus grand avantage, notre vrai bonheur dans le silence qui nous permet d'entendre la parole de Dieu au-dedans de nous-mêmes, à quoi bon écouter la parole des docteurs et des prédicateurs? — Je vous réponds : Ne laissez pas que d'aller entendre la prédication des hommes : elle est un acheminement vers Dieu et vous prépare à recevoir la Parole éternelle dans l'intime de vos âmes. Comment pourriez-vous entendre intérieurement la voix divine, si vous êtes éloigné de Dieu ? Ce n'est pas en restant loin de Lui que vous pourrez percevoir son doux et mystérieux langage au-dedans de vous-même. Voilà pourquoi il vous appelle par la voix des prédicateurs. Il commence à vous ramener à Lui par des images et des exhortations, pour que vous entriez dans son intimité, et qu'Il puisse faire entendre sa Parole à votre âme, immédiatement et sans images. N'est-ce pas ce que Notre-Seigneur vous donne à comprendre quand il dit : « J'ai encore d'autres brebis qui ne font pas partie de celle bergerie, et il faut que je les y amène et elles aussi entendront ma voix, et il n'y aura plus qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur. » (Jean, x, 16.) C'est à vous qu'il pensait en parlant ainsi. Le prédicateur a pour mission de vous ramener ; il doit vous dire : « Ah ! venez, venez donc dans la bergerie du Seigneur. Mettez-vous enfin dans la disposition d'entendre la voix intérieure de Dieu dans votre âme. » Voilà comment vous serez introduits dans la bergerie du divin Maître qui est au plus intime de votre âme, là où le Père éternel veut vous parler. — Une fois introduit par la parole extérieure dans le sanctuaire, prêtez l'oreille, dans le silence; soyez attentif à ce que le Seigneur vous dira, et devenez sourd à toute parole étrangère. Le silence est ce qui vous fera percevoir le mieux l'enseignement divin. Saint Augustin nous dit : « Quand l'homme a appris de Notre-Seigneur à être doux et humble de cœur, qu'il pense à Dieu, dans le silence et la prière; cela lui vaudra mieux que de lire beaucoup ou d'écouter les prédicateurs. » Mais vous n'en êtes pas encore 184 là; vous avez encore besoin d'être instruit, de lire, d'entendre des exhortations et des appels. Donnez suite à ce que vous lirez ou entendrez et il vous sera possible enfin d'arriver à la parfaite Vérité, à la vie en Dieu.

  75. Cependant, j'admets que vous êtes déjà assez avancé, et que vous entendez la voix de Dieu en vous, dites-moi : Etes-vous, en tout temps, disposé à l'entendre et capable d'y prêter l'oreille? Non certes ; vous restez soumis aux exigences de la vie matérielle qui requiert l'activité de vos sens extérieurs. Pour ne pas demeurer oisif, n'est-il pas préférable de vous livrer à un exercice qui vous paraîtra alors le plus avantageux pour votre âme ? Ne pensez-vous pas que la parole de Dieu vous venant de l'extérieur peut vous être profitable ? Non seulement elle ne sera pas un obstacle à votre vie spirituelle, mais elle favorisera singulièrement cette dernière. Car enfin, lorsque vous aurez été ainsi réconforté, si vous éprouvez le besoin de rentrer en vous-même, vous pouvez et devez le faire pour écouter de nouveau, dans le recueillement, la Parole éternelle que Dieu parle dans votre intérieur, et là vous boirez à la source de la vraie vie. Du coup, chassez promptement les préoccupations extérieures qui se sont glissées dans votre âme. Je vous l'ai déjà dit, le Seigneur vous donnera la force d'arracher de votre cœur tout ce qui n'est pas divin ou ne conduit pas à Dieu, toute excroissance (trangère ou nuisible. Faites comme Jésus-Christ qui chassa du Temple tous les acheteurs et tous les vendeurs, et qui s'écriait dans une sainte indignation : « Ma maison est un lieu de prière, n'en faites pas une caverne de voleurs ». (Matth. xxi, 12, 13.) Le temple du Seigneur, c'est un cœur pur. C'est là qu'il demeure, là qu'il veut être adoré. Expulsez donc les profanes marchands, toute l'agitation terrestre, tous les métiers vulgaires qui momentanément ont envahi ce temple. Si vous ne le faites pas, si vous tolérez des pensées inutiles, des imaginations frivoles, votre âme n'est plus une maison de prière, elle est devenue un repaire de brigands. Vous bannissez Dieu de sa demeure, vous vous éloignez de Lui, et une fois parti, il est à craindre qu'il ne revienne plus : vous aurez laissé pénêtrer en Nous le péché qui empêchera Dieu d'occuper la demeure qui lui appartient. Et voilà pourquoi il est dit que votre cœur ressemble à une caverne de voleurs. — Si au contraire vous résistez aux pensées qui viennent s'interposer entre Dieu et votre âme pour empêcher l'union, si vous laissez Dieu entrer librement dans sa demeure, c'est la force de vie mise en vous par le Seigneur qui vous fait agir ; c'est son inspiration vous guide. et là est la vie : une vie pleine de joie et de délices. L'homme qui n'a pas cette vie (elle n'est donnée qu'aux cœurs purs) est privé de toute joie et de tout bonheur ; il est plus mort que vivant Ce triste état répugne à la nature humaine qui a horreur de la mort. Aussi les pécheurs ne peuvent-ils jamais se réjouir vraiment, car par le péché ils sont dans la mort. Un mort peut-il se réjouir? le pécheur ne le peut pas davantage. Vous ne trouverez la source de la vraie félicité que dans un cœur pur, c'est là seulement qu'elle jaillit et qu'elle 186 coule, car là seulement se fait entendre le Verbe éternel en qui les Anges et les Saints puisent leurs délices. Si cette félicité divine n'est pas aussi abondante ici-bas, dans un cœur pur, que dans l'esprit des Bienheureux, au ciel, cela tient à ce corps fragile et terrestre dont l'homme spirituel traîne encore le fardeau. Mais telle quelle sa joie, dans ce monde, est déjà indescriptible. Et elle sera d'autant plus grande, le torrent des délices divines se déversera en lui avec d'autant plus d'abondance qu'il sera lui-même plus détaché de tout ce qui est terrestre.

Si les réalités de celle terre, même en petite quantité, pèsent déjà d'un tel poids sur l'âme d'un homme vertueux, et troublent ainsi sa félicité, que sera-ce pour ceux qui sont complètement plongés et enfouis dans la matière? Comment pourraient-ils être en possession du vrai bonheur et se sentir capables de le goûter? Telle est cependant leur illusion qu'ils s'imaginent être vraiment heureux. Ils sont comme les malades qui se croient bien portants, alors qu'ils sont au seuil de la mort ! Aussi longtemps que nous serons revêtus de notre chair mortelle, nous ne sommes pas capables de recevoir la félicité à son degré suprême. Plus nous nous attacherons aux choses de ce monde et moins nous pourrons goûter une joie pure; plus, au contraire, nous nous tiendrons au-dessus, et plus notre bonheur sera pur et parlait, parce que l'action de l'Esprit Saint pourra s'exercer sans obstacle. C'est Lui, en effet, c'est l'Esprit Saint, la source d'où découle le vrai bonheur : « Le fruit de l'Esprit, dit saint Paul, c'est la charité, la joie, la paix, la patience, la douceur, la honte, la longanimité... » (Gal., v, 22.) Son inspiration ou son action sainte donne la vie, et de la vie découle la joie. Prêtez l'oreille à ses enseignements, cherchez à vous y conformer et vous aurez la plénitude de la vie et, avec elle, l'abondance de la joie du cœur. Quand un homme est vraiment pauvre d'esprit, quand il est débarrassé de toutes les choses terrestres qui auraient pu peser sur son âme, quand il est un instrument docile entre les mains de Dieu, un vase très pur dans lequel la Parole éternelle, le Verbe de vie peut être déposé sans crainte de souillure, oh ! alors, cet homme porte en lui la plénitude de la vie, alors il est apte à recevoir et à goûter le vrai bonheur, et lui seul en est capable.

  76. De ce que Notre-Seigneur a dit : « Bienheureux ceux qui entendent et qui gardent la parole de Dieu » (Luc, xi, 28), il ne faudrait pas conclure que vous êtes heureux ou que vous le devenez du fait que vous avez entendu la parole divine annoncée par un prédicateur. Cette parole peut être entendue de deux manières : directement et immédiatement, et alors elle apporte la béatitude intérieure à l'orne, ou bien par le ministère d'un prédicateur. Or, 1° il n'y a que Dieu qui puisse communiquer immédiatement sa Parole à l’âme, car seul, Dieu peut pénêtrer dans cette âme, y établir sa demeure et par conséquent se faire entendre à elle. Il le fait quand cette âme a renoncé à tout ce qui est créé, quand toutes ses facultés, dans leur action propre, se taisent, quand, s'élevant au dessus d'elle-même, elle se recueille et se 188 réfugie dans le fond de sa très pure essence. Oui, c'est à une âme ainsi disposée que parle le Père céleste, et cette âme l'entend et elle trouve Dieu au fond d'elle-même, et elle est pénétrée de sa présence, et la vue, le sentiment de cette présence bienheureuse et divine, absorbe toutes les puissances. L'âme n'agit plus elle-même ; elle s'abandonne à l'action de Dieu en elle. Plus ses facultés se tiennent dans le silence et le repos et plus l’opération de Dieu dans cette âme devient forte et délicieuse. Ah ! dites-moi, avez-vous jamais éprouvé et goûté cette action et ce langage de Dieu en vous ? Quel bonheur ! C'est la preuve que vous comptez au nombre des élus que le Seigneur veut attirer à lui pour l'éternité : ceux-là seuls goûtent une pareille faveur. Si Lucifer en eût fait l'expérience, seulement une fois, il ne serait jamais tombé. Cette action, en effet, est tellement forte et divine que l'âme se sent détachée d'elle-même et attirée vers Dieu d'une façon irrésistible : non seulement elle veut lui rester unie, mais elle ne peut plus s'en séparer. Voilà l'opération de Dieu, voilà son langage, voilà sa voix, son œuvre, son Verbe : le fils éternel de la divinité !

  77. 2° Cependant, pour parler à l'âme, Dieu se sert encore des facultés ; c'est quand sa parole nous arrive par l'intermédiaire d'un prédicateur. Cette parole ainsi entendue ne vous donnera le bonheur qu'autant que vous y conformerez votre vie. Quand Dieu ne parle à l’âme que par l'intermédiaire d'un homme, c'est par des images, par des paraboles, par des figures qu'il le fait. Cette communication médiate ne donne pas la félicité, mais elle y prépare, elle y conduit. La parole extérieure vous apprend comment vous pouvez parvenir à la communication intérieure, celle dans laquelle Dieu parlera à votre âme sans intermédiaire. Sans doute, la parole du prédicateur est aussi la parole de Dieu, mais c'est une parole transmise par un instrument ; elle ne pénêtrera jamais aussi profondément dans l'âme que celle que Dieu communique immédiatement à l'essence. Toutefois, tant que l'homme n'est pas arrivé à cette vie intérieure, il doit bien se garder de se soustraire à cette parole extérieure. Car celle-ci lui apprendra comment il doit se renoncer lui-même, se détacher des choses temporelles et tendre à une connaissance de la Vérité plus haute et plus parfaite [27]. 190

CHAPITRE XI LE VERBE DE DIEU, LUMIÈRE DE L'AME

  78. Nous avons dit que la parole de Dieu communiquée directement à l'esprit est au dessus des images. Elle est pour nous, avons-nous affirmé, Vie, Lumière et Vérité. Nous venons de montrer comment étant la vraie Vie, elle donne la vie ; nous devons établir, en second lieu, comment elle est pour nous la Lumière.

  Cette Lumière n'est pas autre chose que le resplendissement de la beauté merveilleuse dont Dieu orne l'âme humaine pour en faire son épouse et la rendre digne de lui plaire. C'est à elle qu'il adresse les paroles du Cantique des Cantiques : « Tu es toute belle, ô mon aimée, et il n'y a pas de tache en toi ; viens du Liban, ô mon épouse, oui, viens du Liban, viens, que je te couronne » (Cant. iv, 7, 8). Cette couronne, c'est la Lumière resplendissante dont Dieu revêt et entoure l'âme pour la rendre lumineuse.

  Pendant son passage sur la terre, Notre-Seigneur, un jour, s'écriait : « Père, couvrez de lumière votre Fils, afin que votre Fils vous couvre de lumière. » (Jean XVII, 1). (Ailleurs il est dit : « Père, faites resplendir votre nom). Et une voix du ciel se fit entendre : Je l'ai fait resplendir et je le rendrai plus resplendissant encore. (Jean XII, 28) [28]. Ame privilégiée, es-tu assez élevée pour que le Verbe éternel s'engendre en toi et que, par la vertu de ce même Verbe, tu prennes naissance en Dieu ? S'il en est ainsi, n'en doute pas, tu es le Fils de Dieu, le fils de la grâce, agréé par le Père, comme un fils adoptif. Tu peux t'entretenir familièrement avec le Fils de l'homme, Notre-Seigneur, et, comme Lui, t'écrier : Père, ó mon Père, revêtez-moi, revêtez votre Fils de votre propre Lumière, afin que par elle je puisse, à mon tour, vous couvrir de Lumière. Oui, ô mon Père, voilà l'ineffable louange, l'honneur, la gloire, l'action de grâce que je veux faire monter de mon cœur vers vous. Et alors, ô âme, après avoir adoré ainsi, tu entendras une voix, la Parole éternelle qui te dira : « Je t’ai déjà fait resplendir, mais je te rendrai plus resplendissante encore ! ». Telle est la manière dont Dieu s'y prend pour embellir les âmes. Il les revêt de sa propre Lumière à Lui, et après les avoir ainsi illuminées de Lui-même, Il se les unit.

  79. Cette illumination de l'âme par Dieu et en Dieu, ira toujours en augmentant tant que celle-ci sera unie au corps. Elle croîtra en proportion de la pureté et de la sainteté de la vie. Voyez le soleil : plus l'air est pur et plus les rayons qui le traversent sont resplendissants. Ainsi en est-il de l'âme : plus elle est pure et plus l'(!clat du Soleil divin devient éblouissant en elle : supposez quelle soit absolument pure, ce Soleil la pénétrera d'une façon immédiate ; mais s'il reste encore dies taches, ne seraient-ce que les imperfections de chaque jour, le Soleil de la grâce ne se communiquera que dune manière médiate. Il brillera bien encore en elle, mais ce ne sera plus la pure et totale lumière, ce ne sera qu'une flamme, qu'un rayon. Les fautes graves arrivent même à l'éteindre complètement et à ne plus laisser passer la moindre lumière. C'est ce que dit l'Evangile : « Les ténèbres ne l'ont pas comprise », (Jean, 1, 5). La lumière de notre soleil n'illumine que l'air ou ce qui, comme l'air, est capable de recevoir la lumière et de sen laisser pénétrer : un verre transparent et pur, une flamme légère, voilà ce que reçoit la lumière, voilà ce que le soleil rend lumineux ; mais mettez à la place un corps opaque et grossier, comme la terre, la pierre ou le bois, ce corps ne pourra pas recevoir lalumière. Oh ! sans doute, le soleil projettera bien sur lui ses rayons, mais sa splendeur ne le pénétrera pas. 11 en est de méme pour l'âme. Si elle est chargée de choses terrestres, appesantie et obscurcie par elles ; si elle est encore attachée aux plaisirs de la chair, souillée et corrompue par eux ; si, intérieurement et extérieurement, elle se trouve encombrée de toutes sortes d'images, ou, simplement, de rêveries et d'imaginations dont elle-même est le principe ; si, par conséquent elle est opaque, la lumière divine ne saurait l'illuminer : elle n'est pas capable de recevoir cette lumière : celle-ci ne peut pénétrer que dans un esprit libre et dégagé de tout ce qui est terrestre. L'esprit pur ne peut s'unir parfaitement qu'à 1 esprit pur.

80. Mais ici se pose une question : L'âme pure et libre de tout contact avec la matière est déjà réellement une lumière, comment donc peut•elle avoir besoin d'une autre lumière et quelle est cette lumière ? — ll est très vrai que l'àme libre et dégagée de tout ce qui est terrestre est un être lumineux : C'est là sa vraie nature originelle, telle qu'elle est sortie au commencement de la main du créateur. Tant qu'elle conserve toute sa splendeur première, elle reste dans l'admirable dignité de sa vraie nature, effectivement toute pure. Elle tonnait et discerne les réalités naturelles telles qu'elles sont. Mais nous parlons ici d'une lumière que Dieu communique à une âme déjà naturellement pure, d'une lumière surnaturelle qui procède de Dieu même, et nous disons que plus la lumière naturelle de l'âme est pure, plus l'action de la lumière divine pénètredans cette âme et la rend éclatante. C'est ce que nous appelons l'Illumination [29]. Plus un verre 194 est limpide et plus il se remplit de la lumière du soleil. Plus une âme est lucide et plus l'illumination de Dieu en elle est resplendissante. Mais que le péché vienne jeter une ombre ou un voile sur cette âme, elle n'est plus apte à recevoir la Lumière divine. Le soleil, n'est ce pas? ne saurait briller au fond d'une prison bien close. Or, quand votre âme est chargée de péchés, elle devient comme une prison fermée et obscure dans laquelle le Soleil divin ne peut ni luire, ni pénêtrer. 195

Mais encore ne suffit-il pas que votre âme reste ouverte, sans les ténèbres du péché, il faut, de plus, qu'elle soit rapprochée de la lumière si elle veut être illuminée et pénétrée par elle. Le verre le plus pur ne peut être éclairé par le soleil s'il en demeure éloigné, si l'on le soustrait à ses rayons. Il en est de même ici : pour que la lumière de la grâce divine éclaire l'âme, il faut que celle-ci soit rapprochée de ce foyer. Ce rapprochement, cette élévation de notre âme vers Dieu n'est pas autre chose qu'une ardente aspiration 196 vers Lui, dans l'amour parfait et dans la lumière de la foi. C'est par là que l'âme devient capable de recevoir la lumière divine, même dans le cas où elle ne serait pas encore entièrement pure de tout péché, car elle se purifie précisément par une foi vive et un amour parfait, de manière à se trouver apte à l'infusion et à la pénétration en elle des splendeurs divines. Il ne suffirait pas d'avoir l'âme pure, sans la foi et sans la charité. Il s'est trouvé en effet des païens vertueux et très honnêtes qui cependant n'avaient pas la lumière divine : ils étaient doués d'une grande intelligence ; ils possédaient la sagesse, mais la foi leur manquait. Combien d'hommes, aujourd'hui encore, vivant au milieu de nous, qui mènent une vie vertueuse, honnête et chaste, et qui cependant ne sont pas visités par la Lumière divine ! Pourquoi cela ? Ah ! c'est parce qu'ils ne cherchent pas à se rapprocher de Dieu par une foi vivante. Ils croient, sans doute, à Jésus-Christ ; mais leur foi n'atteint qu'un Christ tout extérieur. Je veux dire qu'ils ne 198 suivent Notre-Seigneur que pour le dehors : l'esprit de Jésus-Christ ne vit pas en eux : voilà pourquoi ils sont incapables de recevoir sa Lumière, car cette Lumière ne brille qu'au dedans, au fond du coeur. Le royaume de Dieu et du Christ ne vient pas du dehors, il est dans le fond de vous-mêmes : ftcgnum Dei infra vos est (Luc xvii, 21). S'il suffisait d'avoir extérieurement une vie vertueuse, nous trouverions là la vraie vie, la lumière véritable, et Notre-Seigneur ne nous eut pas donné pour règle ces paroles : « Si votre justice ne l'emporte pas sur celle des Scribes et des Pharisiens, je vous le dis, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux » (Matth. v, 20). Les pharisiens, vous les connaissez bien ; ce sont des hommes qui paraissent très saints en faisant des œuvres soi-disant bonnes ; mais quant à la vérité foncière, ils la méprisent et sont loin d'y être fidèles. Comment ces hommes pourraient-ils entrer dans le royaume de Dieu qui est intérieur, dans le fond le plus intime de l’âme ? Pour y parvenir, il faudrait que leur vie extérieure fut en harmonie avec l'intérieur. S'il en était ainsi, sans nul doute, ils seraient meilleurs que 200 les Pharisiens et l'emporteraient sur eux ; ils seraient entrés dans le véritable Royaume de Dieu qui est au plus intime de l'âme, là où Dieu a établi son trône. Les anciens Pharisiens, vous le savez, observaient strictement la loi, quant aux pratiques extérieures ; mais cela ne les rendait nullement parfaits, il eut fallu l'être intérieurement. Gardez-vous de leur ressembler. Mais si vous voulez être les héritiers du Royaume des Cieux, élevez-vous au dessus de cette justice extérieure. Les œuvres qui sont bonnes et justes au dehors, doivent être parfaites dans votre cœur : alors seulement vous serez aptes à recevoir la Lumière divine. Mettez en pratique le proverbe : Paraissez ce que vous êtes et soyez ce que vous paraissez. Suivez Jésus dans votre vie extérieure et intérieure : c'est le seul vrai chemin qui conduise au but. Que la vie pauvre de Jésus-Christ, unie à l'amour dont il vous a donné tant de preuves à tous, soit le modèle de votre vie extérieure. Que sa Passion, unie encore à son amour infini, vous serve d'exemple pour votre vie intérieure. Voilà ce qui excitera en vous la charité et vous mettra à même de recevoir la Lumière divine à laquelle n'arrivent jamais les hypocrites et les pharisiens.

  81. La vraie justice ne consiste pas à en parler beaucoup. Qui donc, dans l'ancienne Loi en discourait plus souvent que les Scribes ? Ceux-ci encore, vous devez les surpasser, non en paroles, certes, mais en actions. Notre-Seigneur s'est prononcé contre eux quand il a dit : « Ils parlent bien, mais ils ne font pas ce qu'ils disent » (Matth., xxiii, 3). La race de ces beaux diseurs qui ne font rien n'est pas encore éteinte. Que de gens n'entendez-vous pas, très empressés de parler, mais à peu près dépourvus de vertu ? Croire à la sincérité de leurs discours, c'est se faire illusion. Leur parole peut être éloquente, mais le sentiment qui l'accompagne n'a pas sa source en Dieu. C'est plutôt un talent inné, une grande souplesse l'esprit, une intelligence et un discernement naturels qui en font de si éloquents orateurs et des docteurs distingués de la Loi. — L'homme parfait, vraiment éclairé de la lumière divine, peut seul découvrir cet artifice ; seul il reconnait en eux les vrais descendants des anciens scribes. Voulez-vous être meilleurs que tous ces beaux parleurs, ainsi que Notre-Seigneur vous le demande? ne manquez pas de pratiquer ce que vous enseignez. Ce que Dieu exige de vous, c'est la justice, non en paroles, mais en œuvres. Pratiquez vous-même ce que vous commandez aux autres. Si vous êtes parvenu à la lumière divine, si vraiment vous en êtes pénétré, vous n'en parlerez que peu et vous ferez vous-même ce que vous en direz. Rentrez au fond de votre âme, voyez ce qui vous manque, corrigez-vous, méditez la Passion de Notre-Seigneur. Les souffrances du Christ vous apprendront, avant peu, comment vous devez éviter le péché et pénêtrer en Dieu, le souverain bien. C'est ainsi que vous arriverez à la vraie lumière.

   82. Et maintenant. voulez-vous connaître la différence entre la lumière naturelle et la lumière divine ? Je vous 1a montrerai dans une comparaison entre le soleil et la lune. Celle-ci reçoit sa lumière du soleil ; par elle-même elle est obscure et froide, et alors 202 même qu'elle reçoit la lumière du soleil, elle n'a aucune vertu pour réchauffer. Les clartés qui nous arrivent d'elle sont trompeuses, si bien, que nous sommes obligés de regarder à deux fois un même objet si nous voulons le reconnaître et ne pas le prendre pour un autre. La lumière de la lune est stérile : elle ne produit aucun fruit, elle n'en fait mûrir aucun. — La raison humaine, elle aussi, s'éclaire des images des réalités créées ; par sa propre force, elle ne peut pas s'élever au dessus d'elles. Et de même que la lumière de la lune est froide et stérile, de même la lumière naturelle de la raison est dépourvue de la chaleur qui féconde et fertilise ; elle ne produit que peu de fruits qui puissent être de quelque utilité pour la vie éternelle. S'il en était autrement, tous les sages, tous les savants du paganisme seraient au ciel où, seule, la grâce de Dieu peut conduire. Ce que nous considérons, à l'aide de la lumière naturelle, reste pour nous douteux et vague, comme ce que nous voyons à la lumière de la lune : tout demeure pour nous opinion et hypothèse ; ce n'est jamais la science parfaite. Ce qui est affaire d'images ne saurait jamais être évidente vérité. Or, la lumière (raison) naturelle ne vit et ne pense que par des images et avec des images, aussi en est-elle obscurcie et troublée de manière à ne pouvoir pas découvrir toute la vérité [30]. Vous le voyez donc : la lune est le véritable emblème de la raison humaine ; tandis que le soleil figure d'une manière parfaite la lumière divine.

 83. De même que le soleil, la lumière divine éclaire d'une façon immédiate. Le soleil échauffe : la lumière divine donne à l'âmel'ardeur de l'amour divin: ellerépand la clarté, la chaleur qui fait disparaltre toutes les ombres et efface les rugosités de l'âme humaine. Le soleil apporte partout la fécondité ; il donne la vie et la prospérité à tous les êtres de la création. Si la terre venait à être privée de la lumière du soleil, ce serait la mort pour tout ce qui vit dans le temps. Le soleil est comme la mère qui engendre et qui conserve toutes les créatures ici-bas. Son enfantement et sa vertu génératrice qui pénêtre toutes choses sont un vrai miracle que nous ne pouvons nous expliquer. C'est lui qui engendre le poisson dans l'eau, les animaux qui peuplent la terre, les oiseaux qui volent dans les airs et tous les autres êtres que Dieu seul 204 connaît. Image imparfaite cependant de la vertu du Soleil divin. Lui aussi opère d'une manière mystérieuse, mais bien plus élevée. Il donne la vie et la fécondité à toutes les natures spirituelles, à l'âme de l'homme et aux esprits angéliques. S'il leur retirait sa lumière divine et vivifiante, ces êtres se trouveraient réduits à l'état le plus déplorable ; ce serait pour eux la mort et la ruine. Qu'est-ce en effet que la mort de l'âme, sinon la privation de l'influence et de l'action de la grâce divine qui est sa vie, qui, seule, peut la conduire au salut, et sans laquelle elle n'atteindra jamais sa sublime destinée ?

  84. Mais si l'opération immédiate de la grâce de Dieu est absolument nécessaire à la vie de l'âme, comment se fait-il qu'il y a un grand nombre de bonnes et très honnêtes personnes chez lesquelles on chercherait vainement à constater une influence particulière de la grâce divine ? Ces âmes seraient-elles mortes devant Dieu ? — A cela je réponds : Les hommes peuvent se diviser en trois classes :

  1° Les uns vivent, en réalité, chargés de péchés graves et souillés par le vice. Ils sont privés de l'influence de la grâce, et, devant Dieu, ils se trouvent dans un état de mort spirituelle. Arrive-t-il que, par un effet de la miséricorde infinie, ils soient rappelés à la vie ? C'est là un miracle plus grand, plus merveilleux qu'une résurrection à la vie corporelle. Autant, en effet, l'âme surpasse le corps en dignité, autant le rappel de l'âme à la vie de la grâce l'emporte, comme œuvre éminente et admirable, sur le retour d'un corps à la vie des sens. Nous pouvons même affirmer que la conversion d'un pécheur est chose plus sublime que la création du ciel et de la terre.

  2° D'autres cherchent à se préserver des fautes graves, mais, par négligence, ils tombent chaque jour dans toutes sortes de faiblesses et d'imperfections : ce sont les tièdes qui, aux yeux de Dieu, ne sont ni morts ni vivants. Le Seigneur ne se retire pas complètement d'eux ; mais son action sur leur cœur est faible, pas assez énergique pour leur donner entièrement la vie. Eux-mêmes sont convaincus que Dieu n'agit que faiblement dans leur âme, ils vont jusqu'à croire que sa grâce leur a été complètement retirée, quoiqu'ils soient, du reste, des gens honnêtes s'exerçant à toutes sortes d'œuvres bonnes et pieuses.

  3° Enfin il en est d'autres qui s'appliquent avec une grande vigilance et un grand zèle à se préserver non seulement de tout péché mortel, mais même des fautes légères et des faiblesses de chaque jour. Ceux-là vivent véritablement, car le Seigneur opère en eux par une action immédiate et forte. Sa grâce se déverse si abondamment dans leur âme que leurs forces physiques elles-mêmes en sont saisies, réjouies et, par suite, excitées à porter leur coopération dans la pratique de la vertu. Dieu est entré dans leur âme, et leur âme est entrée en Dieu pour y être glorifiée. Aussi, désormais, celle-ci sera-t-elle préservée de toute chute. Le Soleil divin de la grâce engendre en ces hommes toute vérité. O merveilleuse et incompréhensible nativité qui surpasse tout concept de l'intelligence humaine : Seul, Dieu qui l'opère la con‑206-naît et jamais la sagesse de l'homme n'arrivera à comprendre et à exprimer la plus petite action de Dieu dans une âme pure !

  85. Voilà pourquoi ceux qui sont en dehors de ces mystérieuses relations ne doivent pas vouloir juger les âmes saintes. Ils ne le peuvent pas, parce qu'il leur manque pour cela la mesure nécessaire. De leur côté, ces âmes privilégiées de Dieu doivent savoir garder le silence ; elles se garderont bien de révéler à tout le monde les faveurs dont leur cœur pur est l'objet. Elles les cacheront surtout à ces parleurs joviaux, à la langue affilée, qui veulent tout mesurer avec l'aune trop courte de leur intelligence bornée et qui sont incapables de discerner ce que Dieu opère par sa grâce dans une âme toute pure. Aux yeux de ces gens-là, la Vérité passera toujours pour mensonge, et ils s'efforceront de la décrier comme une hallucination et une supercherie. Ils ne connaissent pas l'admirable opération de Dieu dans les âmes.

CHAPITRE XII LA GRACE DIVINE FÉCONDANT L’AME COMME LE SOLEIL FÉCONDE LE MONDE

   86. Nous avons dit plus haut que la grâce divine opère dans l'âme comme le soleil dans la nature : celui-ci a une grande force génératrice. Comme une mère, il engendre le poisson dans l'eau, l'oiseau dans les airs et, sur la terre, tous les animaux. Ainsi en est-il, disions-nous, du Soleil divin : il engendre et enfante dans l'âme humaine. C'est cette pensée que nous allons maintenant expliquer et développer.

   La production du poisson dans l'eau par le soleil naturel, qu'est-ce autre chose, dans un sens mystique et par rapport à la force génératrice du Soleil de la grâce, que l'action même de cette grâce ennoblissant, fécondant l'usage que l'homme fait de ses sens? Ceux-ci par leur mobilité, leur versatilité, ne peuvent-ils pas être comparés à l'eau dont la nature est d'être sans cesse en mouvement ? Comme l'eau courante et fugitive, les sens ne sont ils pas constamment agités ? Vienne la grâce divine, cette inconstance, cette mobilité des sens, se transforme. Ils prennent une bonne direction, de manière à ne se mouvoir, à n'agir, à ne vivre que pour la pratique de la vertu. N'est-ce pas là, pour eux, devenir fertiles et productifs ? Et qu'est-ce qui les a rendus féconds en bonnes 208 œuvres, sinon l'influence du Soleil divin qui est le générateur, comme une mère, de tous ces fruits de sainteté ? Cela ne vous rappelle-t-il pas cette eau dont parlait Notre-Seigneur ? « L'eau que je donnerai, disait-il à la Samaritaine, deviendra en celui qui la boira une source d'eau vive qui rejaillira jusqu'à la vie éternelle » (Jean, iv, 14). Cette eau vivante, c'est la lumière divine qui illumine l'âme et qui rejaillit jusque sur les sens pour rendre ainsi le corps et l'âme féconds en vertus, afin que l'homme tout entier arrive à la vie éternelle.

  87. Le soleil naturel rend encore la terre féconde et la peuple d'animaux. Le Soleil de la grâce n'opère pas différemment ; il éclaire l'âme et la rend féconde. Et de fait, n'est-il pas fécond l'esprit de l'homme, une fois qu'il a été éclairé par la grâce et qu'il a appris à dominer le corps? Ses pensées ressemblent à l'oiseau qui doit sa vie aussi au soleil naturel. L'oiseau est sauvage, inconstant, dirigeant son vol tantôt d'un côté. tantôt de l'autre. Et les pensées de l'homme, n'est-ce pas ainsi qu'elles font? Qu'est-ce qui peut les dompter, les régler, les ordonner? Une seule chose la grâce et la lumière d'en haut. C'est elle qui les rassemble et les fait revenir des distractions dans lesquelles la terre avait su les attirer. C'est elle qui les ramène de toutes ces préoccupations terrestres pour les reporter à la méditation de la Passion et de la mort de Notre-Seigneur, et de là jusqu'à la contemplation de son éternelle divinité. Voilà comment nos pensées produisent et entassent de merveilleux fruits de salut. Mais tout cela, n'est-il pas l'effet de l'opération de la Lumière divine éclairant le cœur, dirigeant les pensées et les revêtant de ses rayons lumineux pour qu'elles puissent monter vers Dieu?

L'air dont il a été question peut nous fournir une figure de l'esprit humain. Innombrables sont les merveilles que le soleil produit dans l'atmosphère, plus innombrables encore et plus pleines de charme sont les merveilles que le Soleil divin engendre dans l'esprit. Que de vérités, que de joies, que de délices, que de doux transports ! Autant de choses dont la raison humaine ne peut d'ordinaire avoir aucune idée, que le cœur ne peut sentir, qu'aucune langue ne peut exprimer, au témoignage même de saint Paul. L'Apôtre, en effet, nous dit « avoir entendu des paroles secrètes qu'il n'est permis à aucun homme de rapporter » (II Corint. xii, 4). Il veut signifier par là que les vérités qui lui ont été révélées ne peuvent s'exprimer en langage humain. « Il ne faut pas en parler » dit-il. Ne rien en dire, voilà la meilleure manière de s'en expliquer. Celui qui fait parade de ce qu'il a expérimenté dans les heures lumineuses de la grâce et qui révèle ainsi le mystère de Dieu n'a jamais reconnu vraiment et trouvé en soi la Vérité divine. Ceux qui aiment à s'entretenir de ce qu'ils ont éprouvé dans leur intérieur, ne sont, au fond, que des bavards vains, creux, sans esprit. Ce n'est pas dans les paroles que consiste la vérité, ainsi que l'Apôtre nous le dit, mais elle se confirme plutôt par le silence, par l'union silencieuse avec Dieu (Gott-stillehalten: tenir silencieusement Dieu). Il ne convient pas d'en parler; c'est l'avis de saint Paul. Tout ce que vous pourriez 210 en dire ne pourrait consister qu'en images, et aucune image n'atteint à la hauteur de cette sublime réalité; aucune image ne peut la faire comprendre. La vérité divine prévient l'esprit et, par la lumière quelle projette sur lui, elle l'attire, elle le porte à la suivre. Et si, docile, l'esprit tend par tous ses efforts à la plus haute perfection, il saisira cette Vérité, il commencera à la voir. Cette vision donne la vie éternelle, car c'est là que l'intelligence trouve sa pleine satisfaction et son parfait repos. Mais ce ne peut être encore le partage de l’homme sur cette terre. Ici bas le repos ne sera jamais sans quelque trouble, la satisfaction laissera toujours quelque chose à désirer. Nous ne pouvons que faire des progrès et nous efforcer d'avancer toujours d'avantage. Quand l'âme se séparera du corps pour entrer dans la vie éternelle, alors seulement elle connaîtra et contemplera la Vérité sans voile, dans toute sa pureté, et ce n'est que dans cette contemplation qu'elle trouvera le rassasiement total, le repos suprême « satiabor cum apparuterit ! » (Ps. xvi, 15). C'est ainsi que notre intelligence est ornée et éclairée par la lumière divine [31].

   88. Le soleil de la grâce purifie encore la volonté et la rend parfaite. Sans lui, l'homme ne serait jamais capable de pratiquer la vertu essentielle ; sans lui, il ne serait jamais parfait. La perfection en effet n'est pas autre chose que la vertu convertie en notre propre substance (wesentlich-wesen.) (Cfr. note). Mais 212 pour que cette union soit possible, il est nécessaire que la volonté soit parfaitement disposée, et elle ne peut l'être que par l'opération de la grâce. Or la volonté est parfaite quand l'homme a renoncé à tout ce qui n'est pas Dieu et qu'il s'est éloigné de toutes les créatures. Il se peut qu'en fait et extérieurement vous n'en soyez pas encore là; du moins faut-il que vous cherchiez à y arriver par la volonté, afin de parvenir à une volonté parfaite. Si vous avez commencé à vous renoncer vous-même et à renoncer à toutes les créatures, voyez ce qui vous manque et tâchez de l'acquérir. Etes-vous enfin parvenu à vous libérer de toute attache à la créature, après vous être longuement exercé dans la pratique des vertus accidentelles (züfallig opposé à wesentlich) alors, vous touchez à l'essence même de la vertu : votre volonté purifiée en est toute pénétrée ; elle opère dans la vertu et avec la vertu, et les œuvres qu'elle accomplit sont essentielles, parfaites. Ces deux objets, vertu et volonté, ne font plus qu'un ; ils n'ont plus qu'une seule et même opération. Chaque être, n'est-ce pas? opère suivant sa nature et ses capacités ; l'essence doit donc opérer essentiellement, et puisque la volonté est devenue un avec elle, elle opère donc avec elle et comme elle, et, ensemble, elles ne produisent qu'une seule et même œuvre. Et dans cette action il n'y a ni mouvement, ni impulsion des puissances ; c'est une opération silencieuse, simple, tranquille, une œuvre immobile et stable : tout acte essentiel ne saurait se produire autrement [32]. 214

89. Mais me direz-vous : La volonté est une puissance qui suppose le mouvement : dès lors comment peut-elle accomplir un acte essentiel qui exclut tout mouvement et tout changement? — Je réponds : La volonté humaine a deux fins vers lesquelles elle peut tendre. La créature et le temps en est une ; Dieu est l'autre. Quand la volonté prend pour objet les choses terrestres et le temps, certes, elle est en mouvement; aussi disons-nous que la volonté dans ses inclinations vers la terre ne pourra jamais, comme telle, produire un acte essentiel : cela dépasse ses forces et aucune nature ne peut agir au delà de ses forces Le temps est également inconstant et variable comme les créatures. Si donc la volonté ne fait qu'un avec le temps et les créatures, elle sera nécessairement inconstante, mobile et variable; elle ne sera pas indépendante; elle ne pourra pas être essentielle (comme plus haut : wesentlich). Pour accomplir un acte essentiel, il faut avoir une volonté invariable, et cela n'est pas possible tant qu'on adhère aux choses passagères, au temps et à la créature.

  L'autre fin de l'homme est Dieu. Quand la volonté est dirigée vers Lui, elle est immuable comme Dieu. Le temps seul est mobile et rend mobiles ceux qui s'y attachent. Mais que la volonté s'élève au dessus du temps, qu'elle soit dirigée vers l'éternité, qu'elle réussisse à dépasser tout ce qui est contingent et accidentel, qu'elle pénêtre dans le bien essentiel, c'est-à-dire en Dieu, dès ce moment elle agit eu Dieu, et, comme les œuvres de Dieu sont essentielles, les œuvres de la volonté revêtent aussi ce caractère elles sont essentielles, constantes, immobiles. Ce qui était imparfait, s'unissant à ce qui est parfait, agit désormais par la vertu du parfait, à la condition toutefois que l'ordre soit observé dans les actions. Par elle-même, la volonté de l'homme est imparfaite, et, par suite, imparfaites aussi sont ses actions ; mais si elle s'élève au-dessus d'elle-même et des créatures pour s'unir à Dieu, alors, son action devient parfaite en Dieu. Une fois purifiée (gereinig) l'opération de la volonté devient commune avec Celui qui la purifie. La volonté de l'homme unie à Dieu, a la même opération que Dieu, et cette opération commune, et ce fruit essentiel sont l'effet de la lumière divine dans la volonté. 216

   90. Qu'est-ce donc qu'une œuvre essentielle, et quand est-ce que l'homme est capable de la produire? — Il la produit quand l'essence (wesen) de son âme se retrouve simple, seule, silencieuse, en repos, et complètement pure. Alors l'homme porte cette simplicité de son âme en tout ce qu'il fait, et quoiqu'il paraisse se partager en agissant, il demeure néanmoins toujours un et sans mouvement. C'est précisément cette communication et cette pénétration de l'âme en toutes choses qui est appelée l'œuvre essentielle. Et dans cette œuvre, chaque action comprend toutes les actions, et toutes ensemble n'en forment qu'une. Et de même que Dieu embrasse toutes choses d'un regard essentiellement simple et exécute tout ce qu'Il fait, sans le moindre mouvement, de même la volonté unie à Dieu opère essentiellement.

   Voilà l'œuvre de la lumière divine dans la volonté humaine. Une volonté parfaite, en effet, est tellement chère à Dieu, qu'en récompense, Il veut la combler de tous les dons et la rendre capable de tout faire. Dieu se donne Lui-même à elle. Dès lors que seraient pour cette âme toutes les autres choses, sans Dieu ? Saint Augustin l'a dit : « Dieu pourrait tout me donner, s'il ne se donne pas Lui-même, je ne suis pas satisfait ; mais si je possède Dieu, je possède tout et mon cœur est tranquille. »

   Voulez-vous connaître ce repos ? tâchez d'acquérir une volonté parfaite. Alors, Dieu vous donnera toute Vertu, toute Vérité et vous aurez la véritable essence de la perfection. Alors vous trouverez en toutes choses le repos, suivant la parole de Salomon : « In omnibus requiem quaesivi.  — En tout, j'ai cherché le repos » (Eccl. xxiv, 11). Exercez-vous dans toutes les vertus, sans vous lasser, jusqu'à ce que vous en ayez saisi et assimilé l'essence. Etes-vous enfin arrivé jusque là ? Oh! alors, tenez-vous en repos, gardez le silence, laissez agir Dieu seul en vous. Il vous fera part de toute Vérité sans que vous ayez à la chercher, car la Vérité est donnée à un cœur pur. Vous n'avez rien à faire que de sortir de vous-même et vous renoncer. Une fois détaché de vous-même, restez fixé en Dieu ; par là vous recevrez toute Vertu, toute Vérité. N'allez pas les chercher ici où là ; cette vérité et cette vertu, vous les avez en vous ; elles sont le partage du vrai pauvre d'esprit. Fruit de la lumière divine dans une volonté parfaite, ce fruit ne se perd pas ; il dure toujours et sans fin. Plus se prolongera pour vous le pèlerinage sur cette terre et plus vous avancerez dans la connaissance de cette Vérité essentielle, plus aussi vous vous immergerez dans ce Bien essentiel qui est Dieu. Par conséquent, que vous soyiez endormi ou éveillé, que vous mangiez ou que vous buviez, rien ne sera pour vous un obstacle : toujours vous progresserez dans la voie de Dieu, vous serez toujours en Lui. La force surnaturelle de Dieu sera toujours là pour guider et soutenir votre volonté. Et de même que celui qui vous conduit est éternel, de même aussi sera éternelle la durée de la course, éternel l'avancement de votre volonté dans l'abîme divin.

  91. Cette course incessante de la volontén'empêche nullement cette immobilité dont nous parlions plus haut. La volonté détachée de toutes choses et intime‑218-ment, entièrement unie à Dieu, est et demeure éternellement immobile. Et pourquoi ? Parce qu'elle n'est plus penchée vers les créatures et vers le temps: elle s'est élevée au dessus de tout cela : le temps et les créatures n'ont plus aucune influence sur elle. Désormais elle n'a qu'un but : Dieu. C'est à Lui qu'elle s'attache d'une manière inviolable. Voilà en quoi consiste l'immobilité dont nous parlons. La course de la volonté n'est pas autre chose qu'une continuelle pénétration en Dieu, et, par conséquent, une inaltérable permanence. Plus la course est vive et plus est fixe l'arrêt en Dieu ; plus l'arrêt est ferme et plus la course est rapide ; plus celle-ci est rapide et plus imperturbable est l'immobilité !

 92. Mais comment l'homme peut-il arriver ici-bas à cette immobilité de la volonté, lui qui vit dans le temps et qui se trouve nécessairement sous l'influence du temps? La volonté, serait-ce celle d'un homme parfait, ne s'incline-t-elle pas tantôt vers ceci, tantôt vers cela? — Je réponds : Il est vrai que l'homme est à la fois fait pour le temps et pour l'éternité. L'un influe sur son corps, l'autre sur son âme. Le corps est soumis à l'action des réalités temporelles : aussi longtemps qu'il vit il ne peut s'en passer : il a ses besoins et la volonté lui permet d'y pourvoir; elle- même contribue à lui procurer le nécessaire et., pour lui et avec lui, elle se porte tantôt ici et tantôt là. Par ce côté donc la volonté est inconstante et mobile. Cependant si, dans cette préoccupation. l'homme sait se borner au nécessaire, s'il use des choses corporelles avec mesure, les regardant comme un don 219 de Dieu et les rapportant à sa plus grande gloire, suivant la doctrine de Jésus-Christ, il ne pêche ni contre la vérité, ni contre la perfection : il ne se détourne pas de son but qui est Dieu ; il fait servir, au contraire, à la louange et à l'amour de Dieu, le strict nécessaire dont il use. A ce point de vue donc la volonté n'est pas volage et inconstante. II n'y a en effet que la déviation de la volonté qui soit mauvaise. Cette déviation consiste à se détourner du bien et à se porter vers le mal. Or, rien de semblable n'a lieu ici. La volonté n'accorde que le nécessaire, nullement le superflu, et ce nécessaire lui-même n'est octroyé que conformément aux règles de la perfection. Par conséquent, tant que la volonté reste fixée dans cette vérité et cette perfection, elle est immobile; elle ne veut que Dieu ; elle ne permet aux sens que la recherche du strict nécessaire à la vie, leur interdisant la satisfaction de leurs aises et de leurs voluptés. Elle n'a en vue que la gloire de Dieu ; et les forces que le corps reçoit en prenant le nécessaire, sont de nouveau employées à la plus grande gloire de Dieu. Ainsi les choses terrestres deviennent un moyen pour accomplir les choses divines. La volonté reste fidèle à son but surnaturel, ce qui ne peut être que l'effet de la Lumière divine qui s'est emparée d'elle.

CHAPITRE XIII EXPLICATIONS ET CONCLUSIONS

   93. L'on fait souvent aux personnes spirituelles le reproche d'être attachées à leur volonté propre. Ce qu'elles proclament comme étant la volonté divine, n'est, dit-on, la plupart du temps, que leur volonté propre ! — Cela peut être vrai pour certaines personnes, niais jamais pour le véritable pauvre d'esprit. De même, en effet, que celui-ci a renoncé à tout ce qui est en dehors de lui, de même, et plus sérieusement encore, il a fait abnégation de lui-même et de sa volonté propre. Celle-ci n'existe plus pour lui ; seule, la volonté de Dieu est devenue sa volonté. Remarquez bien la différence entre la volonté propre et le renoncement à la volonté. La volonté propre ne sait et ne voit quelle-même en tout ; intérieurement et extérieurement, elle reste attachée à quelque chose, car partout où l'homme conserve un lien, quel qu'il soit, avec le temps et les créatures, sa volonté propre est encore en jeu. Le renoncement à la volonté propre, au contraire, est l'abandon total, intérieurement et extérieurement, de tout ce qui est créé et temporel, aussi bien pour tout ce qui touche au corps, que pour tout ce qui touche à l'âme, abandon toutefois réglé par la sagesse et la discrétion.

 94. Mais alors, me direz-vous, ils ne sont pas vertueux tous ceux (et leur nombre est grand) qui possèdent des biens temporels, alors même qu'intérieurement ils n'y seraient pas attachés et qu'ils ne les garderaient qu'en vue de la gloire de Dieu, disposés à les quitter s’ils voyaient que telle est la volonté divine ? — Je réponds : Quand on a un détachement complet de tout bien, ce détachement se manifeste aussi au dehors, ou du moins il doit conduire à un dépouillement total, même extérieur. Car enfin ce qui est dans le cœur se traduit nécessairement au dehors, qu'il s'agisse du bien ou du mal. Si donc il y a un renoncement intérieur total, ce renoncement devra de toute nécessité paraître au dehors. Sans doute, il est possible que le cœur soit peu attaché à ces biens temporels ; il se peut encore qu'on soit dans la disposition de tout abandonner et de mener une vie complètement pauvre, s'il apparaissait que ces biens éloignent de Dieu. Cependant on ne saurait dire que ceux qui sont dans cette disposition soient parfaits ; ils ne connaissent pas le détachement total. Ils le prouvent eux-mêmes par le désir qu'ils ont de savoir si Dieu veut qu'ils quittent tout, et par la disposition qu'ils manifestent de tout abandonner dès qu'ils sauront que Dieu le leur demande. Ignorent-ils que Dieu leur demande de faire ce qui les rendra parfaits? L'Apôtre ne parle-t-il pas assez clairement quand il dit : « La volonté de Dieu est que vous soyez saints ? » (1 Thess. iv, 3). Puis donc que la sainteté ou la suprême perfection consiste dans la pauvreté, la volonté de Dieu est qu'ils soient pauvres. Jésus‑222-Christ s'exprime nettement : « Si vous voulez être parfait, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres et suivez-moi » (Matth. xix, 21). Jamais Notre-Seigneur n'eut parlé ainsi si telle n'eut pas été la volonté de Dieu à l'égard de ceux qui visent à la perfection [33]. Ceux-là donc qui prétendent avoir renoncé à leur volonté propre doivent être libres de tout bien temporel.

  95. Mais l'attachement à la volonté propre ne se montre pas seulement dans la possession des biens temporels, il se manifeste encore d'une autre manière. Vous vous proposez, par exemple, d'accomplir une œuvre extérieure, que, dans votre ignorance en la matière, vous croyez bonne et utile à votre avancement spirituel, alors qu'en réalité elle est pour vous un obstacle. Votre frère, plus clairvoyant, vous avertit en toute charité, et, désireux d'écarter de vous ce qui pourrait vous être préjudiciable, il vous fait voir ce qui est meilleur et plus salutaire ; il s'efforce de vous tirer de votre erreur. Mais vous, aveuglé par votre amour-propre, vous ne l'écoutez pas ; vous ne voulez pas suivre le conseil de la sagesse; vous vous obstinez à faire à votre guise. Voyez comme vous êtes dominé par la volonté propre !

  Il y en a d'autres qui sont attachés à certaines manières de voir, à certaines opinions ou théories doctrinales qui, loin d'aider à la perfection, sont un obstacle à leur progrès spirituel. Ils ne le reconnaissent pas, et, comme ils sont remplis d'eux-mêmes, ils ne veulent pas en convenir, quand d'autres essaient de les instruire et de les avertir. Ils entendent suivre leur sentiment et leur bon plaisir, et, par là, ils empêchent leur amendement. Leur opinion personnelle doit prévaloir, il faut que leur manière de voir soit toujours la bonne. Même quand ils finissent par reconnaître la vérité, ils ne veulent pas l'avouer. Ils n'admettent pas qu'un autre puisse la posséder aussi parfaitement qu'eux ; ils se regardent comme les plus sages. Si, par surcroît, il leur arrive de découvrir une nouvelle explication, ils se parent de leurs lauriers ; ils croient avoir créé un monde nouveau, et ceux avec lesquels ils vivent ne sont que de vulgaires imbéciles. Tout cela est évidemment l'effet de l'amour-propre et on ne saurait imaginer rien de plus nuisible.

  96. C'est le petit nombre cependant qui pousse l'orgueil à ce point. Les meilleurs parmi les vaniteux ne tiennent pas si obstinément à leur opinion : ils ne prétendent pas être les seuls en possession de la sagesse et ne méprisent pas si impitoyablement leur prochain. Toutefois, ils se réjouissent outre mesure de ce qu'ils ont pu mettre au jour et ils ne peuvent se 224 rassasier du plaisir qu'ils y prennent. Ils ne pensent plus qu'à cela, oubliant ainsi les choses divines et transcendantes qui dépassent toute compréhension. Celles-ci, la raison ne les atteint pas, l'intelligence ne les saisit pas, l'imagination ne se les représente pas. Ces réalités divines ne peuvent être perçues que quand toutes ces puissances se tiennent en silence et laissent Dieu parler au plus intime de l'âme. Dieu, en effet, ne se fait entendre que dans le repos et le silence. Si vous restez privé de cette faveur divine, c'est à votre volonté indomptée et capricieuse qu'il faut vous en prendre ; c'est elle qui vous cause ce dommage. Que faites-vous de la parole du divin Maître ? « Quand on vous livrera aux mains des rois, ne vous mettez pas en peine de ce que vous leur direz, ni de la manière dont vous leur parlerez. Ce que vous devez leur dire vous viendra à l'heure même » (Matth. x, 19). Jésus-Christ n'a-t-il pas voulu nous donner à entendre par là que nous ne devons pas nous occuper de toutes sortes de pensées et d'imaginations qui deviennent un intermédiaire entre notre âme et Dieu et empêchent leur action réciproque ? que, bien plutôt, nous devons faire taire notre raison, notre science humaine, notre amour-propre, pour laisser parler le Seigneur tout seul ? Dans cette manière de faire, l'homme trouvera un plus grand profit pour son instruction que dans tous ses efforts de pensées et d'études. Dieu lui-même lui apprendra ce qu'il aura à dire quand le devoir et l'utilité de son prochain l'obligeront à parler. Le saint roi David était persuadé de cette vérité et l'expérience qu'il en avait faite lui dictait ces belles paroles : « Heureux l'homme que vous avez instruit vous-même, Seigneur » (Ps. 93, 12). Comprenez-le bien : si vous gardez le silence, le Seigneur parle en vous et sa parole vous rend heureux : elle vous instruit de toute vérité.

  97. S'il en est ainsi, pourra se dire quelqu'un, sí c'est là ce qu'il y a pour moi de meilleur, je vais me tenir en silence, renoncer à toute occupation ou opération extérieure, pour prêter toute mon attention à la voix de Dieu dans l'intime de mon âme : je puis, par conséquent, mettre de côté toute pratique extérieure de vertu, alors même que le devoir et le besoin s'en feraient sentir, afin de ne pas gêner ou empêcher en moi les communications divines. — Tenir un pareil langage, c'est se rendre coupable d'un bien dangereux abus. Du moment qu'un devoir évident, un besoin personnel ou la charité envers le prochain vous demandent une pratique extérieure de vertu, un secours à donner à vos frères, vous devez de toute nécessité vous y prêter. Négliger de le faire, c'est résister à la volonté de Dieu et satisfaire uniquement à votre amour-propre dont vous êtes loin encore de vous être débarrassé [34]. Il s'en faut beaucoup, du 226 reste, que vous ayez acquis toutes les vertus et que vous soyez parvenu au suprême degré de perfection de chacune d'elles : car il y a bien peu de personnes, si toutefois il s'en trouve, qui y arrivent. Ne reste-t-il plus rien, je vous le demande, sur quoi vous ayez encore à vous exercer ? La vertu, la substance de toutes les actions vertueuses, est-elle définitivement passée dans votre propre substance ? Toute vertu accidentelle (zufallig) est-elle devenue une vertu essentielle ( wesentlich) ? Continuez donc à vous exercer suivant que le besoin, la charité ou le devoir vous en feront une obligation. Imitez Jésus-Christ que vous êtes bien loin encore d'égaler en vertu. Vous savez comment il la pratiqua dans sa plus haute perfection jusqu'à la fin de sa vie. ll passait des nuits entières dans la prière, et, le matin, Il recommençait sa vie bienfaisante et charitable, en miséricordieux Sauveur, au milieu des siens, des pauvres, des malheureux et des déshérités de ce monde. Ah ! sans doute, vous devez vous recueillir et vous laisser éclairer par la lumière divine : c'est elle qui vous montrera ce que Dieu demande de vous. Suivez-là, et vous ne ferez pas votre volonté, mais vous vous soumettrez à celle de Dieu quand Il vous portera à la pratique de toutes les vertus.

  98. Mais, demandera-t-on, ces lumières intérieures ne peuvent-elles pas être pour nous ou dangereuses ou douteuses ? Combien y en a-t-il qui ont été induits en erreur, en regardant comme lumière divine ce qui n'était que lumière naturelle ou même illusion du démon ? Ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de se confier à soi-même, s'en rapporter à l'avis et au conseil d'un maître éclairé ? — Cela est très vrai. Quand on est dans le doute au sujet des lumières intérieures, il est nécessaire de se confier à un autre. Cependant celui qui sentira le besoin de consulter un directeur éclairé fera bien encore de soumettre intérieurement à un sérieux examen, mais en toute humilité, ce que celui-ci lui aura suggéré. S'il reconnatt que ses avis sont bons, il devra y obéir. Toutefois, pour aller plus sûrement encore, il devra s'appliquer à une profonde méditation de la Passion de Notre-Seigneur Jésus- Christ et se conformer à ce qu'il apprendra à cette école. Il fera bien aussi de confronter les avis de son directeur avec les enseignements de l'Eglise. De cette manière, il ne pourra pas être induit en erreur. Qu'il ne s'en tienne donc pas à la parole et aux conseils de l'homme : que sa foi ne repose pas simplement sur la direction que celui-ci lui donne ; c'est à Dieu lui- même qu'il faut obéir ; c'est sa parole intérieure et 228 extérieure telle qu'il l'a confiée à son Eglise qu'il faut écouter. C'est à cela que doit aller notre soumission et notre volonté ; voilà le chemin qui conduit à la perfection, à Dieu. Le conseil de l'homme reste toujours le conseil de l'homme et ne peut pas nous mener à la perfection ; le conseil de Dieu, au contraire, est d'une efficacité vraie, divine et parfaite : « Bien heureux l’homme, s'écriait David, que vous instruisez vous-même, ô Seigneur » [35].

 99. Mais pourquoi ne pas suivre franchement la doctrine d'un maître pieux et éclairé, puisque cette doctrine vient de Dieu ? — Sans doute, la doctrine d'un homme bon et vertueux vient de Dieu, mais elle ne vient pas de Lui immédiatement. Sans doute encore celui qui n'en a point d'autre doit la suivre, pourvu qu'elle ne soit pas en opposition avec la Sainte Ecriture. Mais celui que Dieu instruit, sans intermédiaire, dans son intérieur, n'en a pas besoin, car Dieu lui révèle dans son cœur une lumière qui ne peut l'induire en erreur. Le Seigneur lui donne ses instructions à profusion, de sorte qu'alors il oublie complètement ce qui aurait pu lui venir des conseils et de la sagesse des hommes.

  100. Les révélations immédiates de Dieu à l'âme se reconnaissent aux marques suivantes : Tout d'abord, il surgit dans l'homme une lumière nouvelle dont il n'avait jusque-là aucune idée ; celle-ci se communique à lui avec une chaleur qui lui donne une vie nouvelle, avec une ardeur qui se fait sentir jusque dans son corps, de sorte que l'homme, constate même physiquement et d'une manière sensible, la proximité et la présence de Dieu. C'est à cette flamme pénétrante de la lumière qu'il reconnaît que celle-ci vient de Dieu, car la lumière que donne la nature est toute froide ; la lumière divine, au contraire, est chaude et brûlante. — En second lieu, la révélation immédiate de Dieu en l'homme donne une certitude inébranlable, une preuve intérieure irréfutable que rien ne peut détruire. Elle est une science immédiate, et alors même que l'univers tout entier lui crierait : « Non, cela ne vient pas de Dieu » , celui qui a entendu cette parole divine en son âme ne se laisserait pas ébranler. La vérité qui lui a été communiquée, la certitude qui lui en a été donnée, viennent de Dieu ; seul, Dieu peut les donner. La lumière naturelle laisse toujours un doute, ce n'est souvent qu'une opinion, une supposition : l'hésitation est possible : ici, au contraire, il n'y a ni opinion, ni supposition ; c'est la pure et simple certitude. Celui qui en a fait l'expérience sait que ce que je dis est vrai, quant à celui qui ne l'a pas expérimenté il ne peut rien en dire, ni pour ni contre. 230

 


DEUXIÈME PARTIE

MOYENS POUR ARRIVER A LA VRAIE PAUVRETÉ D'ESPRIT OU A LA PERFECTION

  1. D'après ce que nous avons vu jusqu'ici, la plus haute perfection de l'homme consiste dans la véritable et entière pauvreté d'esprit. C'est là le suprême degré de la vie chrétienne. Nous allons voir, maintenant, sur quels points l'œil intérieur de notre âme doit être fixé pour parvenir à cette perfection.

  Le premier point de mire doit être la vie et la doctrine de N.-S. J.-C. Si vous voulez arriver à la perfection il vous faut suivre les exemples du Christ et vous régler d'après ses enseignements. Si vous l'aimez, vous garderez d'abord ses commandements ; c'est à cela, en effet, qu'Il veut vous reconnaître : « Si vous m'aimez, dit-il, observez mes commandements et ma doctrine ». (Jean xiv, 15). Cet amour de Notre-Seigneur a deux degrés. Le degré inférieur auquel doit s'élever quiconque veut faire son salut consiste dans l'observation du décalogue. Le second degré et le plus élevé qui doit manifester l'amour d'une ma‑232-nière plus parfaite, demande la pratique de la doctrine de l'Evangile, communément appelée « conseils évangéliques », par laquelle Notre-Seigneur nous engage à le suivre dans une vie de renoncement, doctrine qu'il a exprimée par ces paroles : « Si quelqu'un. veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même... » (Luc, ix, 23).

CHAPITRE I OBSTACLES A VAINCRE : L'ATTACHE AU PÉCHÉ, A LA CRÉATURE, A LA CHAIR ET A L'ESPRIT PROPRE

  2. A quoi faut-il renoncer pour mettre en pratique cette parole de Jésus-Christ ? Ce renoncement comprend quatre objets. Le premier est le péché. L'homme doit tout d'abord mourir à toute habitude vicieuse et s'appliquer chaque jour bien sincèrement à ce renoncement. Le second est la créature, vers laquelle l'homme est porté par nature. Il doit combattre cette inclination et s'éloigner autant qu'il peut des créatures, car il ne saurait y avoir de place en son cœur, en même temps pour Dieu et pour le monde. Pour que Dieu y demeure, la créature doit sortir. — En troisième lieu, il doit renoncer à toute satisfaction charnelle, car le plaisir des sens empêche la joie divine et arrête la consolation qui vient de Dieu. « Celui qui cherche sa satisfaction en dehors de Dieu, dit saint Bernard, ne saurait goûter la joie et les consolations de Dieu » — Quatrièmement enfin, celui qui veut sérieusement imiter Jésus-Christ, doit encore renoncer aux satisfactions de l'esprit qui ne sont que naturelles, c'est-à-dire à ces jouissances plus relevées qu'on peut puiser dans la connaissance des choses spirituelles ou simplement humaines. Par son intelligence et sa rai‑234-son, en effet, l'homme peut s'élever au-dessus des choses terrestres et grossières, enrichir son esprit de connaissances multiples, d'observations variées et se procurer ainsi de grandes jouissances. Cette satisfaction, plus noble sans doute que tous les plaisirs sensuels, n'est cependant qu'un contentement de la nature. Si le cœur s'y attache, c'en est fait des joies surnaturelles que Dieu voudrait faire goûter à l'âme : de plus, cela peut amener une erreur profonde et funeste, en faisant croire à l'homme que ces simples effets de la nature sont le résultat de la grâce divine et de véritables dons du Saint-Esprit. Ainsi donc, bien que cette satisfaction de l'esprit ne fascine pas le cœur d'une manière aussi grossière que les plaisirs de la chair, elle ne laisse pas que d'empêcher l'âme d'avancer dans la vraie perfection. C'est pour cette raison que vous devez y renoncer. Si vous ne le faites pas vous agirez à la façon des païens et non comme doit le faire un véritable imitateur de Jésus-Christ. Les païens se portaient à l'étude des vérités naturelles pour le plaisir qu'ils y trouvaient ; quant à vous, vous devez aller à la recherche de la vérité qui vient immédiatement de Dieu et qui conduit à Lui, et vous devez y aller par le chemin que vous trace Jésus-Christ. — Voilà les quatre objets que I homme doit s'efforcer d'arracher de son cœur.

   3. I. — Et d'abord il doit combattre le péché par la pratique de la vertu. Le péché l'éloigne de Dieu ; la vertu doit l'y ramener, suivant la parole do saint Paul : « De même que vous avez fait servir vos membres à l'impureté et d l'injustice, pour commettre l’iniquité; faites-les maintenant servir à la justice, pour votre sanctification ». (Rom. vi, 19). L'homme par sa nature corrompue est enclin à tous les péchés ; pour les éviter tous, il faut donc qu'il s'exerce à toutes les vertus : il ne doit pas se croire exempt du péché tant qu'à force d'exercice, il n'aura pas fait siennes toutes les vertus.

  4. Mais comment puis-je savoir, me demandez- vous, si j'ai acquis toutes les vertus, si j'ai détruit en moi tous les péchés ? — Je vous réponds avec saint Jean : « Quiconque est né de Dieu, ne fait plus le péché, car la semence divine demeure en lui: il ne peut plus pécher parce qu'il est né de Dieu ». (1, Jean, iii,  9). Au moment, en effet, où Dieu le Père engendre son Fils dans une âme, tous les péchés meurent dans cette âme, toute dissemblance d'avec Dieu disparait, et toutes les vertus prennent naissance en elle : de nouveau, l'image et la ressemblance divines sont reconstituées ; l'homme est sans péché, orné de toutes les vertus. Or, celui-ci pourra reconnaître qu'il est en possession de toutes les vertus, si vraiment il emploie toutes les forces de son âme à s'y exercer et si, grâce à cette pratique continuelle, il est parvenu à se les assimiler, de manière à ne plus en accomplir les actes comme des devoirs accidentels (zufallig) mais comme s'ils faisaient partie de son essence (wesentlich). Or, celui-là seul peut y parvenir, qui par amour pour la vertu s'est renoncé lui-même et a renoncé à toutes choses ; pour s'attacher uniquement à Dieu et pratiquer, en Lui, toute vertu.

  5. Ici cependant une autre question se pose : Quand 236 un homme est arrivé à la perfection de la vertu, il n'aura plus besoin, ce semble, de s'efforcer pour se perfectionner encore ? — Nous répondons : L'homme n'est jamais trop vertueux quant à l'extérieur ; il aura toujours besoin d'acquérir des vertus nouvelles et de rendre celles qu'il possède plus parfaites et plus pures. Aussi longtemps qu'il vit, il peut et il doit progresser et s'efforcer de donner à ses actes une direction plus droite et plus sainte : ce sera là sa préoccupation jusqu'à son heure dernière. Mais considéré quant à l'intérieur, l'homme qui est en possession de l'essence de la vertu, a toutes les vertus : dès l'instant qu'il en possède une dans toute sa perfection, aucune ne peut lui manquer : il les a toutes et chacune en particulier. Cependant l'amour pour la vertu peut et doit toujours augmenter en lui, et cet amour rendra les vertus toujours plus pures. Voilà comment la la vertu triomphe du péché.

 6. II. — L'amour des créatures est le second objet auquel l'homme doit renoncer. Il en vient à bout par la pauvreté d'esprit qui n'est autre chose que l'abnégation de soi-même et l'éloignement des créatures. Si vous êtes dans cette disposition, vous mépriserez le monde et, à son tour, le monde vous méprisera et ainsi, le monde et vous, serez séparés. Le vrai pauvre d'esprit n'attend rien des créatures. Dieu seul est son bienfaiteur : c'est de Lui seul qu'il attend tout ce dont il a besoin pour l'âme et pour le corps. Il ne serait pas un vrai pauvre d'esprit s'il ne regardait pas comme venant de Dieu absolument tout ce qui lui arrive, bon ou mauvais. Certes, le bien qu'il reçoit ne saurait lui venir du monde qui déteste le pauvre d'esprit. Si néanmoins quelques créatures lui apportent des bienfaits, il ne les regarde pas comme agissant d'elles-mêmes mais comme des instruments de Dieu ; c'est Dieu qui agit par elles. Le prix et la dignité de ces dons s'en accroissent d'autant, puisque Dieu est le seul bienfaiteur du pauvre, et, de plus en plus, celui-ci sent le besoin de tout quitter pour attendre tout de Dieu seul. Ses parents et ses amis eux-mêmes pourront lui retirer leur affection : il ne s'en émeut pas, et, si on continue à l'aimer, il regarde cela comme un don de la grâce divine. Tout lui est donné par un effet de la grâce, et voilà pourquoi tout ce que le pauvre d'esprit reçoit a tant de prix, voilà pourquoi tout ce qu'il donne lui-même est si méritoire. Aussi, comme la vie de ce pauvre est riche en fruits de salut ! Ceux qui lui témoignent de l'affection en reçoivent une magnifique récompense ; car, en gagnant le ciel pour lui-même, le pauvre d'esprit l'ouvre à ses bienfaiteurs. Au contraire, quand on fait un don à un homme riche, on n'est conduit que par des motifs naturels ; on l'aime pour des raisons d'ordre inférieur, aussi cette affection et ces dons ne sont-ils d'aucun mérite ni pour celui qui les reçoit, ni pour celui qui les accorde : tout cela est perdu pour la vie éternelle, puisqu'une action faite par des motifs naturels n'est nullement méritoire. Saint Augustin l'a dit : « Celui qui donne son bien, mais qui ne le fait pas comme il le devrait, se rend coupable de péché ». Or, ce n'est pas donner son bien comme on le devrait, quand on en fait bénéficier quelqu'un qui n'en a pas 238 besoin. Voilà pourquoi Notre-Seigneur disait : « Vendez votre bien. et donnez-le aux pauvres », non aux riches.

   7. III. — Il faut, en troisième lieu, renoncer à la délectation corporelle. Vous y parviendrez par la méditation de la Passion de Notre-Seigneur. C'est par là que l'homme est purifié, et, à la suite de cette purification, s'allume, dans son intérieur, une lumière dont la flamme consume et fait disparaître toute délectation charnelle. De plus, il goûte une douceur spirituelle qui surpasse toute jouissance corporelle. Voulez-vous jouir de cette ineffable suavité ? appliquez vos lèvres aux plaies sacrées de Notre-Seigneur : c'est là que vous pourrez la puiser. Ne vous lassez pas de boire à cette source, et votre cœur débordera de la délectation divine et il se demandera avec étonnement d'où lui vient une si grande grâce. Les plaies de Notre-Seigneur sont si pleines de douceur que si on le savait, tout le monde s'empresserait d'y approcher. Celui qui ne le ferait pas par amour pour Dieu le ferait pour lui-même, car tous les hommes sentent le besoin de consolation. Cherchez cette consolation où vous voudrez, nulle part, vous ne la trouverez aussi abondante que dans la Passion de Notre-Seigneur. Ceux qui s'y appliquent ont déjà le ciel ici-bas, en attendant qu'ils le reçoivent dans la vie future, et supposé que Dieu ne leur ouvrit pas le ciel un jour. Il leur aurait déjà assez donné par les joies qu'ils auraient goûtées dans ce saint exercice.

  8. Il n'est pas rare de rencontrer des personnes qui se plaignent de n'avoir pas de grâces ! — La faute en est à vous-même, vous ne cherchez pas la grâce là où il faudrait. Si vous cherchiez dans la Passion de Jésus-Christ, à coup sûr, vous trouveriez une abondance de grâces et de consolations. Ne vous laissez pas rebuter par l'amertume du commencement : elle ne provient pas de la Passion même de Notre-Seigneur : la cause en est en vous-même et dans les satisfactions corporelles dont vous êtes rempli. Quelque pénible que cela vous paraisse, combattez cette sensualité mauvaise et vous éprouverez bientôt en votre âme une volupté divine qui vous réjouira sans mesure : jamais vous ne vous serez trouvé aussi heureux. Mais si vous reculez devant cette première répugnance, vous n'arriverez jamais à la vaincre. Il faut donc vous y soumettre, pendant quelque temps, afin de n'avoir pas à souffrir d'une amertume éternelle. Appliquez-vous sérieusement à la méditation de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ et vous ne tarderez pas à en ressentir les salutaires effets. Montez résolument sur l'arbre de la Croix ; vous y cueillerez en abondance les fruits merveilleux de la Passion. Les anges eux-mêmes sont impuissants à décrire toutes les richesses, toutes les grâces cachées dans la Passion du Sauveur. Heureux ceux qui ont découvert ce trésor ! malheur à ceux pour qui il reste caché. C'est là le véritable arbre de vie du paradis : ceux qui mangent de ce fruit ne mourront pas. Adam mangea du fruit défendu et il perdit l'immortalité. Ainsi en sera-t-il de nous si nous touchons au fruit défendu de la concupiscence. Mais laissons celui-ci ; mangeons du fruit de la Croix et nous serons immor‑240-tels. Le fruit défendu donne la mort et fait perdre le Paradis ; mais ceux qui mangent du fruit de l'Arbre de Vie, ne peuvent s'en rassasier et le trouvent plus délicieux à mesure qu'ils s'en nourrissent. Rien de ce que Dieu a créé ne peut les satisfaire ; Lui seul peut les contenter. Aussi, dans leur avidité, s'empressent-ils d'aller recevoir le Sacrement du corps et du sang de Notre-Seigneur. Plus ils y participent et plus ils ont faim.

 Tous les prêtres devraient se préoccuper avec grand soin de toute âme affamée, pour lui donner, en temps opportun, le corps de Notre-Seigneur et l'empêcher de tomber d'inanition. C'est un grand crime de laisser mourir de faim un malheureux auquel on pourrait donner la nourriture corporelle ; combien plus coupable serait celui qui laisserait une âme sans la nourriture spirituelle! Car enfin la vie de l'âme est tout autrement précieuse que celle du corps ! Il n'est pas rare d'entendre blâmer ceux qui vont fréquemment recevoir le Corps de Notre-Seigneur. Comme on se garderait d'agir ainsi si on pouvait voir la faim qu'ils ont de cette nourriture divine ! et celui qui continuerait à le faire montrerait par Ià combien il est aveugle et combien petite est sa charité ! Ce serait agir comme celui qui se permettrait de critiquer et de condamner un homme assis sur un arbre lui appartenant en propre et mangeant de ses fruits. Ces âmes affamées de Dieu demandent à jouir d'un arbre qui est leur ; c'est celui de la Croix. Sur cet arbre elles cueillent le fruit précieux et abondant qui est le Corps de Jésus-Christ. L'Eucharistie est le fruit de la Croix. Celui qui veut en goûter doit, pour que ce fruit lui devienne salutaire, le cueillir sur cet Arbre de Vie, et cela, par la méditation bien assidue de la Passion du divin Maître. C'est ce que ne comprennent pas ceux qui blâment l'âme avide de ce fruit divin : c'est aussi là qu'il faut chercher la cause de leur propre faiblesse. Méditez assidûment la Passion de Jésus-Christ ; allez avec joie à la table sainte et vous recevrez la grâce en abondance. Que ne peut-on convaincre tous les hommes de cette vérité ! Ils seraient bientôt tous sauvés et parfaits ! — Voilà le moyen de dompter et de surmonter tous les plaisirs charnels et tout ce qui n'est pas Dieu [36]. Tout intermédiaire entre Dieu et l'âme disparaît nécessairement, consumé qu'il est par le feu brillant qu'allume en elle la méditation de la mort du Christ. C'est là le feu dont Notre-Seigneur a dit : Ignem veni mittere in terram. — Je suis venu jeter le feu sur la terre et je ne 242 désire rien tant que de le voir s'embraser » (Luc, xii, 49). Feu de l'amour divin qui jaillit de ses plaies sacrées, feu qui consume toute concupiscence terrestre et charnelle, tout désir des choses temporelles.

  9. Ces amants passionnés de la Croix n'ont plus guère besoin d'autre exhortation que de celle-ci: persévérez dans ce saint exercice. Une fois qu'ils ont pénétré bien avant dans la méditation des souffrances de Notre-Seigneur, ils en sont tellement saisis qu'ils ne peuvent plus s'en détacher. Ils rendent de ferventes actions de grâces au Seigneur de ce qu'il les a choisis de préférence à tant d'autres, comme il a choisi Pierre, Jacques et Jean pour les conduire à l'écart, et là, leur révéler ses souffrances intimes, en leur disant : « Mon âme est triste jusqu'à la mort ». (Matth. xxvi, 38). N'était-ce pas leur montrer ainsi qu'il les aimait plus que les autres disciples ? De même, Dieu aime davantage ceux qui sont assidu à méditer la Passion de Notre-Seigneur. Ils boivent à la source d'où découle constamment l'amour divin. Ils en sont inondés, au point qu'il ne leur en coûte plus de renoncer à toute satisfaction, tant extérieure qu'intérieure, pour marquer à Dieu leur reconnaissante affection.

  10. Ce sont là les vrais amants de Dieu. Ils l'aiment de tout leur cœur. Par amour pour Lui, ils renoncent à tout et détachent violemment leur cœur de toutes les choses terrestres pour le donner à Dieu. Ils l'aiment de toute leur âme, car ils Lui consacrent toute leur vie. L'âme est la vie du corps et comme toute la vie de celui-ci est entièrement consacrée à Dieu et à sa gloire, ils l'aiment de toute leur âme. Ils l'aiment de toutes leurs puissances : ils soumettent toutes leurs facultés à la direction de la Sagesse souveraine, les réglant et les orientant toutes vers ce seul but : pénêtrer en Dieu. En Dieu seul en effet, nos puissances cherchent et trouvent leur repos, et en se soumettant à Dieu elles lui permettent de se faire entendre en elles et d'y opérer d'une façon vraiment divine et ineffable. -- Ils l'aiment enfin de tout leur esprit (tota mente). Celui-ci s'élève au-dessus de toutes les créatures, pour pénêtrer dans le bien incréé qui est Dieu ; il se perd dans l'abîme insondable de la Divinité et ne veut plus se retirer de la suprême félicité qu'il y trouve, incapable désormais de s'occuper des choses futiles et passagères. Comme la pierre jetée dans l'abîme sans fond de la mer s'enfonce toujours davantage sans jamais trouver de limite pour s'y arrêter, et à cause de cela même, ne peut plus en être retirée, ainsi l'esprit qui se plonge en Dieu n'atteint jamais le fond, car l'abîme est infini. C'est l'immensité sans bornes dans laquelle il a pénétré, aussi ne peut-il plus s'en retirer, pas plus que la pierre, par ses propres forces, ne peut plus remonter à la surface.

  L'homme sensuel ne peut comprendre cette vérité, parce qu'il vit dans le temps ; mais celui qui s'est abîmé en Dieu ne vit plus dans le temps, sa demeure est dans le ciel, comme le dit saint Paul. Conversatio nostra in caelis est. (Philip. iii, 202). Une fois véritablement entré là, l'esprit ne peut plus en sortir. Liez un homme avec des chafnes qui ne peuvent être 244 rompues, liez-en cent : il est impossible qu'ils s'en délivrent si d'autres ne viennent à leur aide. Ainsi Dieu lie l'esprit de l'homme qui a renoncé à tout par amour pour Lui : Il le lie de manière à ce qu'il ne puisse plus se séparer de Lui, et qu'il perde tout désir de voir ses liens rompus. Ces liens, il les aime, et pour rien au monde il ne voudrait en être délivré [37].

 11. Mais s'il en est ainsi, dites-vous, l'homme n'a plus sa liberté ? — Je réponds : Non seulement il n'est pas privé de sa liberté, mais c'est alors seulement qu'il l'a pleine et entière. Le lien de l'amour divin est la vraie liberté. Connaissez-vous une force qui soit meilleure que celle de ne vouloir que ce que Dieu veut ? Dites-moi : Quel est le roi vraiment libre ? Est-ce celui qui après avoir été vaincu par ses ennemis, est chassé de son royaume ? N'est-ce pas plutôt celui qui après avoir mis en déroute tous ses adversaires règne avec un pouvoir absolu? Il en est de même ici : celui-là est vraiment libre, qui après avoir dompté tous ses ennemis, dispose d'une autorité souveraine en Dieu et qui peut tout en Celui qui le fortifie, comme dit saint Paul. (Philip. iv, 13). — Voilà comment l'homme parfait surmonté toutes choses dans la Passion de Notre-Seigneur et arrive par là au degré le plus élevé de l'amour de Dieu. S'il ne parvient pas au renoncement le plus complet, au dedans et au dehors, cela prouve qu'il n'est pas encore véritablement entré dans le mystère et le sanctuaire de la Passion de Jésus-Christ. 246

  12. IV. — Ainsi disposé par l'acquisition de toutes les vertus, par le renoncement à toutes les créatures dans une vie pauvre et par la méditation de la Passion de Notre-Seigneur, l'homme parvient au quatrième degré de la perfection qui consiste à prêter silencieusement l'oreille de son âme au langage mystérieux que le Père fait entendre au plus intime de lui même et par lequel Il lui communique son Verbe éternel. Ce langage divin chasse de son esprit toutes les images, produit de ses efforts intellectuels, de sorte qu'à partir de ce moment, l'homme renonce à cette délectation naturelle de l'esprit suscitée par la connaissance des choses spirituelles et sensibles. Il n'entend plus et ne veut plus entendre que cette Parole éternelle du Père, par laquelle il apprend à le connaître et à l'aimer de la manière la plus parfaite. C'est ce que Notre-Seigneur a voulu dire par ces mots « Celui qui m'aime écoule mes paroles », c'est-à dire que Dieu parle et opère en lui, pourvu que celui-ci prête l'oreille en silence et ne mette pas obstacle à l'opération divine. C'est là ce que vous pouvez faire de plus parfait : prêter l'oreille en silence à la Parole divine ; ne pas empêcher Dieu de vous parler, ne pas gêner son opération en vous.

  13. Quelle est, demandez-vous, cette opération divine ? — Il y a en Dieu une double opération : l'une est intérieure et se trouve identique avec l'essence et la nature divine ; l'autre est extérieure et a la créature comme terme. Or, de même que la créature procède de Dieu, et tire de Lui son origine, de même elle doit retourner en Lui. Quant Dieu opère dans l'âme, c’est pour la ramener à son origine première d'où elle est sortie. Et comme elle ne peut y revenir par ses propres forces, il est absolument nécessaire qu'elle se mette dans la disposition de recevoir en elle l'opération de Dieu. C'est le seul moyen, pour elle, de revenir à son origine et d'atteindre sa fin dernière. Voilà « l'unique nécessaire » dont parle Jésus-Christ et sans lequel nous ne pouvons arriver à Dieu [38]. 248

CHAPITRE Il PREMIER MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ OU PERFECTION: SUBLIMITÉ DE L'ACTION IMMÉDIATE DE DIEU SUR L'ESPRIT

  14. Si l'homme ne peut pas arriver à Dieú par ses propres œuvres, me direz-vous, à quoi celles-ci lui servent-elles ? — Je réponds : Non seulement l'homme ne peut pas aller à Dieu par ses propres œuvres mais celles-ci lui sont plutôt un obstacle. Tout ce que l'homme, en effet, accomplit de lui-même est imparfait et entaché par quelque faute. Toute créature est imparfaite, comment ses œuvres ne le seraient-elles pas ? Si donc l'homme veut aller à Dieu, force lui est de chercher à se défaire de toute œuvre personnelle, pour laisser Dieu opérer en lui. Tout ce que Dieu plante est un germe divin, comme l'a dit Notre-Seigneur lui-même : « Toute plantation faite en dehors de mon Père sera arrachée. » (Matth. xv, 13). Et encore « Sans moi vous ne pouvez rien faire de bon. » (Jean, xv, 5). Voilà pourquoi gardez-vous d'entraver en vous l'eeuvre de Dieu ; renoncez à vos vues propres ; laissez le Seigneur agir au-dedans de vous-même. Si vous faites cela, vous serez parfait et votre perfection sera l'œuvre de Dieu et non la vôtre. Sans Lui vous ne serez jamais rien, sans Lui vous ne pouvez rien. Faites ce que vous voudrez, si Dieu n'opère pas par vous et en vous, vous ne produirez rien de bon. Sou- venez-vous de ce que dit saint Jacques : « Tout don excellent, tout don parfait, vient d'en haut ; il descend du Père des lumières en qui il n'y a ni changement, ni ombre de vicissitude. » (St Jac. I. 17).

  15. Or, voulez-vous savoir à quoi vous pourrez reconnaître si vos œuvres viennent de Dieu ou de vous-même? Je vais vous le dire. Il y a trois vertus divines : la Foi, l'Espérance et la Charité. Tout ce qui nourrit et fortifie en vous ces trois vertus est de Dieu; ce qui les affaiblit vient de l'homme. Cette règle ne peut pas vous tromper ; car tout ce que l'homme opère de lui-même, il le dirige, hélas ! par l'intention, sur lui ou sur les choses temporelles. Comment dès lors pourrait-il faire progresser en lui les trois vertus divines ? Au contraire, ce que Dieu opère en cet homme le détache de lui-même et dirige ses pensées et ses aspirations vers le divin et vers l'éternité : de là un accroissement et une force pour la Foi, l'Espérance et la Charité.

 16. L'opération divine dans l'âme est de deux sortes : la première est celle de la grâce, la seconde est essentielle (wesentlich) et divine. La première sert de préparation à la seconde. - Par sa grâce, Dieu détourne l'homme du péché et le ramène dans le chemin de la vertu. Il lui apprend à détester l'un et à aimer l'autre. Cette grâce rend l'homme agréable à Dieu : par elle, l'âme s'éloigne des choses passagères, elle prend goût à la vertu, elle s'y exerce avec ardeur ; c'est ainsi qu'elle avance dans le chemin de la perfection, qu'elle arrive à connaître la volonté de Dieu et qu'elle cherche à s'y conformer. — La seconde 250 opération de Dieu dans l'âme est ce que l'on appelle l'œuvre essentielle. Lorsqu'en effet, par l'action de la grâce, l'homme est arrivé à s'exercer dans les vertus autant que le devoir, la charité ou les circonstances le demandaient de lui, lorsqu'il en a pris si bien l'habitude que la vertu est devenue pour lui, en quelque sorte, une seconde nature, alors, Dieu opère dans cette âme d'une manière substantielle. Oui, le Père céleste engendre son divin Fils dans l'âme de cet homme. Cet enfantement divin transporte l'âme au-dessus de tout ce qui est créé, jusqu'à Dieu : il l'élève au-dessus de la grâce, non pas que celle-ci disparaisse, non, elle reste bien dans l'homme, elle continue à ordonner et à régler toutes ses puissances ; elle prépare l'enfantement divin dans l'âme.

  Cette opération immédiate de Dieu dans une âme est l'œuvre essentielle de Dieu, œuvre plus sublime, plus auguste que la grâce elle-même, œuvre au-dessus de toute intelligence et de toute raison : la grâce se transforme et devient un commencement de la lumière de la gloire : l'esprit de l'homme est élevé en Dieu, il pénêtre en Dieu, et, avec Dieu, il opère toutes choses d'une manière essentielle. Ses œuvres sont les œuvres de Dieu et les œuvres de Dieu sont les siennes, car cet esprit, maintenant, ne fait qu'un avec Dieu. Oh t non, la raison ne peut pas concevoir cela: l'opération divine est au-dessus de toute compréhension humaine [39].

17. La raison reconnatt que cette opération divine surpasse par son excellence et sa sublimité tout ce qui est créé ; elle voit que là est la seule félicité de l'esprit. Voilà pourquoi elle fait tous ses efforts pour essayer de pénêtrer ce mystère et de le comprendre ; mais elle ne saurait y parvenir ici bas. Si elle le pouvait, ce serait déjà le royaume de Dieu sur cette terre ; l'éternité apparaîtrait dans le temps et la raison elle-même deviendrait le ciel. Cependant dès cette vie, elle s'évertue à sonder ces abtmes ; la volonté y aspire de toutes ses forces, et la raison suit avec empressement la volonté. Voir et comprendre, c'est son voeu le plus ardent durant toute la vie et jusqu'à la mort. Le désir constant et insatiable qu'elle a de pénêtrer dans les profondeurs de ce mystère, le plus auguste de l'esprit, se manifeste de la manière suivante : Spontanément, l'intelligence ainsi attirée par l'infini se détache de tout ce qui est créé, de toute attirance terrestre, et c'est ainsi qu'elle parvient jusqu'à la porte de ce mystère sacré. Dépouillée de toute connaissance temporelle, de toute sagesse humaine, éclairée enfin d'une lumière surnaturelle, elle pénêtre, par la lumière de la Foi, dans les obscures et mystérieuses profondeurs de la Divinité. A force de 252 connaître, l'intelligence humaine est maintenant sans connaissance ; à force d'aimer, elle est sans amour ; c'est-à-dire qu'elle ne connaît plus maintenant d'une manière humaine, mais divine ; elle n'aime plus de l'amour qui jusque là lui était propre, elle aime d'un amour divin, suivant la parole de saint Paul : « Je vis, non, ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi ». (Gal. II, 20). L'esprit n'a plus sa vie temporelle, il est transporté dans la vie divine. Voilà pourquoi vous ne devez pas protester contre l'esprit humain : c'est bien à tort que vous l'attaqueriez. Il veut la vie, il la cherche, il soupire après elle : ne le poussez pas toujours à s'occuper de choses passagères et futiles ; laissez le reconnaître que ces choses sont creuses, vaines et insensées ; conduisez-le vers Dieu qui seul est sa vie ; et quand il verra que partout ailleurs il a été trompé, il se tournera nécessairement vers l'objet de ses aspirations, le vrai et le bien infinis. Vivre en Dieu, voilà pour l'esprit la vie véritable, la vie normale : les choses passagères ne peuvent pas le satisfaire. Dieu seul peut lui suffire. Il est donc tout naturel qu'il se tourne vers Celui qui est généreux pour lui et qui comble tous ses désirs, comme il est naturel qu'il se détourne de ce qui l'appauvrit et ne peut jamais le rassasier.

  18. Si au lieu de s'attacher à Dieu on se laisse séduire par la créature, ce n'est pas à l'intelligence humaine q;i il faut s'en prendre. Si on en faisait un bon usage elle rie se laisserait pas aller à ces écarts. C'est la sensualité qui en est la cause, non l'intelligence. Déjà le roi David s'écriait : « Gardez-vous de devenir comme le cheval et le mulet qui n'ont pas d'intelligence ». (Ps. xxxi, 9). Celui qui se laisse éblouir et séduire par la créature n'est pas un homme raisonnable ; il est comme l'animal dépourvu d'intelligence. Le seul usage que l'homme devrait faire des réalités visibles et créées se serait d'y chercher et d'y découvrir les vestiges de l'Eternel, suivant la parole de saint Paul :  « La créature de ce monde, par ce qui a été fait, nous montre et nous aide à saisir les perfections invisibles de Dieu ». (Rom. I, 20). L'homme ne doit pas s'arrêter aux représentations et aux figures sous lesquelles les objets de la nature visible s'offrent à lui : Il doit résister à la délectation qu'il peut y trouver et qui l'éblouit en l'empêchant de remonter jusqu'à Dieu et de découvrir la Vérité divine. Il faut savoir résister à cette délectation qu'on est souvent tenté de regarder comme un effet de la grâce. On prend souvent pour des hommes sensés ceux qui s'arrêtent aux réalités d'ici bas, alors que cependant, en agissant ainsi, ils ne font pas preuve d'une saine intelligence. Celle-ci cherche Dieu et s'éloigne des créatures, qu'elles soient corporelles ou spirituelles. Celui qui trouve Dieu est un homme vraiment intelligent. Son esprit éclairé par la lumière de la foi est capable de connaître Dieu ; et cette connaissance est pour l’homme l'avant-goût de la félicité éternelle : elle dissipe toute délectation naturelle : l'âme s'en nourrit et toute autre chose lui paraît fade, suivant la parole de Notre-Seigneur : « Celui qui boira l'eau que je vous donnerai n'aura plus soif », c'est-à-dire 254 qu'il ne désirera plus aucune autre satisfaction ni corporelle, ni spirituelle.

  Et voilà comment l'esprit de l'homme détaché de toute créature est élevé en Dieu, au-dessus de la grâce, au-dessus de la raison, au-dessus de toute délectation terrestre. L'âme libre de toute attache naturelle tend à Dieu ; elle contemple ses perfections ; elle pénêtre dans l'Etre divin qui est lui-même au-dessus de toute grâce, au-dessus de toute raison, au-dessus de toute science humaine ou même angélique. Cette âme ne connait plus que Dieu et ne veut aimer que Lui. Ce qui l'a élevée à cette hauteur c'est la fidélité à la doctrine de Jésus-Christ [40].

CHAPITRE III DEUXIÈME MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ D'ESPRIT : LA PERFECTION DE LA VERTU

  19. Le second moyen qui doit porter l'homme à mener une vie pauvre, c'est la vertu parfaite. On ne peut parvenir à la plus haute perfection si l'on ne se dépouille de tout bien temporel et si l'on n'arrive à pratiquer la vertu, sans même y penser, comme si elle était devenue pour nous une seconde nature. Alors ce n'est plus accidentellement qu'on la pratique mais essentiellement. C'est là être arrivé au suprême degré. L'homme qui y est parvenu n'a pas à se demander ni où, ni quand, ni comment il fera des actes de vertu : celle-ci lui est toute naturelle. Vouloir et agir autrement, il ne le peut plus ; il n'y a plus d'objet qu'il puisse transformer en vertu, il les a transformés tous. Voilà pourquoi il a préféré renoncer à tout, donner avec joie tout ce qu'il possédait, pour pouvoir, dans un dépouillement total, imiter plus parfaitement Jésus-Christ dans une vie toute pauvre, au lieu de renvoyer d'un moment à l'autre le sacrifice de tout et de distribuer peu à peu sa fortune. — Voulez-vous, par exemple, acquérir la vertu de générosité ? Vous y arriverez bien plus tôt en ne vous réservant rien, qu'en vous conservant encore tel ou 256 tel bien, car, dans ces conditions, vous ne pratiquez la vertu qu'à demi et non dans sa totalité. Voulez- vous être humble ? ce sont tous les actes d'humilité qui se présenteront, sans en négliger un seul, que vous devrez accomplir ; sans cela vous ne serez que partiellement humble. — On peut en dire autant de toutes les vertus. Si vous voulez les posséder toutes essentiellement, il faut que vous vous exerciez en toutes et en tout point, si bien qu'il ne puisse pas se présenter de circonstance où les hommes et le devoir aient à vous dicter tel ou tel acte de vertu à faire, les ayant déjà pratiqués tous et ayant atteint au plus haut degré de la vertu. Or, encore une fois, cette perfection de la vertu ne se trouve que dans la vraie pauvreté d'esprit.

 Cependant, voici que vous mettez en avant votre propre besoin, vous invoquez la maladie ou une nécessité quelconque et vous me dites : Est-ce que, si je me réserve quelque chose, je mets obstacle à la perfection ? — A cela la réponse est facile. Si vraiment c'est un besoin réel qui vous fait garder quelque chose, la vertu n'en souffre pas, car, dans ce cas, le pauvre le plus proche, c'est vous-même. La vertu elle-même obéit à des règles et, si vous vous priviez du nécessaire, vous manqueriez à ces règles. Dans un égal besoin, en effet, la charité bien ordonnée commence par soi. Le prochain que nous devons d'abord secourir c'est nous-mêmes.

CHAPITRE IV TROISIÈME MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ D'ESPRIT  : MOURIR A NOUS-MEMES POUR VIVRE EN DIEU

  20. Le troisième moyen qui doit porter l'homme à la pratique de la pauvreté; d'esprit, c'est le désir qu'il doit avoir de mourir entièrement à lui-même et à toutes les créatures afin que Dieu seul vive en lui et qu'il vive en Dieu. La vie pauvre est une mort continuelle et, de cette mort, surgit la vie éternelle et la félicité, suivant la parole de saint Jean : « Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur » (Apoc. xiv, 13). Soyez pauvre et mourez : de cette mort germera la vie. Le Seigneur l'a dit : « Si le grain de froment ne meurt, après qu'on l'a jeté en terre, il demeure seul; mais quand il est mort il porte beaucoup de fruit » (Jean xii, 24-25). En toute vérité, il en est ainsi. Celui qui veut produire tous les fruits de vie doit mourir de toutes les morts possibles. Or, c'est là ce que fait, et lui seul, le vrai pauvre d'esprit. Il disait vrai ce maître de la vie spirituelle enseignant qu'une vie conforme à l'Evangile est une croix et un véritable martyre. Seul le vrai pauvre d'esprit porte cette croix et endure ce martyre ; seul aussi il recueille tous les fruits de vie. C'est ce qui ressort des paroles du Sauveur : « Si tu ceux être parfait, va, vends ce que 258 tu possèdes, donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi » (Matth. xix, 21). Vendre, dans la pensée de Notre-Seigneur, c'est renoncer à soi-même ; donner ses biens, c'est pratiquer la vertu dans sa perfection ; le suivre enfin, c'est mourir complètement à soi-même, afin que Dieu seul vive et puisse vivre en nous. Or, seul, le pauvre d'esprit est capable de réaliser cette maxime ; il y est résolu : il est mort à lui-même et à toutes choses, et voilà pourquoi aussi il vit de la vie véritable. Quiconque ne sait pas mourir ainsi ne saurait parvenir à cette vie.

   21. Cependant la mort continuelle du pauvre d'esprit ne se trahit point au dehors. On le voit vivre extérieurement comme les autres hommes ; il est gai, de bonne humeur. Comment peut-il mourir, demandez-vous, d'une mort si multiple? — Certes, c'est à bon droit que vous appelez cela une mort multiple. Car, en réalité, il meurt tous les jours et à toute heure. Qu'il mange, qu'il boive, qu'il dorme, ou qu'il soit éveillé, il trouve un véritable supplice et une vraie mort dans cette vie temporelle, à laquelle il est obligé de se soumettre extérieurement et dont les exigences l'empêchent de s'entretenir constamment avec Dieu. C'est auprès de Dieu qu'il voudrait toujours se tenir, libre de toute entrave. Pour y parvenir, il sacrifierait tout, bien volontiers. La joie que vous constatez sur son visage, et qui pourrait vous méprendre sur son compte, ne provient pas de l'extérieur et des choses temporelles : elle a sa source en Dieu. C'est une joie pure qui non seulement n'est pas incompatible avec le renoncement et la mort intérieure, mais qui est produite par la pratique de cette immolation. Pour lui, constamment, de la mort jaillit la vie : la mort est multiple ; la vie qui en résulte n'en est que plus une et plus vigoureuse. Quiconque n'en a pas fait l'expérience ne le comprend pas ; mais celui qui le sait pour l'avoir éprouvé est, en vérité, le Sage par excellence : Dieu s'est révélé à lui dans sa lumière divine.

  22. Il y a deux points en particulier sur lesquels nous devons exercer, chaque jour, cette bienheureuse mort :

  1° Et d'abord, notre nature viciée et inclinée au mal par la chute d'Adam, se révolte à chaque instant. Voilà pourquoi il faut à chaque instant la combattre. Cette lutte de tous les jours est une mort continuelle, car jamais ici-bas la sensualité ne cessera de vous tenter et jamais vous ne devez cesser de lui résister. Sans doute, les puissances supérieures de votre âme, la raison et la volonté, peuvent être soumises à une discipline sévère, elles peuvent se plier à l'obéissance la plus sincère, à la loi de Dieu, de manière à vous trouver dans la disposition de ne vouloir que ce que Dieu veut et de pouvoir dire avec saint Paul : « Nous sommes morts et notre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ » (Colos. iii, 3) ; mais les penchants mauvais, eux, ne sont pas morts ; la funeste étincelle des passions n'est pas éteinte ; vous avez besoin de veiller sans cesse pour empêcher l'incendie qu'elle peut allumer. Ainsi donc, il vous faut lutter pour faire mourir en vous la concupiscence, pour étouffer l'étincelle du mal, pour faire violence à vos 260 sens et les forcer à se soumettre à la volonté purifiée qui, elle, est tournée vers Dieu. Celui qui arrive à ce résultat, celui dont la sensualité ne demande que ce que veut l'esprit, celui dont l'esprit ne veut que ce que Dieu veut, celui-là, vous dis-je, est revenu à l'état bienheureux dans lequel se trouvait notre premier père quand il sortit de la main de Dieu ; celui-là est vraiment pur, il est vraiment juste, sans péché et sans imperfection. Mais un tel état serait un don parfait de la grâce divine, une œuvre de Dieu, un bienfait qu'Il n'accorde que très rarement. Vous n'en êtes pas encore là : vous êtes un pauvre voyageur sujet à toutes les faiblesses ; vous n'ayez pas encore lutté jusqu'au bout : voilà pourquoi il vous faut combattre sans relâche, mourir chaque jour, afin d'arriver à posséder la vie.

  23. 2° En second lieu, vous ne vivez pas seul sur la terre : le monde et le démon y vivent avec vous; ils sont vos ennemis qui sans cesse vous attaquent et cherchent à vous perdre, dans quelque condition que vous soyez, extérieurement et intérieurement. C'est même d'après les conditions dans lesquelles vous vous trouvez que vos ennemis règlent leurs attaques. Jamais vous ne réussirez à être à l'abri de leurs assauts. Si vous voulez vaincre, il vous faudra toujours lutter, toujours mourir. Sans lutte, point de victoire ; sans victoire, pas de couronne, dit saint Paul : « Celui-là seul sera couronné qui aura loyalement combattu » (2 Timot. 11. 3). Encore une fois, cette victoire consiste à mourir et à mourir de morts sans nombre, car innombrables sont les astucieuses attaques du démon. Veillez à ce qu'il ne réussisse pas à vous vaincre. C'est le plus rusé des fourbes qui, pour arriver à ses fins, sait se transformer en ange de lumière. Pour vous tromper, il couvrira ses supercheries des apparences de la vérité. Tenez-vous en garde contre certaines représentations et certaines visions : très souvent elles sont l'œuvre du démon, à notre époque plus que jamais. Ne cherchez la vérité que dans la sainte Écriture. Elle vous y est donnée clairement; il n'est pas nécessaire qu'elle vous soit révélée d'une autre façon. Si vous prenez la vérité ailleurs que dans l'Évangile vous n'avez pas la foi saine « Formam habe sanorum verborum » (2 Timot. I. 13) En dehors de là, il n'y a pas à faire grand cas de votre vie. La vraie vie est celle qui est conforme à l'Évangile. « Je vous ai engendrés par l'Evangile », dit saint Paul (1 Corint. iv. 15). Celui qui a été engendré autrement n'est pas un véritable enfant de l'alliance divine, c'est un fils adultérin ; la Vérité ne l'a pas engendré, mais le mensonge et le père du mensonge qui a été homicide et menteur dès le commencement (Jean viii, 44.)

  Avez- vous des visions? examinez-les à la lumière de l'Evangile. Si elles ne concordent pas avec la simple vérité divine, rejetez-les. La Vérité divine est simple comme Dieu lui-même et son essence : l'âme pure y va tout d'un trait. Se dresse-t-il une entrave ? rejetez-là loin de vous : renoncez à tous les chemins détournés, à tous les sentiers tortueux. La simplicité de l'Évangile conduit à la vérité par la voie la plus droite et la plus courte. l.es routes qui ne sont pas éclairées par l’Evan‑262-gile sont celles que fréquentent les voleurs et les assassins, celles où l'antéchrist dresse ses embuches. Tenez-vous en à la doctrine de Jésus-Christ et vous ne pourrez être induit en erreur. Laissez ceux qui se tiennent au dehors enseigner ce qu'ils voudront : ne les écoutez pas et ils ne pourront pas vous nuire. Qu'ils vous prennent pour un homme singulier et entêté, cela doit vous importer fort peu : l'essentiel c'est que vous viviez conformément à la doctrine de Jésus-Christ. Que dis-je ? il vous sera utile d'être jugé ainsi : cela vous donnera occasion de mourir de plus en plus, et c'est là ce que vous devez désirer. Tant que votre vie sera conforme à la doctrine de Notre-Seigneur, vous serez l'ennemi de vous-même, car la véritable mortification ne nous est enseignée que par l'Evangile [41].

  24. Nous avons montré jusqu'ici la nécessité pour l'homme de mourir à soi-même: il nous reste à exposer maintenant les avantages et l'utilité de cette mort. Cinq considérations nous aideront à comprendre combien salutaire et profitable est cette mort à nous-mêmes, à tout désir mauvais, à toute vaine complaisance, à toutes les fantasmagories et rêveries trompeuses, d'où qu’elles viennent, du démon ou de nous-mêmes.

  1° Le premier avantage que l'homme retirera de cette mort sera de se rapprocher de l'état d'innocence originelle, dans lequel il était libre de tout péché et de toute faiblesse et où la paix de Dieu et la joie de l'Esprit-Saint remplissaient son cœur. Après le péché du premier homme, la concupiscence et les passions mauvaises prirent le dessus en lui. Or, c'est à cela qu'il faut remédier en arrachant du cœur les penchants corrompus. Et pour arriver à ce résultat, il est nécessaire de renoncer à tout vice, à toute dépravation de la nature, c'est-à-dire de mourir à soi-même. Plus le renoncement est parfait, et plus on se rapproche de l'intégrité et de la dignité de la nature primitive: plus on devient l'ennemi du péché et plus on jouit de la liberté de l'esprit et de la joie véritable; plus on s'élève au-dessus de toute faiblesse et plus on recouvre la santé et la vigueur de l'âme. Chaque fois qu'un homme meurt à lui-même, il découvre une source nouvelle de joie que lui cachait le péché. Ce n'est pas en vain, en effet, que Notre-Seigneur a dit: « Prenez, perlez mon joug, c'est-à-dire mes souffrances par un véritable renoncement et vous trouverez le repos - la joie, la paix —pour vos âmes, car suave est mon joug, et léger mon fardeau » (Matth. xi. 29, 30)

  25. 2° En second lieu, chaque acte de renoncement par lequel l'homme meurt à lui--même produit une 264 vie nouvelle et, avec elle, des grâces nouvelles, et, avec les grâces, un nouvel amour. L'homme en est comme inondé : son intelligence est éclairée de la Lumière divine, sa volonté électrisée par l'Amour divin. Il s'enrichit de tant de grâces que sa raison désormais lumineuse ne peut plus être trompée par aucun fantôme ni par les hallucinations de n'importe quel séducteur. Il connaît toute vérité dans la mesure où il en a besoin : l'Amour divin est devenu en lui un feu ardent. Rien ne peut plus le séparer de Dieu. Il s'écrie avec saint Paul : « Qui nous séparera de la charité du Christ ? » (Rom. viii, 25) — Voulez-vous avoir part à tous ces dons précieux? Ne négligez aucune occasion de mourir à vous-même. Chacune de ces morts vous procurera un don nouveau, et toutes ensemble vous vaudront toutes les grâces divines. Ah ! si nous pouvions comprendre combien il est salutaire de mourir ainsi, nous nous empresserions de nous y abandonner, comme s'il s'agissait d'acquérir une couronne royale ! Mais, hélas ! nous sommes tellement aveuglés que nous fuyons notre plus grand avantage, nous nous éloignons de notre salut pour courir à notre perte la plus sûre.

 26. 3° En troisième lieu, cette mort continuelle nous procure une pureté parfaite ; elle délivre l'âme de sa fragilité; elle la dépouille de tout attachement aux biens passagers ; elle la rend capable de recevoir Dieu lui-même en partage. — Dieu est présent en toutes choses. Eloignez toutes les réalités qui ne sont pas Dieu, Lui seul vous reste. Purifiez votre cœur de tout ce qui n'est pas Dieu et vous le posséderez pleinement. Mais, vous ne pouvez vous purifier de la sorte, vous ne pouvez vous rendre libre que par la mort spirituelle. Plus l'âme est détachée de tout autre bien, et plus elle devient apte à posséder Dieu. De même que le Père engendre son Fils dans la Divinité, ainsi le Fils est engendré dans la pureté de nos âmes et nos âmes sont régénérées en Dieu, suivant cette parole de Jésus-Christ : « En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque ne renaît pas... ne peut entrer dans le royaume de Dieu » (Jean iii, 5)

  27. 4° En quatrième lieu, lorsque l'âme, morte à elle-même par amour pour Dieu, est ainsi devenue la demeure de Dieu, le Seigneur s'empare de son esprit. Il lui fait prendre son élan pour l'introduire dans les profonds mystères de sa Divinité. Il le revêt de son propre Esprit. Et c'est ainsi que l'esprit de l'homme, parfaitement libre de lui-même, s'oubliant lui-même et toute créature, devient déiforme, transfiguré à l'image du Fils de Dieu, il est fait lui-même, par grâce, enfant et fils de Dieu, comme le divin Fils l'est par nature.

  28. 5° Cinquièmement enfin, l'esprit de l'homme est ravi en Dieu et comme divinisé en Lui. Il règne avec Dieu ! C'est ce que saint Paul a exprimé par ces paroles : « Celui qui est mort est justifié du péché. Si, en effet, nous sommes morts avec le Christ nous devons croire que nous vivrons aussi avec le Christ. Le Christ ressuscité d'entre les morts ne meurt plus... il vit en Dieu, et vous aussi, morts au péché, vous vivrez en Dieu dans le Christ Jésus, Notre-Seigneur ». (Rom., vi, 7-11). Arrivé à cet état, l'homme peut tout en Dieu et avec Dieu : 266 il exerce la royauté avec Lui. Ce que Dieu ne veut pas, il ne le fera pas ; mais ce que Dieu fait, l'homme le fait avec Lui. Oui, c'est à cette inexprimable perfection qu'est élevé l'homme qui meurt tous les jours à lui-même.

 29. Ils sont vraiment bienheureux ceux que Dieu a appelés à cette vie de souffrance, car plus ils souffrent, plus ils meurent de toutes sortes de morts, et plus aussi sont grands et glorieux les trésors de grâces qu'ils. reçoivent en partage. La pauvreté d'esprit n'aurait-elle d'autre avantage pour nous que celui de nous porter à mourir chaque jour, afin de nous procurer ainsi tant et de si importantes grâces, que cela devrait nous suffire pour l'embrasser et nous y maintenir. Ne pas aimer la pauvreté, c'est montrer par là qu'on n'aime pas Dieu, car si nous aimions Dieu, nous nous laisserions attirer par l'exemple de Notre-Seigneur dont la vie tout entière n'a été que pauvreté et souffrance. Encore une fois, celui qui n'aime pas la pauvreté, n'aime pas Dieu.

  Voulez-vous reconnaître à un autre signe si vous devez avoir le ciel ou l'enfer pour partage ? Voyez de quel côté vont vos préférences. Est-ce du côté des pauvres, ou du côté des riches ? Jésus-Christ, vous le savez, promet le royaume des cieux aux pauvres, tandis qu'il a dit en parlant des riches « qu'il leur sera difficile d'entrer dans ce royaume ». (Matth. xix, 23 et 24). C'est à ce signe encore que vous reconnaîtrez si votre pauvreté d'esprit est véritable. Lesquels aimez-vous de préférence servir, les riches ou les pauvres ? Préférez-vous la compagnie des pauvres, ou celle cies riches ? Si vous vous complaisez dans la société des riches, votre pauvreté d'esprit n'est pas de bonne marque, car ici s'applique le proverbe : qui se ressemble s'assemble. Vous aimez celui qui vous ressemble ; c'est pour lui que vous prenez parti, c'est lui dont vous recherchez la compagnie. 268

CHAPITRE V QUATRIÈME MOYEN DE TENDRE A LA PAUVRETÉ D'ESPRIT : PERFECTION DE LA VIE CONTEMPLATIVE

  30. Le quatrième moyen qui doit nous porter à aimer la pauvreté d'esprit c'est -la perfection de la vie contemplative. Aussi longtemps que l'homme est lié aux biens terrestres, aussi longtemps qu'il les possède, il est obligé à la vie active. Il a des devoirs à remplir, des affaires sans nombre à régler. Tant que dure cet attachement, les préoccupations ne sauraient cesser. Il ne lui est même pas permis de se soustraire aux obligations que son état lui impose. Il y va des besoins du prochain et des offices de charité à remplir envers celui-ci. Négliger ce devoir serait une faute, une incurie coupable, une oisiveté répréhensible, contraire à Dieu et à la Vérité, car c'est pécher contre Dieu que d'omettre ce qu'on doit faire, que de se soustraire aux actes de vertu qu'on est obligé d'accomplir. En vain élèveriez-vous vos mains vers Dieu, dit un maître de la vie spirituelle, si vous vous abstenez de les faire servir aux obligations extérieures ou aux devoirs de charité envers ceux qui ont besoin de votre assistance ». — Il ressort de là que l'homme est esclave de ces obligations extérieures et qu'il ne peut guère s'occuper des vérités éternelles. Tous ces tiraillements lui font oublier les choses de l'éternité. Il y a donc une sorte d'incompatibilité entre ces deux genres de vie. L'un exige presque toujours qu'on se défasse de l'autre.

  Cependant, la vie de l'âme, la vie contemplative est la seule vie véritable, incontestablement supérieure aux réalités de ce monde, puisqu'elle a pour fin unique les réalités éternelles. Si donc vous êtes appelé à la vie contemplative, il vous faudra renoncer aux biens temporels et aux soucis qu'ils vous donnent. De cette manière seulement pourra vous échoir la meilleure part, qui est Dieu Avez-vous oublié toutes les créatures ? êtes-vous, par suite, oublié d'elles ? oh ! alors, vous pouvez ne plus vous occuper que de Dieu, vous pouvez vous cacher en Lui, ne connaître que Lui et. n'être connu que de Lui seul. Celui-là seul est l'ami de Dieu qui a renoncé à tout et à soi-même; qui, ne connaissant que Dieu seul, n'est connu que de Dieu seul et ne contemple que Dieu seul. Or, il ne le peut pas celui que le monde et les hommes tiennent encore sous leur dépendance, celui qui est lié par des devoirs temporels. Il est forcément empêché par les créatures et leurs exigences [42] . 270

31. Cependant, n'allez pas croire que la contemplation vous dispense du devoir de la charité envers le prochain. Dès l'instant que le devoir, votre charge ou les circonstances font appel à votre activité et réclament, pour un juste motif, votre assistance, vous devez vous mettre au service du prochain et lui venir en aide. Supposé même que ce devoir se présente au bienheureux moment où, plongé dans la contemplation immédiate, dans le colloque le plus intime avec Dieu, vous éprouvez les plus ineffables délices, il n'y a pas à hésiter, il vous faut sur-le-champ quitter ce ciel et renoncer à cette félicité pour aller où le devoir de la charité vous appelle. En agissant différemment vous manqueriez gravement et, dès lors, votre contemplation ne vous serait plus d'aucune utilité : le ciel dans lequel vous croiriez être s'évanouirait aussitôt et le Seigneur se retirerait de vous [43]. Mais si vous avez le bonheur d'être du petit nombre de ceux dont les hommes ne demandent et n'attenden t plus rien, oublié de tous, inconnu du monde et, par conséquent,. libre de tout bien et de tout souci temporel, gardez- vous de vous mettre en évidence et d'imposer votre assistance là où on n'éprouve aucun besoin de votre intervention et où votre aide n'est nullement demandée. Alors, vraiment, vous aurez l'esprit parfaitement libre et votre condition sera plus sublime, votre repos plus noble que toute l'activité du monde. C'est ce repos, cette sainte oisiveté qu'a exaltés Notre-Scigneur en Marie-Madeleine, en les opposant à l'agitation de Marthe. Dieu aime à converser avec une âme calme, silencieuse et libre, comme le Bien-aimé avec son épouse. Mais, avant que le Seigneur prenne possession de sa demeure et consomme avec une âme son alliance d'amour, il faut que celle-ci soit exempte de toute attache aux choses terrestres. Et, quand cette alliance est consommée, l'âme s'écrie dans l'enthousiasme de son amour : « Que le Bien-airné me donne un baiser de sa bouche » (Cant. I. I). Ce baiser, c'est l'élévation de l'âme au-dessus de toutes les réalités terrestres, c'est son union avec Dieu, c'est la contemplation, dans laquelle Dieu se penche vers l'âme pour lui donner le baiser de l'amour, de la paix et du repos. L'amour répond à l'amour et les deux volontés n'en font qu'une. « Ah ! comme il est doux, dit saint Bernard, le lien de l'amour ! Par lui, le pauvre devient riche, et bien pauvre est le riche qui ne le connaît pas! »

  32. L'on pourrait se demander ici si les riches sont capables de la vie contemplative et aptes à re‑272-cevoir ce lien de l'amour divin dont nous venons de parler ? — Tant que l'homme demeure attaché aux biens de la terre, il n'est pas capable de l'amour parfait, car le lien de l'amour divin brise tous les liens terrestres. Par conséquent celui qui est encore lié par les chaînes de ce monde, ne saurait être lié par les chaînes de l'amour divin. « Quand l'amour divin a pris possession d'une âme, dit saint Augustin, la vanité des créatures ne peut plus y trouver de place. » De plus, l'amour véritable implique la fidèle imitation du Bien-aimé et l'accomplissement généreux de tout ce que celui-ci demande ou conseille. Les riches font-ils cela en tout ? Suivent-ils les conseils du divin Maître ? Le peuvent-ils, tant qu'ils sont chargés de biens temporels? Peuvent-ils aimer Dieu, de tout leur cœur, de toute leur âme, de tout leur esprit? Certes, nous ne voulons pas dire qu'ils soientdéponrvus d'amour : ils peuvent prouver par leurs actes qu'il ne leur manque pas entièrement : leurs bonnes œuvres sont là pour l'établir; mais, toutes ces bonnes œuvres procèdent-elles d'un vrai fond de l'amour divin ? Là est la question. Si cela était, ils pourraient accomplir tout ce que l'amour demande, avec la même facilité qu'ils accomplissent maintenant quelques actes d'amour, quand les circonstances leur en fournissent l'occasion. Or, ils ne le peuvent pas. Cela prouve que leur cœur n'est pas encore entièrement lié par l'amour divin. « A celui qui aime Dieu, dit saint Augustin, il n'y a rien de trop pénible. » ll peut tout en celui qui le fortifie. Les riches, eux, ne le peuvent pas ; c'est une preuve certaine qu'ils n'ont pas encore la plénitude du véritable amour de Dieu [44].

  33. Au reste, l'amour divin est une source si abondante que celui qui en a une fois approché les lèvres, déborde d'amour et ne peut s'empêcher de renoncer aux biens temporels : il lui est impossible désormais de s'attacher à la créature : Dieu seul est sa fin et le lieu de son repos. « L'âme qui aime Dieu, dit encore saint Augustin, se trouve à l'étroit dans toutes les créatures ; elle ne peut y prendre son repos ». Aimer Dieu ne peut être autre chose que s'attacher à Lui seul, en renonçant à la créature. Saint Pierre et les Apôtres pouvaient-ils mieux témoigner de leur attachement à Notre-Seigneur, qu'en lui disant : « Seigneur, nous avons tout abandonné pour vous suivre? » (Matth. xix. 27). Nous ne pouvons imaginer de meilleure preuve de notre amour pour Dieu que celle-ci : le renoncement an temporel et l'attachement à Dieu. En vérité, plus nous avons abandonné et plus notre amour est grand. Celui qui a tout abandonné, apporte 274 la preuve la plus évidente de son amour. Mais celui qui ne veut rien laisser par amour pour Dieu, peut-il dire qu'il l'aime ? Tous les vrais amis de Dieu confirment cette indéniable vérité. Quand une fois leur cœur est pris, quand il brûle du feu de l'amour divin, cette ardeur consume en eux tout ce qui n'est pas Dieu.

  Ne venez donc pas dire : Mais puisque mon cœur n'est pas attaché aux choses de la terre, pourquoi ne pourrais-je pas les garder ? — Voyez comme vous laissez votre imagination vous leurrer, et combien peu de vérité il y a dans ces paroles. Vous aimez donc la volonté de Dieu d'après votre sens propre, et non d'après la doctrine de Jésus-Christ ! Ce n'est pas faire la très sainte et très aimée volonté de Dieu, si vous ne l'accomplissez pas telle que le Seigneur vous l'a enseignée. Or, voici la doctrine de Jésus-Christ : « Vendez tout et suivrez-moi ». En vous y refusant vous montrez clairement que vous êtes bien loin encore d'être enracinés dans l'amour divin. Notre Seigneur nous a dit à tous : « Celui qui m'aime gardera ma parole ». (Jean, xiv, 23). Le véritable amant se laisse guider par les conseils de son bien-aimé plus encore que par ses ordres ; mais celui qui est froid et indifférent s'en tient au précepte et ne se soucie pas des conseils.

  34. Vous me direz peut-être : « Si Notre Seigneur était sur la terre il ne demanderait pas que je fasse ce que vous exigez, car c'est excessif ? - Je vous réponds : Si Jésus-Christ était sur la terre il ne dirait pas autre chose que ce qu'il a dit au jeune homme de l'Evangile : « SI TU VEUX ETRE PARFAIT, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et suis moi ». Or, ces paroles s'adressent à tous ceux qui ne veulent pas s'en tenir au précepte, mais qui aspirent à la plus haute perfection. On peut ne pas faire ce qui est dit ; mais alors il ne faut pas prétendre être animé du désir de la perfection [45].

   D'ailleurs l'amour divin est une force qui élève l'homme au-dessus de toutes les créatures jusqu'au suprême degré de la perfection. Quand on est là, on possède le véritable Amour : mais on ne peut y parvenir qu'en passant par les degrés inférieurs. Or le premier degré de l'amour divin est le mépris des choses temporelles ; le second consiste à se mépriser soi-même ; le troisième, à écarter tout intermédiaire entre Dieu et l'âme, qu'il s'agisse de choses tempo-276-relles ou spirituelles. C'est ainsi qu'on arrive à la vraie perfection. Celui qui n'est pas parvenu au premier degré, peut-on dire qu'il soit monté au second et au troisième ?

  35. Mais si l'amour divin parfait n'est pas possible aux riches, quels actes de charité pourront-ils accomplir ? — Ils peuvent agir soit par amour naturel, ce qui n'est nullement méritoire, soit par un amour imposé par la grâce, et celui-ci peut leur valoir une récompense ; mais ce ne sera pas l'amour parfait. Leur charité est variable, elle peut augmenter ou diminuer : l'amour parfait, lui, augmente toujours, mais il ne va jamais en diminuant. Ceux qui ont renoncé aux biens temporels ont seuls cet amour parfait. Et cela se comprend : les choses terrestres sont inconstantes, comment celui qui en est chargé serait-il stable ? Or, dans l'inconstance, il ne peut y avoir de perfection. Voilà pourquoi ceux qui ne sont pas débarrassés du fardeau des choses temporelles, ne sauraient avoir d'amour parfait et, par suite, mener la vraie vie contemplative. L'amour ne devient parfait que par la contemplation de l'essence et des perfections divines : il ne peut exister à ce degré suprême sans cela. C'est alors le Père et le Fils qui répandent l'Amour dans les âmes. Mais cette contemplation de l'essence divine n'est possible que si l'œil de l'intelligence est pur et libre de tout ce qui n'est pas Dieu. Car, au témoignage de Salomon, la lumière est désagréable à un œil malade. Or l'œil intérieur de celui qui est chargé de biens temporels est malade. Si donc vous voulez choisir la meilleure part, la bienheureuse contemplation, force vous est de vous dépouiller de tout bien temporel et d'aimer la pauvreté d'esprit. Alors, seulement, vous pourrez monter au plus haut degré de la perfection. La pauvreté et la contemplation sont à égale hauteur. Vous n'avez de choix qu'entre ces deux objets : Dieu ou la créature: Si vous renoncez à la créature vous serez riche de Dieu. La véritable richesse se trouve dans la contemplation et toute notre félicité est dans la connaissance et dans l'amour de Dieu, sans la moindre entrave de la part de la créature [46].

  36. Les FRUITS DE LA CONTEMPLATION sont innombrables. Nous nous contenterons d'en énumérer huit :

  1° Le premier c'est la facilité accordée à ceux qui s'y adonnent pour l'accomplissement de leurs bonnes œuvres. Il n'y a que le poids trop lourd des créatures qui fatigue : celui qui en est déchargé n'a plus d'effort à faire. Puis donc que la vie contemplative suppose et exige le renoncement à toutes les créatures, celui qui la pratique se trouve par là même délivré de toute fatigue. 278

 2° Ce que les autres hommes accomplissent accidentellement, les contemplatifs le font essentiellement (wesentlich, cfr. supra). Ceux-ci se sont élevés au-dessus de toutes les réalités créées ; ils pénêtrent dans la Vérité divine elle-mène : C'est en elle qu'ils opèrent et qu'ils accomplissent ce que les hommes attachés aux choses de la terre ne sauraient faire.

 3° Ce que d'autres font successivement, par parties, le Contemplatif l'accomplit au même instant et intégralement, il opère comme Dieu avec qui il est uni. Dieu opère toutes ses œuvres en une seule et une seule en toutes. Ce que fait Dieu, le Contemplatif le fait également [47]. Voilà pourquoi il a propriété sur tout, suivant cette parole de Notre-Seigneur : « Tout ce que vous m'avez donné, Père, vient de vous : ils le savent... et je le leur ai donné et eux-mêmes l’ont reçu » (Jean, XVII, 7 et 8). Or, ce que Jésus-Christ a reçu et donné, c’est l'ensemble de tout bien.

4° L'homme intérieur a déjà, en cette vie, un avant-goût de ce que les autres attendent et espèrent en l'autre. Dieu se révèle à son âme avec toutes les joies et les délices du ciel. Cet homme contemple les choses de l'éternité et son cœur est tellement rempli d'allégresse que son corps lui-même y prend part. C'est ce que Notre-Seigneur semblait indiquer par ces paroles : « L'eau que je lui donnerai, deviendra en lui une source qui jaillira jusqu'à la vie éternelle ». (Jean, iv, 14).

 5° Dieu attire à Lui l'homme intérieur et se l'unit. Il lui découvre son essence divine ; Il le confirme et fortifie de telle sorte qu'il ne peut plus s'éloigner de Lui. Vous n'en avez pas fait peut-être l'expérience vous-même ? du moins, croyez-le. Oui, le Seigneur et son mystère offre tant de délices que celui à qui Il s'est révélé ne peut plus lui devenir infidèle. D'ailleurs Dieu n'accorde cette faveur qu'à ceux qui doivent éternellement rester avec Lui. C'est ce qu'il disait de saint Jean : « Je veux qu'il demeure ainsi ». (Jean, xxi, 22). C'est ce qu'il a dit encore de Marie Madeleine : « Elle a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée ». (Luc, xx, 42). En vérité, celui à qui est échue cette meilleure part ne pourra pas la perdre. Ce n'est pas un don accidentel, mais un don essentiel qui lui reste éternellement. Celui qui, après l’avoir reçue, deviendrait infidèle, se rendrait coupable de la chute la plus terrible, ou bien montrerait par là qu'il n'a jamais reconnu le Seigneur dans sa Lumière [48]. 280

6° L'homme spirituel peut à chaque instant pénêtrer dans la Vérité divine. Il peut et il doit nécessairement avancer dans l'Amour divin, car l'essence de Dieu est insondable, incommensurable, infinie. Quiconque a pénétré dans l'abîme de cette mer s'y plongera éternellement. Il est perdu en ce Dieu infini : son esprit flotte et s'immerge en Lui comme le poisson dans l’Océan, comme l'oiseau dans les espaces infinis de l'air.

  7° L'esprit, plongé et nageant ainsi en Dieu, découvre en Lui toujours des merveilles nouvelles, des délices plus grandes : il se sent envahi par des joies plus profondes, des vérités plus lumineuses. Il n'y a que Dieu, en effet, qui puisse suffire pleinement à l'esprit de l'homme, et plus celui-ci le contemple, plus il aspire à le contempler : dans la mesure où son regard sera fixement dirigé vers Dieu, dans cette même mesure l'œil intérieur sera purifié et la majesté infinie de Dieu se manifestera à lui plus resplendissante et plus glorieuse.

  8° L'esprit de l'homme, une fois élevé ainsi au-dessus de tout pour pénêtrer dans l'essence divine, perd toute inégalité et toute défectuosité : il retrouve cette inaltérable fixité qu'il avait à l'origine : il s'abîme en Dieu, il s'y perd, à tel point qu'il ne sait plus qu'une chose : Dieu ; il ne vit, il ne pense, il n'aime, il n'existe plus qu'en Dieu. Ce n'est plus un esprit humain qu'on doit l'appeler, mais un dieu, non certes qu'il soit Dieu, mais parce qu'il est divin, et, de cette déification, lui vient un nom nouveau. N'est-ce pas dans ce sens que s'exprime David ? « J'ai dit : vous êtes des dieux et des enfants du Très-Haut » (Ps. 81, 6). Il dit : des dieux et non pas Dieu pour faire entendre que nous ne sommes pas Dieu par nature, mais seulement divinisés par grâce. C'est par le Verbe de Dieu que nous devenons enfants de Dieu. De même que le Père, en se contemplant Lui-même, engendre son Fils unique par nature, de même en jetant son regard sur notre âme Il engendre par grâce ce même Fils en nous. Et c'est ainsi que nous devenons des dieux et des fils du Très-Haut. Mieux on est disposé à cet enfantement divin et plus parfaitement on devient les fils de Dieu, par grâce.

  37. La pauvreté d'esprit, avons-nous dit, est la disposition nécessaire à la vie contemplative. A ce sujet, on pourrait se demander si ceux qui ont choisi une vie pauvre sont tous des hommes intérieurs ? — Nous répondons : Il est hors de doute que la pauvreté d'esprit est la meilleure préparation à la vie contemplative, car elle n'est autre chose que le renoncement à tout ce qui n'est pas Dieu. Par conséquent, du moment que l'homme a renoncé à tout ce qui est créé, il ne lui reste plus que Dieu : tout intermédiaire pouvant s'interposer entre Dieu et lui a disparu. Dieu est présent à son esprit et il le contemple, il le trouve en toutes choses puisqu'il est présent en tout, et il nous suffit d'écarter tout ce qui frappe les sens pour retrouver Dieu en tout. Nous l'avons déjà dit : la pauvreté et la contemplation se tiennent et vont ensemble. Cependant, hélas ! bon nombre de ceux qui font profession d'être pauvres d'esprit, ne le sont pas véritablement, et c'est parce qu'ils ne le sont pas 282 qu'ils n'arrivent pas à la contemplation. Notre-Seigneur disait un jour : « Ce n'est pas tout homme me disant : Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le royaume des cieux, mais celui-là seul qui fait la volonté de mon Père » (Matth. vii, 21). C'est absolument ce qui se passe ici : Ce ne sont pas ceux qui disent : Je suis un pauvre d'esprit, en n'ayant que les apparences, qui le sont vraiment : celui-là seul est véritablement pauvre qui réalise tous les actes de la pauvreté d'esprit. C'est le seul qui soit un homme intérieur.

  38. Mais, demandez-vous encore, comment peut-il être question d'œuvres à accomplir, puisque le pauvre d'esprit et l'homme intérieur ayant renoncé à tout, doivent s'abandonner en silence à l'action de Dieu au fond de leur âme ? — Je vous répondrai que le pauvre d'esprit et l'homme intérieur déjà parvenus au plus haut degré de la perfection n'ont plus d'œuvres de vertu à accomplir [49]. Mais nous ne parlons ici que des commençants qui se préparent à entrer dans la vie pauvre et dans la contemplation. Ceux-ci ont besoin d'œuvres qui les disposent et les rendent aptes à ce renoncement de l'esprit. Or, il importe de bien choisir ces œuvres préparatoires. Si on se fixait sur des actes, qui ne seraient pas propres à favoriser cette préparation, on ferait fausse route et on n'arriverait jamais à la vraie pauvreté d'esprit, pas plus qu'un voyageur n'atteindrait son but si, dès le principe, il s'engageait dans un mauvais chemin. Il en est de même ici. Beaucoup de personnes ont d'excellentes intentions ; mais parce qu'elles ne sont pas dans la bonne voie, elles ne parviennent jamais à la vraie vie intérieure et au degré le plus élevé de la contemplation. Nous allons donc indiquer les chemins qui conduisent à la vraie pauvreté d'esprit et à la vie contemplative. Il y en a quatre :

CHAPITRE VI PREMIER CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : LA PRATIQUE DE TOUTES LES VERTUS

   39. Le premier chemin conduisant à la vie contemplative, c'est une volonté bien arrêtée de renoncer entièrement à tout ce qui est contraire à Dieu d'abord, à tout ce qui n'a pas Dieu pour objet ensuite, et enfin à tout ce qui n'est pas Dieu. La première de ces résolutions délivre l'homme du péché ; la seconde éloigne de, lui l'occasion du péché, comme, par exemple, les biens temporels, les réjouissances mondaines, les attaches de la chair et du sang, père, mère, épouse, etc... (Cfr. Matth. x, 34 38 ; Luc xii, 51 et seq.) ; la troisième enfin écarte tout intermédiaire entre Dieu et l'âme, c'est-à-dire les formes, figures ou images sensibles ou spirituelles, en un mot tout ce qui est contingent (zufallig) et qui pourrait empêcher de trouver le Seigneur.

  40. Il importe, de plus, d'avoir une volonté bien déterminée à s'exercer dans toutes les vertus et à pratiquer tout ce que demande de nous notre vocation et l'état particulier dans lequel nous sommes entrés. Aucune vertu ne doit être exceptée. Il faut s'exercer en toutes jusqu'à ce que l'on ait atteint la perfection. Si vous négligez sciemment et volontairement une seule vertu, r'est que vous avez quitté le chemin qui conduit à la véritable pauvreté et à la contemplation. Cette pauvreté, en effet, ne peut être autre chose que le renoncement à tout ce qui est contraire à la vertu, pour les pratiquer toutes sans exception. La contemplation est le couronnement, le fruit de cette vie active. Si vous n'avez pas la vertu, vous ne pouvez avoir la pauvreté, et si vous restez oisif ne pratiquant pas les vertus quand vous pourriez et devriez les pratiquer, vous n'êtes pas capable d'être élevé à la contemplation. Quand vous serez passé par les différents degrés de la vie active, quand vous serez arrivé au terme de tout exercice, au degré le plus élevé de la vertu, alors seulement vous pourrez entrer dans la vraie vie contemplative[50]. Jamais vous ne pourrez jouir de la vue de la clarté divine, si la vertu n'est devenue foncièrement vôtre, si la force de cette vertu ne vous a arraché pleinement à vous-même, si elle ne vous a retiré des ténèbres des créatures, pour vous élever jusqu'à Dieu et vous permettre de le contempler avec un cœur entièrement pur. Si vous manquez de cette force vous ne pourrez jamais parvenir à ces hauteurs, car un être n'agit que dans la mesure de ses forces. Faible par nature, l'homme a besoin d'être soutenu et fortifié par la grâce. Or, cette grâce est pour lui le fruit de la vertu. Voila pourquoi celle-ci est nécessaire pour qu'il vous soit permis de vous retirer dans votre intérieur, de devenir capables d'eentendre la voix de Dieu au fond de votre âme et de le recevoir Lui-môme dans votre esprit au milieu d'abondantes et ineffables douces. Celui qui manque de la plénitude des vertus et de la 286 force qui en découle, se tourmentera en vain pour arriver à ce recueillement intérieur. En vain, si la grâce lui fait défaut, il tentera tous les efforts. Il finira d'ailleurs par y renoncer pour se laisser aller à la sensualité qui lui donnera des satisfactions banales.

  41. Autant il est pénible à celui qui manque de la vertu nécessaire de rentrer en lui-même et de se maintenir dans le recueillement ; autant cela est suave et doux pour celui qui possède la plénitude de la vertu. Celui-ci voudrait demeurer toujours dans cette retraite intime, pour percevoir la voix du Seigneur et sentir au fond de son âme l'opération divine. C'est pour lui une jouissance bien plus vraie que celle que peuvent lui donner le boire et le manger, toutes les satisfactions et tous les plaisirs de la terre. Il possède Dieu dans son intérieur et, avec Lui, la vie durable. En dehors de Lui, il n'y a que vanité et folie, amertume et mort. Oh ! comme on se trompe souvent au sujet de certains hommes en les regardant comme des malheureux dignes de pitié ! Vous ne savez pas, vous qui les plaignez, combien ils sont heureux; vous ne connaissez pas leur joie ; vous n'avez aucune idée de leur Ciel, de leur Dieu qui habite en eux ! vous ne savez pas que chaque vertu, chaque acte accompli pour Dieu est une source de joie nouvelle, au fond de leur âme ! Ah! qui dira dans quelle mer d'allégresse nage celui qui les possède toutes ?

  Vous m'objecterez : « Mais Notre-Seigneur ne semble-t-il pas les qualifier d'hommes affligés quand il dit : « Bienheureux ceux qui pleurent parce qu'ils seront consolés ? » (Matth. v. 5). — Ces paroles du Sauveur prouvent plutôt contre vous. La joie de ces bienheureux ne leur provient pas des créatures, mais de Dieu : Plus ils trouvent en Lui de félicité et plus leur paraissent amères les joies que les créatures leur offrent. Et parce que cette joie apparente, cette satisfaction vaine leur est amère, le Seigneur les déclare bienheureux et leur promet un bonheur plus vrai, une consolation plus douce, des délices plus réelles, puisqu'enfin c'est Dieu lui-même qui est leur joie et leur consolation. Les jouissances corporelles, s'écrie saint Bernard, sont bien méprisables, à ceux qui ont goûté les joies du Saint-Esprit.

   Il ressort de là que les hommes ayant pris le chemin de la vertu, et progressant sans cesse, sans jamais se laisser détourner, arriveront infailliblement au but, c'est-à dire à la bienheureuse contemplation. Chaque vertu les fait avancer et les rapproche du but que, par leurs propres forces, ils n'auraient pas pu atteindre. Avec l'aide de la grâce divine, ils finissent par acquérir toutes les vertus et, une fois à ce point, cette même grâce les conduit avec une force irrésistible jusqu'au degré le plus élevé de la perfection. 288

CHAPITRE VII DEUXIÈME CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : MÉDITATION ET IMITATION DE LA VIE DE NOTRE-SEIGNEUR

  42. Le second chemin pour arriver à la vraie pauvreté d'esprit et à la contemplation, c'est la méditation et l'imitation de la vie de Notre-Seigneur; c'est de marcher sur ses traces et de nous rendre semblables à Lui. Il faut entrer par cette porte pour prendre le chemin direct. A la lumière de la grâce divine, vous y trouverez la plus haute perfection de la vie contemplative. Notre-Seigneur lui-même l'a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie. Personne ne va au Père que par moi. » (Jean, xiv. 14.6). C'est-à-dire qu'il faut passer par l'humanité du Christ pour arriver à la Divinité [51]. Cela se fait de deux manières :

43. 1° Tout d'abord il importe de refléter dans notre extérieur l'image et la vie de Notre-Seigneur et cela nous préservera de tout péché. L'humanité sainte de Jésus-Christ a été un renouvellement de l'homme déchu. Car, en se faisant homme, Il prit, non le péché, mais ce qui pouvait l'effacer et l'expier, à savoir : les souffrances et la mort ; et c'est ainsi qu'il nous procura le salut et la vie. Cependant, tout cela serait inefficace et perdu pour nous, si nous ne travaillons pas à nous revêtir de cette humanité souffrante de Jésus-Christ, de cette humanité flagellant et effaçant le péché, en d'autres termes, si nous ne faisons pas tous nos efforts pour entrer dans la Passion du Christ. C'est par là et par là seulement que nous revenons à une vie innocente et agréable à Dieu. A quoi nous servirait la Passion de Notre-Seigneur si nous ne voulons pas souffrir avec Lui et comme Lui? Si, au contraire, nous souffrons pour Lui, comme Il a souffert pour nous, nos souffrances deviennent fécondes par les siennes et nous procurent la vie éternelle. C'est ce que Notre-Seigneur donnait à entendre aux fils de Zébédée qui lui demandaient d'être à côté de Lui dans son royaume : « Pouvez-vous, leur disait-il, boire le calice que je dois boire ? » (Marc, x, 38). De nous-mêmes, nous ne le pouvons pas ; mais la Passion de Notre-Seigneur nous y aide ; de nous-mêmes nous ne pouvons que tomber, et nous sommes tombés ; seul, le Fils de l'homme peut nous relever et nous fortifier. S'éloigner de Lui, c'est se condamner à la chute. Nous ne pouvons nous tenir debout par nos propres forces : l'œuvre de la Rédemption seule 290 nous soutient, et, en nous efforçant de devenir semblables à Jésus-Christ dans sa vie et dans ses souffrances, nous participons en propre à la vertu de la Rédemption. L'apôtre saint Pierre nous y engage en ces termes : « Le Christ a souffert pour nous, vous laissant un exemple, afin que vous marchiez sur ses traces » (I Pierre,ii, 21). Efforcez-vous de reproduire cette image de Jésus-Christ et vous aurez part à ses fruits et à ses ouvres ; vous vivrez et vous agirez en Lui ; vous aurez la pureté de cœur, le renoncement et la vraie pauvreté d'esprit, et vous arriverez ainsi à la connaissance et à la contemplation de Dieu. Voilà comment Jésus-Christ se révèle dans la force et la fécondité des œuvres qu'il opère dans l'âme de l'homme. C'est à cette force vivifiante qu'on reconnaît que le Christ est vraiment Dieu et vraiment homme et qu'on peut s'écrier avec saint Paul : « Quant à nous, nous prêchons le Christ crucifié. — Nos auteur praedicamus Christum crucifixum » (1 Corint., i, 23), c'est-à-dire nous reconnaissons et nous confessons avec l'Apôtre le fruit de la croix. Celui qui ne constate pas, au fond de lui-même, ce fruit de la croix et des œuvres du Christ, ne connaît pas le Christ ; il lui demeure caché. De même que nous connaissons l'arbre à ses fruits, de même nous connaîtrons Jésus-Christ aux œuvres qu'il opère dans l’âme humaine.

 44. O homme ! c'est donc au fond de toi-même que tu dois apprendre a connaître Jésus-Christ : ta vie doit être la preuve évidente que tu le connais. Il n'y a pas d'autre chemin pour arriver à le connaître. Celui-là seul est un véritable chrétien, un croyant sincère, un ami inséparable du Christ, pendant l'éternité, qui l'a trouvé et reconnu, au fond de lui-méme, et qui a vécu Jésus-Christ. Et en qui donc croirait-il, je vous le demande, sinon en Jésus crucifié ? Jésus est pour lui le fruit de toute grâce, la source inépuisable de toute vie, comment pourrait-il le quitter ? Sans doute, c'est par la foi que nous arrivons à connaître Jésus-Christ ; mais la foi elle-même est le fruit de la grâce qui nous vient de Jésus-Christ. En elle, nous apprenons par l'expérience que Jésus-Christ est Dieu et homme. C'est cette foi basée sur l'expérience qui s'exprimait par la bouche de saint Paul quand il disait : « J'ai estimé que je ne savais rien, au milieu de vous, rien, si ce n'est Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (I Corint. ii, 2) . Oui, Notre-Seigneur s'était révélé à lui, par la force et la fécondité des œuvres accomplies en lui : Il avait tué en lui tout ce qui n'était pas Jésus-Christ, et voilà pourquoi l'Apôtre ne voulait plus rien savoir, rien connaître, si ce n'est Jésus-Christ.

 45. 2° La seconde manière de pénêtrer par I'humanité de Jésus-Christ dans sa divinité est celle-ci : L'homme, en revêtant Jésus-Christ par l’imitation extérieure de son image en lui devenant semblable au dehors, doit, en même temps. former et orner son intérieur par la méditation constante de la vie et de la Passion de Notre-Seigneur. — L'imitation extérieure unie à la méditation intérieure de la Vie sainte et de la Passion du Sauveur allument dans l’âme le feu de l'amour. Ce feu consume tous les voiles de la 292 Vérité, tout ce qui pourrait l'obscurcir et l'altérer, de sorte que l'âme peut la contempler dans toute sa pureté. — Par la chute d'Adam, l'homme a été gâté ; ses sens se sont révoltés contre les puissances de son âme ; la chair s'est soulevée contre l'esprit. Pour redresser tout cela et rétablir l'ordre primitif, tel qu'il existait dans l'homme, dans son innocence originelle, il faut la médiation et le secours de Jésus-Christ. C'est Lui, le principe de cette heureuse restauration, de cette résurrection et de cette vie nouvelle, comme Adam a été la cause du désordre et de la mort, car « de même qu'en Adam tous meurent, de même dans le Christ tous doivent être vivifiés » (1 Corint. xv, 22). Mais encore, faut-il que l'homme s'y dispose et que tout en lui se prête à cette transformation. Les sens extérieurs, pour être purifiés, doivent se conformer à l'image extérieure de l'Homme-Dieu et se laisser guider par ses exemples. C'est ainsi qu'ils se soumettront à la vie intérieure. En revêtant l'image de Jésus-Christ, ils meurent à eux-mêmes et reviennent à leur état primitif de paix et d'innocence. Mais en même temps que l'homme extérieur se purifie et revient à sa noblesse primitive, grâce à l'image de Jésus-Christ, il faut que les puissances intérieures soient rétablies ; et elles le seront par la méditation des exemples et de la Passion de Notre-Seigneur. Ceux qui négligent cet exercice n'arriveront jamais à se retirer du désordre, suite du péché de notre premier père : leur esprit ne sera jamais éclairé de la Lumière divine.

§ 1. Jésus-Christ source de lumière pour l'intelligence

  46. La lumière qui éclaire toutes les puissances de l'âme, c'est Jésus-Christ. Il l'a dit lui-même : « Je suis la lumière du monde, celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie » (Jean viii, 12). Chercher la lumière ailleurs que dans la Passion de Jésus-Christ, c'est courir à l'erreur. « Prenez garde aux faux prophètes, dit Notre-Seigneur, qui viennent à vous sous l'aspect de brebis, mais qui intérieurement sont des loups ravisseurs » (Matth. vii, 15). Les faux-prophètes, ce sont tous ceux qui cherchent la lumière ailleurs qu'en Jésus-Christ et dans sa doctrine, ses œuvres et sa Passion. Ils peuvent parfois paraître bons, ils n'en sont pas moins mauvais et dangereux. Il faut vous en garder. Tenez-vous en à la vraie lumière qu'est Jésus-Christ. N'en suivez aucune autre qui ne ressemblerait pas à celle de Jésus-Christ. Si vous voulez résolument suivre le bon chemin et ne pas être trompé, détournez-vous de tout le reste pour diriger votre cœur et votre esprit, toute votre attention sur la vie et la Passion de Jésus-Christ. C'est là que vous devez immerger toutes vos puissances ; ce baptême régénérateur vous procurera la vie nouvelle d'enfant de Dieu, affamé du lait le plus pur. Laissez-vous oindre du chrême de la grâce divine qui purifiera et fortifiera l'eil de votre intelligence en lui faisant connaître la Vérité et en la préservant de toute erreur. L'intelligence qui subit un baptême autre que celui du Christ est privée de l'onction de la grâce et reste obscurcie ; elle ne porte 294 pas ses regards vers la vraie lumière ; elle est trompée par de fausses doctrines ; elle confond l'erreur avec la vérité. L'homme peut si facilement se tromper ! il est sujet à tant d'aveuglements ! Veut-il recouvrer la vue ? qu'il quitte les ténèbres et se tourne vers Jésus-Christ qui, seul, est la lumière. C'est par le Christ que l’œil de l'intelligence est illuminé pour contempler la clarté divine. Il en est de l'intelligence humaine comme de la terre. Quand le soleil se couche, celle-ci est dans les ténèbres, mais, dès que le soleil se lève de nouveau, elle resplendit. Ainsi en est-il de l'intelligence. Si le Soleil divin se lève en elle, immédiatement elle devient lumineuse, qu'il vienne à disparaitre, aussitôt l'obscurité la gagne. Or, la lumière disparaît pour l'intelligence quand elle se détourne de Jésus-Christ pour se fixer vers les créatures.

47. Cependant, me direz-vous, les païens ont eu de grandes lumières naturelles ? — Je vous réponds: La lumière des païens, en comparaison de celle qui éclaire une intelligence tournée vers Jésus-Christ, est comme la nuit comparée au jour. L'homme illuminé par Jésus-Christ est affranchi de toute incertitude ; il est tout lumière. Beaucoup d'hommes non régénérés par la Passion de Jésus-Christ peuvent être d'habiles et éloquents rhéteurs, sachant donner l'apparence de la vérité à leurs rêveries trompeuses : ce sont des aveugles, en comparaison de ceux dont l'intelligence s'illumine aux clartés de Jésus-Christ et de sa Passion. Ils peuvent parfois habiller quelque semblant de vérité dans d'élégantes figures, dans de gracieuses images qu'ils puisent dans leur entendement. Les hommes, au contraire, éclairés de la lumière divine, unis à Jésus-Christ et à sa mort, gardent le silence sur les vérités qui leur sont communiquées dans leur union intime et sublime, car ce qu'ils apprennent de Dieu est au-dessus de toute figure, de toute comparaison, de toute éloquence humaine ; ils sont en possession de la Vérité divine, mais ils ne peuvent pas en parler convenablement. Ils gardent encore le silence, parce qu'il n'est pas opportun de révéler les mystères divins à ceux qui ne sont pas capables de les comprendre ou du moins de les accepter avec le respect qui leur est dû. Le mutisme des chrétiens éclairés donne parfois, aux sages selon le monde, occasion de les mépriser comme des sots et des insensés. Et cependant, ils font bien de garder le silence, parce que, en parlant, ils s'exposeraient, tout en étant en possession de la Vérité, à rendre Ies augustes mystères en des termes qui ne répondraient pas à la réalité. Saint Denis dit à ce propos : « Tout ce que l'on peut affirmer de Dieu est plutôt mensonge que vérité, car la divinité est au-dessus de toute parole et de toute expression humaine [52]. L'intelligence éclairée 296 et purifiée par la Passion de Jésus-Christ sait cela : elle comprend que tout ce qu'elle voudrait et pourrait dire sur les choses ineffables qui lui ont été communiquées ne serait pas l'expression fidèle de ce qu’elle a entendu et senti. Voilà pourquoi elle suit le conseil de l'Apôtre nous disant « qu'il vaut mieux n'en pas parler » (2 Corint. xii. 4) et elle garde le silence.  Au reste, c'est à ce silence que l'on reconnaît celui qui a été illuminé par les communications de l'Esprit divin. ll regarde comme son devoir de taire ce qu'il a appris. Ceux au contraire, qui parlent beaucoup prouvent par là qu'ils n'ont pas eu en partage le don divin. Celui qui en a été favorisé ne se permettra d'en parler qu'en cas            de besoin, quand il pourra faire du bien au prochain. Alors, il parlera ; mais encore il ne dira que ce qui est exigé par le devoir. Il lui est pénible d'être détourné de la contemplation, et il y revient avec empressement, non certes par manque de charité, mais par le désir de jouir du souverain bien dont il est mis en possession.

  48. Ce désir de jouir de la contemplation divine fait que l'homme intérieur voudrait être toujours seul pour ne pas être détourné des communications célestes. Il omettra, par suite, certaines pratiques extérieures de charité ; mais, ce qu'il perdra de ce côté, il le retrouvera d'un autre et d'une manière bien supérieure car il a la charité essentielle qui opère tout en Dieu et qui est mille fois plus méritoire que la charité accidentelle (zütfallig) [53]. 298

  Très souvent, on juge et on condamne ces hommes : ce sont, dit-on, des oisifs et des paresseux qui ne veulent pas pratiquer les bonnes œuvres. On les accuse de transgresser les lois de la sainte Eglise, sous prétexte qu'ils n'accomplissent pas extérieurement toutes les pratiques que d'autres regardent comme prescrites et nécessaires. Ceux qui les condamnent, ne peuvent les comprendre : ils sont trop extérieurs et trop aveugles. N’est-ce pas une grande folie qu'un aveugle veuille juger celui qui voit ? On ne doit pas vouloir astreindre les hommes intérieurs à certaines pratiques : les leurs sont les vraies, car ils ont la véritable lumière qui découle de la Passion de Jésus Christ. Avec elle, ils ne peuvent se tromper et faire fausse route, car la Passion de Jésus-Christ dissipe toute erreur de l'esprit et l'éclaire de toutes les vérités. C'est ainsi que l'esprit revient à sa première excellence, par la méditation des œuvres et de la Passion de Jésus-Christ [54]

Il. — Jésus-Christ source de force pour la volonté

  49. Mais, il n'y a pas que l'intelligence ; la volonté retrouve aussi son excellence primitive en Jésus-Christ et dans sa Passion. L'homme qui s'éloigne de Lui est dans l'erreur : sa volonté poursuit un bien apparent et néglige le bien véritable. Cela arrive tout naturellement.

  Les réalités terrestres, par elles-mêmes, sont aveugles : tous ceux qui ne recherchent que ces biens ne tardent pas à être appesantis et aveuglés par eux ; ils ne trouvent pas le seul bien véritable qui est renfermé dans la Passion de Jésus-Christ. Mais que l'homme retourne au Sauveur et à ses souffrances, aussitôt Jésus-Christ vient au-devant de lui, avec tous ses biens, et le comble de dons délicieux surpassant infiniment tous les dons des créatures. Que la volonté 300 reconnaisse la valeur de ces dons, immédiatement, elle renoncera aux créatures et à tout ce qu'elles lui offrent pour s'attacher uniquement à Jésus-Christ et ne désirer que ce qui vient de Lui. C'est à cela que Notre-Seigneur nous invite quand il dit : « Le royaume des cieux est semblable à un trésor caché dans un champ : l'homme qui le trouve le recouvre aussitôt et, joyeux, s'en va, il vend tout ce qu'il possède pour acheter le champ » (Matth. xiii. 44). Le champ, c'est le fruit précieux de la Passion de Jésus-Christ. Hâtez-vous de l'acquérir, vous y trouverez des trésors inestimables. De chaque plaie de Notre-Seigneur découlent des ruisseaux de grâces. Saint Bonaventure nous affirme qu'il y en a six mille six-cent soixante-six (?) coulant sans cesse à pleins bords, L'homme qui pénètre dans ce champ et qui découvre ces sources, ouvre la bouche et boit à même, surabondamment; il est inondé de délices et, dans l'enivrement de sa joie, il court, il va vendre ce qu'il possède, c'est-à-dire, il renonce à tout ce qui n'est  pas Dieu et il achète ce champ où coulent ces eaux délicieuses. Il remonte à la source première et il la trouve dans le cœur paternel de Dieu. C'est là qu'il lui est donné de boire la Sagesse cachée et intime de Dieu, que, seul peut connaître et comprendre celui qui l'a reçue. Oui, c'est à travers la Passion et les plaies amoureuses de Notre-Seigneur que coule la Sagesse divine du Père dans les cœurs altérés et tout brillants d'amour. Le feu en effet de l'amour divin excite dans les cœurs une soif extraordinaire. Et ceux qui sont ainsi altérés courent aux ruisseaux qui découlent des plaies du Sauveur. Oh ! l'agréable et précieux breuvage qu'ils y goûtent ! Comme il est saint ! comme il est doux ! car grand et saint est Celui qui l'offre ! Il est Lui-même ce breuvage ! Il se donne à boire dans sa propre essence ! Ah ! si tous les hommes connaissaient le trésor caché dans ce champ ! Chacun-achèterait une houe pour le fouiller et découvrir le trésor, et il trouverait une telle richesse de grâce et de sainteté qu'il n'aurait jamais plus soif.

  50. Si nous sommes dépourvus de grâces, cela prouve que nous ne sommes pas allés à ce champ, ou que nous ne l'avons pas bien fouillé, autrement nous ne serions pas revenus les mains vides. — Insensés, que nous sommes ! Nous courons après les richesses ; nous nous fatiguons pour nous procurer un liard et, quand il s'agit des trésors d'où dépend notre salut, nous restons indifférents, Nous négligeons 302 Jésus-Christ et sa Passion ! Et cependant, il n'y a pas de félicité en dehors de Lui. Ceux qui cherchent leur bonheur ailleurs qu'en Lui, non seulement ne le trouvent pas, mais perdent le peu qu'ils ont. Tout votre bonheur découle de la Passion du Christ : c'est là qu'il faut le chercher. Je ne vois pas vraiment, en dehors de cela, ce que vous pourriez faire pour assurer votre félicité. La Passion du Christ est le chemin le plus court pour aller à Dieu. Ah ! si vous connaissiez l'excellence des fruits que donne ce champ ! vous ne le quitteriez plus ; vous le travailleriez jour et nuit ; vous l'entoureriez d'une haie, vous y établiriez un pressoir, vous y bâtiriez une tour ! Quand je parle d'une haie, je veux dire que vous veilleriez sur vos sens pour les défendre contre toute distraction, tout dérèglement et pour fixer toute votre attention sur Jésus-Christ souffrant. Quand je parle d'une tour, je veux dire que vous élèveriez votre esprit au-dessus de toutes choses créées, jusqu'à Dieu, pour le laisser se reposer en Lui. Quand je parle de pressoir, je veux dire que votre cœur serait tellement saisi par la contemplation des souffrances de Notre-Seigneur qu'il devrait en découler le vin le plus doux, le breuvage le plus enivrant de l'amour. Et ce n'est pas seulement le vin le plus exquis que produit ce champ, c'est encore le blé le plus nourrissant. Ceux qui viennent dans ce champ y trouveront à la fois le breuvage le plus agréable et la nourriture la plus substantielle. Venez donc vous réconforter. Le Seigneur lui-même vous y invite par son prophète : « Mangez, mes amis, et buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés » (Cant. v, 1). Oh ! quelle délicieuse nourriture est la vôtre ! quel vin généreux il vous est donné de boire ! Comme tout cela doit vous rendre forts ! Comme vous devez regorger de félicité ! — Et il n'y a point de grêle, ni de gelée qui puisse empêcher la fertilité de ce champ ; l'hiver ne peut en détruire la moisson ; en tout temps, vous pouvez en cueillir les fruits exquis, et si abondante que soit la récolte, vous pouvez y revenir, vous ne les épuiserez jamais. Récoltez donc tant que vous voudrez, ayez un grenier spacieux, un cellier immense ; vous pourrez les remplir, et plus ils seront vastes, capables de recevoir, plus il vous sera donné d'y entasser des fruits.

  51. Ah ! si tous les hommes étaient avides de recueillir ce blé et ce vin, combien y aurait-il encore de riches sur la terre ? S'ils savaient où est la vraie richesse, ils iraient la chercher où elle est ; ils iraient manger et boire et seraient rassasiés : les choses terrestres n'auraient plus d'attrait pour eux ; ils ne trouveraient leur bonheur qu'en Dieu, et, en retour, Dieu les comblerait de ses dons. Ces dons de Dieu exercent un empire souverain sur la volonté humaine et la soumettent à la volonté divine, et cette sujétion la rend libre, parce qu'elle n'a plus d'attache à la créature et qu'elle n'est unie désormais qu'à Dieu. Par cette union, Dieu l'embrase du feu de son amour, et, comme Dieu, par nature, est tout Amour, la volonté, par grâce, devient aussi tout Amour. C'est ainsi qu'elle retourne à son innocence originelle : elle est élevée au-dessus d'elle-même et de toutes choses, en Dieu ; 304 elle n'est plus volonté humaine, mais divine. C'est pour cette fin que Dieu l'a créée.

   Voilà le fruit excellent de la Passion de Jésus-Christ. L'appât trompeur des créatures n'existe plus pour cette âme : elle est inondée des délices et des joies divines : elle en est comme enivrée. La voilà capable de s'élever jusqu'à la contemplation de toutes les merveilles qui sont en Dieu, et cette contemplation la transportera bientôt à l'intuition de la sublime et inexprimable merveille qui est Dieu lui-même. Arrivée à ces hauteurs, l'étonnement de l'âme fait place au silence de l'adoration : elle s'abandonne entièrement à Dieu. Tout ce qu'il fait lui parait juste et équitable : la volonté a atteint la plus haute perfection ; elle est devenue la Bonté même, grâce à la Bonté infinie de Dieu. Désormais, elle ne peut plus être qu'excellente. Encore une fois, voilà ce que produit la Passion de Jésus-Christ. Par elle, la volonté humaine trouve doux tout ce qui est amer, et amères toutes les douceurs des créatures. Rien ne lui plaît que ce qui plaît à Dieu. Ce que Dieu veut, elle le veut ; elle ne peut pas vouloir autre chose que ce qui lui est agréable.

   52. Cette victoire de la volonté divine sur la volonté humaine se reconnaît aux six marques suivantes :

  1° L'homme fuit le péché et résiste à tout ce qui est contraire à la volonté divine. Livrée à elle-même la volonté humaine n'y parviendrait pas : quiconque. en effet, vit selon sa volonté ne peut pas rester longtemps exempt de péché.

2° Le second signe auquel on reconnaît que la volonté humaine est subjuguée par la volonté divine, c'est quand l'homme est disposé à pratiquer toutes les vertus, à remplir tous les devoirs auxquels il est tenu par son état. Ceci encore, il ne le peut pas par ses propres forces; « sans moi vous ne pouvez rien faire » dit Notre-Seigneur (Jean, xv, 5).

  3° Une autre marque, c'est quand on ne cherche pas à fuir les épreuves et les peines de la vie, mais qu'on les accepte et qu'on les supporte patiemment, sans répugnance, par amour pour Dieu, suivant le mot de saint Paul : « Je puis tout en Celui qui me fortifie » (Phil. iv, 43).

  4° Une quatrième preuve qu'on sera sous la domination divine, c'est si on s'écarte de tout ce qui pourrait s'interposer entre Dieu et l'âme, et empêcher le rapprochement de cette âme avec le Souverain Bien. Or, Dieu seul peut accomplir cette grande œuvre et éloigner tous ces obstacles.

  5° En cinquième lieu, on reconnaît que la volonté divine est devenue la volonté de l'homme, quand toutes les actions de celui-ci n'ont d'autre fin que la gloire de Dieu, quand, dans tout ce qu'il fait, il choisit toujours ce qui est de nature à procurer davantage cette gloire ; quand il ne désire en tout que la plus grande gloire de Dieu, ne recherchant absolument aucun honneur pour lui-même ; alors, vraiment, la lumière de gloire s'est levée en lui. Ils ne sont pas rares les hommes qui disent que tel est bien leur désir: que Dieu soit glorifié en eux-mêmes et en toutes choses. Cela est facile à dire ; mais, en réalité, en est-il ainsi ? N'avez-vous réellement que ce désir et est-ce 306 là vraiment votre unique intention en tout ce que vous faites ? Seul, l'homme parfait qui est dans la vérité essentielle est capable de ce désintéressement. Il faut pour cela être ancré en Dieu et ne se laisser émouvoir par aucune contingence, heureuse ou malheureuse ; il faut que rien ne puisse troubler la paix intérieure et le repos de l'âme.

   6° Le sixième signe enfin d'une véritable soumission, c'est lorsque l'homme parfait a pénétré si avant dans la volonté divine et renoncé si complètement à la sienne, qu'on peut dire qu'il n'a plus de volonté propre dans aucun sens, qu'il ne veut rien et s'en rapporte pour tout à la volonté de Dieu. Voilà l'union la plus parfaite de la volonté humaine avec la volonté divine. Or, c'est la passion de Jésus-Christ, dans laquelle a pénétré l'homme intérieur, qui produit tous ces effets ; c'est par elle que l'âme s'affranchit de tout ce qui n'est pas Dieu. L'ineffable trésor caché dans la Passion opère l'union de cette âme avec Dieu et l'élève au sommet de la perfection. Alors, elle obtient de Dieu tout ce quelle demande, puisqu'elle a elle-même donné à Dieu tout ce que Dieu pouvait lui demander. Si vous voulez que Dieu ne vous refuse rien, donnez lui généreusement tout ce qu'il vous demande. Un maître de la vie spirituelle (saint Grégoire) a dit : « La main de Dieu n'est jamais vide de dons, quand le sanctuaire du cœur est plein de bonne volonté ».

 53. Une volonté parfaite a plus de mérite dans une seule bonne action qu'une volonté imparfaite dans un grand nombre. La première fait plus en un instant que ne saurait faire la seconde après beaucoup de temps et de grands efforts. La raison en est que Dieu ne juge pas les actes par le nombre et les efforts ; mais Il regarde en chacun la pureté et la perfection. Une seule action pure et parfaite lui est plus agréable que mille autres qui ne le sont pas. Pourquoi ? Parce que d'abord une action parfaite suppose une volonté parfaite. En second lieu, une seule action d'une volonté parfaite vaut mieux qu'un grand nombre d'autres, parce que l'action d'une volonté parfaite contient à elle seule toutes les autres, non seulement celles qui peuvent venir d'elle-même, mais celles des anges, et des saints. Pour accomplir en effet cette action, la volonté donne tout ce qu'elle peut donner, et, volontiers elle accomplirait toutes les bonnes actions à la fois, si elle le pouvait. Que dis-je ? si elle pouvait opérer comme Dieu, elle le ferait. C'est pour cela qu'elle mérite en chacune de ses actions une récompense essentielle à cause de l'amour et du désir qu'elle a pour toutes. Là où il y a amour, il y a mérite ; l'action désirée acquiert tout le prix de la volonté parfaite, tout comme si elle avait été accomplie en réalité. Une action est défectueuse parce qu'il manque quelque chose à celui qui la fait ; mais celui dont la volonté est parfaite dans l'amour accomplit parfaitement toutes les actions. Tout ce que Notre-Seigneur a fait de plus grand, tout ce que tous les saints du ciel et tous les hommes vertueux de la terre ont réalisé de plus sublime, tout cela trouve son équivalent dans la volonté parfaite de l'homme intérieur, tout cela constitue autant de mérites pour lui. Supposé 308 que dans telle action il manque quelque chose, du moment que dans la bonne volonté il ne manque rien, mais qu'au contraire cet homme, tout en faisant tout ce qu'il sait et tout ce qu'il peut, a le désir ardent de tout faire de la manière la plus parfaite, la plus conforme à la volonté de Dieu, le Seigneur lui-même supplée, par ses œuvres, et par sa grâce, au défaut qui aurait pu se glisser, dans l'action de cet homme, sans qu'il y ait de sa faute [55].

§ 3. Jésus-Christ principe de l'union immédiate de l'esprit avec Dieu

   54. Dans son état originel, l'homme possédait encore une autre faculté, la plus sublime de toutes, c'était le pouvoir qu'il avait d'entrer immédiatement et directement en rapport avec son Créateur, dans une bienheureuse union. Voir Dieu, le goûter, jouir de Lui ; tel était le don magnifique fait au premier homme. Cette merveilleuse faveur lui a été ravie par le péché et il en est résulté comme une barrière entre Dieu et lui. Cet obstacle encore ne peut être écarté que par Jésus-Christ et en Jésus-Christ. C'est par Lui seul que l'esprit de l'homme peut être délivré des

intermédiaires que les tendances terrestres et charnelles ont amené dans son intérieur. Or, pour obtenir cette délivrance il suffit d'appliquer toutes les puissances de l'âme, tant extérieures qu'intérieures, à la méditation de la doctrine, de la vie et de la Passion de Jésus-Christ, pour qu'elles s'en pénêtrent et s'en remplissent. Cet exercice purifie les facultés de l'homme qui deviennent ainsi capables d'être enflammées par le feu de l'amour, de manière à reprendre la direction pour laquelle Dieu les avait faites dans l'âme de nos premiers parents. Voilà comment il est donné de nouveau à l'esprit humain de goûter Dieu et de le voir, sans cette barrière qui gène les rapports avec Lui. De nouveau, Dieu se révèle à l'homme au plus intime de son âme et attire à Lui toutes ses facultés. Celles-ci s'attachent à Dieu et le cherchent partout et toujours. Dieu se montre à elles et Il leur accorde de jouir de Lui. Et quand toutes ont trouvé Dieu et goûté sa douceur, elles ne peuvent plus se séparer de Lui. Le désir de le goûter encore les porte à se recueillir au plus intime de l'âme, là où Dieu se montre à elles. Et Dieu se donne à et les, Il s'empare d'elles, Il leur fait savourer toujours sa douceur et toujours davantage. C'est ainsi que se réalise la parole de Jésus-Christ : « Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi ». (Jean, xii, 32). Les facilités les plus nobles de l'homme se trouvent ainsi unies à Jésus-Christ : elles sont élevées jusqu'à Lui et elles entraînent avec elles les puissances inférieures de l'âme. Voilà comment tout revient à son origine première d'où le péché l'avait fait sortir. Lorsqu'en effet 310 les puissances supérieures de l'homme se sont élevées à la plus haute perfection à laquelle Dieu les a appelées en les créant, les facultés inférieures reviennent, avec elles, à l'ordre parfait et à la soumission, pour lesquels Dieu les avait faites.

  55. C'est à cela que l'on reconnaît le vrai disciple de Jésus-Christ. Si l'homme intérieur est arrivé par la grâce divine à la conformité avec Notre-Seigneur, il doit en être de même pour l'homme extérieur. Voilà pourquoi Jésus-Christ a dit : « Comme mon Père m’a envoyé, ainsi je vous envoie ». (Jean, xx, 21). — « C'est moi qui vous ai choisis et disposés pour que vous alliez, et que vous portiez des fruits el que vos fruits restent ». (Jean, xv, 16). Or, rien ne nous rend plus semblables à Jésus-Christ que la méditation de ses œuvres et de sa Passion. Son but, en agissant et en souffrant, était d'éloigner de nous toute trace de dissemblance. Ainsi donc, si nous voulons lui ressembler, nous devons travailler à nous transformer d'après les exemples de sa vie et de sa mort. Il n'y a pour nous de Rédemption que par Jésus-Christ, par ses œuvres et par sa mort : de même, il ne saurait y avoir de félicité et de perfection que par la soumission à sa parole et la reproduction de sa vie et de sa Passion. Celui qui s'emploie le plus à l'imiter, est le plus heureux et le plus ressemblant au divin Maître. Les œuvres, en effet, et les souffrances de Jésus-Christ sont pleines de félicité. Heureux celui qui va y puiser ! Comme l'abeille qui voltige de fleur en fleur pour en cueillir le suc et la douceur dont elle compose le miel, notre cœur doit s'appliquer aux plaies de Jésus-Christ pour y sucer la douceur divine, et alors, nécessairement, il débordera de bonté et de suavité. Les plaies de Notre-Seigneur sont, en effet, des fleurs hien suaves et bien agréables : plus vous en cueillerez les parfums et plus riche sera le trésor de gloire divine dont votre coeur sera rempli. De même que tout ce qui vient de Notre-Seigneur respire uniquement la gloire de son Père qui resplendit en Lui, de même vous répandrez autour de vous le zèle de la gloire de Dieu, et la bonne odeur de Jésus-Christ vous préservera de tout ce qui serait contraire à cette gloire. Un maître, par amour pour son fidèle serviteur, le met en garde contre tout ce qui pourrait troubler l'intimité de leurs rapports : c'est ainsi que Dieu écartera de vous tout ce qui pourrait altérer l'affection qui vous unit à Lui, et il le fera par amour pour vous. parce que vous êtes attaché à son divin Fils et que vous vous êtes appliqué à méditer et à honorer ses souffrances.

  56. Non, certes, Dieu le Père ne peut pas abandonner celui qui s'attache à Jésus-Christ et à la méditation de sa Passion, pas plus qu'Il ne peut abandonner son divin Fils. Que dis-je ? Quand une âme s'est plongée dans ce saint exercice, Dieu lui ouvre le réservoir de sa grâce et en déverse la plénitude sur elle : Il ne permet plus rien de ce qui pourrait gêner en elle l'opération de la grâce.

   O âmes chrétiennes, étendez donc vos ailes et volez en toute hâte vers ce champ où croissent ces fleurs vivantes I Comme des abeilles diligentes, butinez votre miel sur ces fleurs splendides. Cueillez-en tant 312 et tant qu'il puisse suffire non seulement à vous-mêmes, mais à tous ceux qui vous en demanderont ! L'on s'étonne souvent que Dieu supporte un si grand nombre de pécheurs et ne les anéantisse pas, dans sa juste colère. Voulez-vous en savoir les motifs ? En voici un parmi bien d'autres : Les âmes pieuses qui se livrent à la méditation des souffrances de Notre-Seigneur, et qui puisent dans ses plaies sacrées des grâces surabondantes, se plongent en Dieu, avec ce précieux trésor. Là, elles sont portées, par cette méme grâce, à intercéder pour les pauvres pécheurs. Et ces âmes pieuses font violence au Seigneur qui est forcé d'exaucer leurs prières. Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit qu'il se sentait forcé d'entrer chez Zachée, dans la maison du pécheur : « IL FAUT, disait-il à ce publicain (OPORTET), que je demeure aujourd'hui dans ta maison » (Luc, xix, 5). La grâce oblige l'homme à faire la volonté de Dieu, et l'homme qui accomplit cette volonté fait à son tour violence à Dieu, pour le forcer à lui accorder ce qu'il demande. Sous l'ancienne Loi, il n'y avait pas cette abondance de grâces. Aussi Dieu punissait-il souvent les pécheurs très sévèrement et parfois sans aucun délai. Mais Jésus- Christ a conclu l'alliance nouvelle, l'alliance de la grâce surabondante, et cette grâce se répand dans les âmes pures : l'amour divin s'empare de ces âmes qui ne peuvent faire autrement que d'aimer Dieu et de s'attacher à Lui, et Dieu de son côté ne peut plus leur résister.

   57. Si vous aviez assez de sagesse pour discerner ces hommes privilégiés, si vous aviez le bonheur d'être dans leur intimité et si vous faisiez ce qu'ils demandent, ah ! comme vous seriez bien inspirés, car Dieu leur accorde tout ce qu'ils sollicitent. Mais ceux-là seuls qui leur ressemblent peuvent vraiment les reconnaître. Leur trésor est caché, comme l'or dans la terre. Tant que votre cœur sera embarrassé des choses terrestres, vous ne pourrez les discerner. Tout le bien dont ils disposent réside au fond secret de leur âme : quand on n'est pas intérieur soi-méme on ne saurait le découvrir. Ils demeurent inconnus, parce que leur trésor est au dessus de toute expression par images ou par figures. Quand on ne discerne les choses que par la perception des sens, on ne saurait connaître ces bienheureux esprits. Ils ont recueilli ce trésor dans la Passion de Jésus-Christ, et ceux qui ne vont pas puiser à cette même source n'ont pas le moyen de juger de leurs faveurs. Celles-ci leur ont été accordées, dans le recueillement et le silence, dans une admirable pureté d'esprit. Voilà pourquoi quiconque n'a pas l'esprit pur, quiconque aime la dissipation extérieure ne saurait les connaître [56]. — 314

Au reste, ils ne se distinguent par aucune particularité. Ceux qui aiment les singularités et qui vivent d'après leurs caprices ne s'occupent de ces hommes simples que pour les regarder avec dédain : ne les connaissant pas, ils ne peuvent pas les aimer. Bref, le trésor dont disposent ces âmes est excellent au delà de toute expression, si bien qu'elles-mêmes n'en parlent pas, n'ayant pas de mots pour le traduire. Ce serait donc s'exposer à se tromper grandement que de juger d'après de longs discours que certains aiment à faire.

 58. Il faut, par conséquent, une sagesse particulière pour reconnaitre ces hommes et soupçonner le trésor qu'ils ont le bonheur de posséder. Ce n'est pas à Paris (sic) qu'on vous apprendra la science de les discerner ; cette science, vous ne pourrez l'acquérir que par la méditation de la vie et de la Passion de Notre-Seigneur. — Par contre, eux vous connaissent: Jésus-Christ lui-même avec qui ils vivent dans l'union la plus intime vous a révélés à eux. Le Christ est la règle de tous les hommes : celui qui connaît et comprend cette règle connait et comprend tous les hommes. Le Christ est plein de grâce et de vérité, et celui qui reçoit la grâce dont le Christ est rempli dans sa Passion, reçoit aussi intérieurement la vérité : tous les obstacles qui s'opposent à la claire perception de son esprit sont écartés et il devient apte à tout connaître. Pourquoi arrivez-vous si difficilement à la connaissance de la Vérité ? c'est parce que votre esprit est voilé et obscurci. Qui vous débarrassera de ce voile et vous donnera la lumineuse perception des choses ? C'est Jésus souffrant, Jésus crucifié. Sa Passion est comme une pierre à polir ; elle enlève la rouille et fait disparaître tout ce qui empêche l'intelligence de la Vérité. Usez de cette pierre et votre esprit deviendra un instrument docile et Dieu pourra y opérer tout ce qu’Il voudra. Veillez avec soin sur le sanctuaire de votre âme, tenez-le soigneusement fermé pour le garantir contre les vents pernicieux ou les tempêtes qui pourraient y pénétrer. Alors, vraiment Dieu y habitera, et Il y invitera ses chers hôtes, je veux dire les facultés de votre âme : Il les introduira dans sa demeure, c'est-à-dire dans le fond le plus intime de vous-même, et il les nourrira chacune d'une façon spéciale, car chacune prendra ce qui lui convient, dans l'ordre marqué par l'Evangile : « Appelez Ies serviteurs et donnez-leur la récompense (un denier) en commençant par les derniers et en finissant par les premiers » (Matth., xx, 8). Les puissances supérieures de l'âme, les dernières à travailler, sont les premières récompensées ; on a commencé d'abord par appliquer au service de Dieu les facultés inférieures : peu à peu celles-ci se sont élevées jusqu'aux puissances supérieures, et toutes ensemble se sont transportées, alors, au plus intime de l'âme (in mente), là où Dieu a établi sa demeure. C'est là qu'Il va distribuer ses dons en commençant par 316 les dernières à l'ouvrage, Qu'est-ce à dire ? Cela signifie que le Père engendre son divin Fils, d'abord, au plus intime de l'âme (in mente), l'esprit étant maintenant capable de recevoir ce divin enfantement. Aussitôt après toutes les puissances reçoivent les dons qui leur conviennent : La raison reçoit la lumière, la volonté un amour ardent ; la mémoire une grande vigueur ; les facultés inférieures reçoivent à leur tour ce qui leur convient : la vue est préservée des objets qui seraient contraires à Dieu, l'ouïe est sanctifiée par l'attrait pour tout ce qui est divin et salutaire ; le toucher par l'aversion pour toutes les satisfactions charnelles, le goût et l'odorat par le désir des célestes jouissances. C'est ainsi que chaque faculté reçoit ce qui lui convient [57].

59. Les premiers à travailler (les sens), ne recevant leur récompense qu'après les autres, murmurent. Qu'est-ce à dire encore ? Il s'agit ici des commençants qui, dès le premier instant de leur conversion, voudraient avoir l'intelligence de la Vérité et l'amour parfait ; ils désireraient être délivrés, aussitôt, de tout ce qui les sépare de Dieu et pouvoir accomplir avec facilité tout ce qui lui est agréable. Or, comme ils ne réussissent pas, aussi vite et aussi parfaitement qu'ils le voudraient, cela les rend tristes et ils sont tentés de s'en prendre à Dieu. Mais ils se trompent et c'est à tort qu'ils se plaignent. Ce qu'ils désireraient avoir ne leur sera donné qu'après que le Père aura engendré son Fils dans l'intime de leur âme. Alors seulement les puissances et les facultés inférieures recevront « le don excellent, le don parfait, qui vient d'en haut, qui descend du Père des lumières en qui il n'y a ni changement ni ombre de vicissitude » (Jac. 1, 17). Et c'est parce que Dieu ne change pas que ses dons sont invariables.

  Ainsi donc, Dieu attire d'abord à Lui tout ce qui est faible et malade, mais le récompense seulement en dernier lieu. Si, en distribuant ses dons, Il commençait par les facultés inférieures, celles-ci seraient trop faibles pour pouvoir les conserver et les supporter, tandis que les dons communiqués aux puissances supérieures élèvent l'esprit au degré le plus sublime de la perfection et le rendent capable de contempler la Vérité qui est Dieu lui-même.

  Tout cela est le fruit des œuvres et de la Passion de Jésus-Christ. C'est grâce à elles que l'homme triom-318-phe du monde et jouit de la paix que le Christ seul peut donner. C'est grâce à elles qu'il connaît Dieu dans toute sa clarté, et qu'il est en possession de la vraie liberté des enfants de Dieu. Ce qu'il veut, il le reçoit ; il est obéi quand il commande ; toutes ses prières sont exaucées ; et tout cela, parce qu'il ne fait qu'un avec Dieu. Ce que Dieu veut, il le veut avec Lui ; ce que Dieu commande, il l'ordonne avec Lui, et voilà pourquoi tout lui est soumis. Tel est donc le second chemin qu'il faut prendre pour parvenir à la pauvreté d'esprit [58].

CHAPITRE VIII TROISIEME CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : ACCEPTATION GÉNÉREUSE DU MÉPRIS, DE LA HAINE ET DU JUGEMENT DES HOMMES

   60. Le troisième chemin conduisant à la vie pauvre et contemplative consiste à supporter patiemment les injures, les mépris, les persécutions de la part des hommes. Voulez-vous mourir à vous-même et à votre nature ? vous devez aller au devant de ces épreuves, au lieu de les fuir. Si vous les fuyez, vous vous écartez du chemin qui conduit à la pauvreté et à la pureté de la vie.

   61. 1 ° L'homme a péché contre Dieu en aimant les créatures ; par elles il est devenu l'ennemi de Dieu. C'est par la haine des créatures que sera expiée et effacée l'offense faite au Créateur[59]. Le meilleur moyen de recevoir le pardon c'est d'être l'objet de cette haine et de la supporter pour l'expiation de ses péchés. Quand l'homme cherche l'affection des créatures, il s'éloigne de l'amour de Dieu. Celui, au contraire, que les créatures haïssent selon la nature, est aimé de Dieu, selon la grâce. Or, le Vrai pauvre d'esprit n'est jamais aimé dune manière naturelle. c'est- à-dire sensuelle, par la créature, et il ne saurait avoir d'affection naturelle pour personne. A quoi, en effet, 320 s'exerce-t-il ? sinon à mourir à lui-même et à tous, selon la nature. Une fois mort à lui-même il n'est plus capable d'une affection naturelle, et comme les autres ne trouvent en lui rien qui leur ressemble, ils ne peuvent pas non plus l'aimer d'un amour sensuel. Que dis-je ? ils ne peuvent que le haïr. Si donc vous ne voulez pas qu'on vous aime d'une affection naturelle, cherchez à mourir à vous-même et à tous. Dès lors, si on aime encore quelque chose en vous, c'est Dieu qu'on devra aimer. Ce n'est pas, hélas ! la manière d'aimer de l'homme sensuel qui n'aime que son semblable. Mais comme le vrai pauvre d'esprit n'a rien de commun avec la sensualité, il ne peut être l'objet d'une affection naturelle. S'il l'était, ce serait une preuve qu'il n'est pas encore mort à lui-même et aux créatures.

 62. Ne vous attristez donc pas, mais bien plutôt réjouissez-vous, si les hommes sensuels vous haïssent. C'est un bon signe, car ils ne haïssent jamais les pécheurs. Trouvez-vous encore dans votre cœur quelque chose qui ressemble à une affection naturelle, ou qui voudrait s'y glisser pour produire ce sentiment ? hâtez-vous de le bannir pour vous rendre capables de l'amour divin. Que l'amour divin soit le seul objet de vos désirs, le mobile et la fin de toutes vos actions. Si vraiment vous aimez et êtes aimés de la sorte, vous êtes en possession de l'amour divin, car, nous venons de le dire, chacun aime son semblable. La nature aime la nature, la grâce aime l'objet où elle se retrouve. Là où la sensualité est morte, c'est la ressemblance de la grâce qui nait. Si donc il n'y a plus en vous de ressemblance à l'amour naturel, c'est que vous aimez d'un amour qui procède de Dieu, et il en est de même pour tous ceux qui vous aiment. — Ceux qui ne sont pas complètement morts à eux-mêmes s'imaginent souvent que leur affection est pure et selon la grâce : au fond, elle n'est que sensualité. En voulez-vous la preuve ? Vous n'avez qu'à leur faire cette même observation. Ils protestent. La sensualité ne supporte pas le blâme. L'amour selon Dieu, au contraire, se réjouit des reproches, des mépris et de la haine, tout en se gardant bien de haïr personne et de se laisser troubler dans son zèle pour la vertu. Les hommes immortifiés et sensuels, eux, sont vindicatifs, irascibles et inquiets.

  63. 2° Pour arriver à la pauvreté d'esprit il vous faut encore supporter le jugement des hommes. — De combien d'iniquités ne vous êtes-vous pas rendu coupable envers Dieu ! Pour vous faire pardonner, il faut que vous soyez jugé par les hommes. Supportez patiemment ces jugements, et celui de Dieu vous sera favorable. Voilà pourquoi il est nécessaire que les hommes visant à la perfection soient jugés injustement. C'est ce qui faisait dire à Notre-Seigneur : « Il est nécessaire que les scandales arrivent, mais malheur à celui par lequel ils arrivent ». (Matth. xviii, 7). Il importe que la vertu soit éprouvée par les contradic‑322-tions et les jugements injustes. Ceux qui n'en ont jamais été victimes ne savent pas ce que c'est que d'être vertueux. La vertu la plus parfaite est presque toujours sujette à des attaques violentes, à des jugements iniques. Vouloir y échapper, c'est fuir la vertu. Oui, certes, ceux qui sont le plus près de la perfection sont nécessairement blâmés et condamnés par ceux qui en sont éloignés. Chacun loue ce qu'il est et ce qu'il fait, jamais ce qui ne lui ressemble pas ; il condamne au contraire tout ce qui n'est pas conforme à son mode d'être et d'agir.

§1. La vertu est indépendante du jugement porté sur elle

  64. Personne ne doit négliger la pratique de la vertu à cause des jugements des hommes, en disant: « Je veux ménager mon prochain afin qu'il ne soit pas choqué et ne pèche pas », ou bien encore : « C'est par amour pour Dieu que je veux omettre cet acte de vertu ». —Je vous déclare que la vraie vertu ne devient jamais une occasion ou une cause de péché pour autrui : bien au contraire, elle est faite pour édifier le prochain et le préserver de la chute. Celui qui ne devient pas meilleur par l'exemple de la vertu, ne deviendra pas meilleur par la vue des manquements, et c'est toujours une faute que d'omettre volontairement une action vertueuse. Personne non plus n'est corrigé par l'omission d'une bonne œuvre. Celui qui néglige la vertu, à cause des jugements des hommes, redoute bien plus les ennuis personnels que le dommage spirituel de son prochain. La vraie vertu ne peut jamais avoir des suites funestes, elle est toujours utile. Celui qui omet la vertu, par crainte, prouve qu'il n'a jamais pratiqué sérieusement la vertu par amour de Dieu. « La vraie charité, dit saint Jean, ne connaît pas la crainte ». (1 Jean, iv, 18). Aussi l'homme vraiment mort à lui-même, pratique-t-il la vertu alors même qu’il serait menacé de l'enfer, car il est poussé non par la crainte de l'enfer, ni par l'espérance du ciel, mais uniquement par le plus pur amour de Dieu, et il accepte volontiers tout ce qui peut en résulter. C'est avec une joie bien sincère qu'il souffrira, comme les Apôtres, qui « allaient, joyeux, en présence de leurs juges parce qu'ils avaient été trouvés dignes de subir l’infamie pour le nom de Jésus ». (Act. V, 41). Celui qui a le véritable amour divin n'omet aucun acte de vertu et laisse chacun le juger comme il l'entend ; il n'a qu'un souci : plaire à Dieu, nullement celui de plaire aux hommes.

  65. Si vous vous préoccupez de ce que l'on pourra dire ou penser de vous, votre œil n'est pas pur et vos actions ne seront pas saintes. La créature vous aveugle ; Dieu purifie le regard. Si vous voulez bien voir, ne fixez pas l'acil de votre âme vers les hommes, mais tournez-le vers Dieu. Mors, vraiment, vos actions seront bonnes et leurs suites vous seront profitables. Personne n'est tenu de négliger son propre avantage pour chercher celui de son prochain. N'ayez donc en vue que la perfection : ne vous préoccupez que de ce qui peut vous y élever. Notre-Seigneur a dit : « Quand ie serai élevé de terre, j'attirerai tout à 324 moi » (Jean xii, 32). Celui qui est élevé avec Jésus-Christ au dessus de toutes les choses terrestres attirera aussi tout à lui ; ce sera là le plus grand bien pour les autres. Et s'il en est qui ne retirent de vos exemples aucun profit pour leur âme, c'est la preuve qu'ils n'en sont pas dignes. Faut-il que vous omettiez un acte de vertu à cause d'eux ? Le faire, ce serait tomber dans la même indignité qu'eux. La gloire de Dieu ne demande pas que vous négligiez la vertu à cause du prochain ; mais bien plutôt que vous la pratiquiez sans restriction. Si, après cela, l'on vous juge mal, vous devez le supporter. Voilà ce qu'exige la gloire de Dieu. Au reste, ces jugements des hommes feront de vous-même un juge redoutable, au dernier jour. Ceux en effet qui sont jugés et condamnés injustement en cette vie, jugeront tous ceux qui leur auront fait tort durant cette existence mortelle. Alors, se vérifiera la parole de Jésus-Christ : « Ne jugez pas de peur que vous ne soyez jugés » (Matth., vii, 1). Juger défavorablement les bonnes œuvres d'autrui, c'est concéder à ce dernier le pouvoir de nous juger. N'est-ce pas ce que dit saint Paul : « Tu es inexcusable, qui que tu sois, ô homme, de juger, car, en jugeant ton prochain, tu te condamnes toi-même » (Rom., II, 1). — Ne craignez donc pas les jugements des hommes, puisque par là on vous affranchit des fautes que vous regrettez vous-même.

 66. Comme nous venons de le voir, la vertu pratiquée par amour pour Dieu, ne peut pas être pour le prochain une occasion de péché, et supposé qu'on formule sur elle des jugements défavorables, ces jugements ne seront pernicieux qu'à leurs auteurs, en faisant éclater davantage la Vérité et la Justice de Dieu. Il n'en est pas de même pour les bonnes œuvres faites par un motif naturel ou avec une intention qui n'est pas droite et pure. Ces actions ne sont pas vraiment bonnes, et plus elles sont viciées, plus elles peuvent devenir une occasion de péché pour le prochain. Si celui-ci s'en autorise pour commettre le mal, vous êtes responsable de sa faute. L'amour du prochain vous fait donc un devoir de vous abstenir de ces sortes d'actions, du moment que, par une intention fautive, elles se changent en actions mauvaises. Quant aux véritables actes de vertu qui procèdent de l'amour de Dieu, ils ne peuvent jamais être, je le répète, une occasion de péché pour le prochain et vous ne devez pas les omettre.

  67. Mais, direz-vous, ne peut-il pas arriver que tout en croyant bien faire, on accomplisse par amour pour Dieu une action mauvaise ? — Je réponds avec saint Paul que la charité ne pense jamais à mal (1. Corinth., xiii, 5). Mais ce qui peut arriver, c'est de croire qu'on agit par charité, alors qu'il n'y a pas de véritable amour, et c'est ainsi que ces actions peuvent devenir mauvaises. La vraie charité est bien ordonnée : elle garde la juste mesure ; elle a toujours en vue, dans ses actions, une fin bonne. Quand ces règles ne sont pas observées, ce n'est plus de la vraie charité, et ce que l'on fait ainsi cesse d'être méritoire, comme l'insinue saint Paul, quand il dit (loc. cit.) que les plus grands actes, sans la charité, ne nous servent de rien. Voilà pourquoi il importe de bien savoir ce 326 qu'il faut observer pour accomplir des actes de vertu. Il y a peu d'hommes, en réalité, qui connaissent l'art de pratiquer la vertu d'une façon toute parfaite.

§ 2. Règles pour bien pratiquer la charité et, en particulier, pour communier

   68. Un véritable acte de charité doit obéir à quatre règles. La première est la loi de l'Eglise, la seconde est la loi naturelle. Ces deux règles vont ensemble et ne forment qu'une seule et même loi, nous prescrivant de garder la juste mesure dans les œuvres extérieures. Celui qui sait rester dans de justes limites agit d'une manière parfaite. S'il dépasse ces limites, dans un sens ou dans un autre, son action devient mauvaise. La bonne mesure c'est le juste milieu entre le trop et le trop peu. Si vous observez cette mesure vos actions sont réglées selon la charité divine. Faire l'aumône à quelqu'un qui n'en a nullement besoin, ce n'est plus un acte de charité. Le juste milieu sera indiqué ici par le besoin. Il est évident, en effet, que donner à quelqu'un sans besoin aucun, n'est pas plus un acte de vertu que si vous donniez à manger à un homme qui est déjà rassasié, ou à boire à celui qui a déjà trop bu.

   Certaines gens pratiquent un semblant de vertu en s'appuyant sur cette règle : do ut des, je vous donne pour que vous me donniez. Mais ce n'est pas là encore un acte de charité, et il n'y a pas de récompense à espérer pour avoir agi ainsi. -- Ce n'est pas davantage un acte de vertu bien ordonné que de jeûner au-delà de vos forces et de vous affaiblir au point de vous rendre incapables de remplir ensuite vos devoirs ; comme aussi vous n'agirez pas bien en mangeant plus qu'il n'est nécessaire.

  Dans tout cela, il faut s'en-tenir au juste milieu. Si vous le faites, vous observez la loi de l'Eglise et la loi naturelle. « La meilleure chose que l'homme puisse faire, dit saint Bernard, c'est  de s'en tenir à l'ordre, aussi bien pour les exercices extérieurs que pour les exercices spirituels. » Quiconque renverse l'ordre des choses, trouble leur nature. Vouloir accomplir un acte de vertu en dehors de l'ordre, c'est aller contre la charité, et ce qu'on fait ainsi est plutôt mauvais que bon. L'ordre a été établi par Dieu : Lui seul est bon, a dit Notre-Seigneur (Marc, x. 18). Voilà pourquoi rien n'est bon, hormis ce qui se fait en Dieu, et rien ne se fait en Dieu lorsque l'ordre établi par Dieu n'est pas observé.

 69. La troisième règle d'après laquelle doit être pratiquée la vertu et toute bonne action, nous est indiquée par l'Evangile ; la quatrième est toute divine. Ces deux règles ont la même fin qui est Dieu. La règle de l'Evangile nous conduit au renoncement à toutes les choses temporelles : la règle divine demande que nous renoncions aux choses spirituelles qui ne sont pas Dieu. - Celui qui ordonne ses actions conformément à ces deux règles, opère en tout temps en Dieu, étant extérieurement et intérieurement détaché de toute créature. Dieu est la fin de ses actions, sans aucun intermédiaire. C'est ce qu'a voulu nous indiquer Notre-Seigneur par ces paroles : « Quiconque, 328 parmi vous, ne renonce pas à tout ce qu'il possède, ne peut être mon disciple » (Luc, xiv. 33). Il dit: renoncer à tout, non à ceci ou à cela, pour garder le reste qui formerait une barrière entre Dieu et l'âme. Le renoncement complet fait disparaître tout intermédiaire et il ne reste que Dieu seul. Le vrai disciple ne se fait instruire qu'à l'école de Dieu où il apprend toute vérité. Dieu seul est son maître et Iui enseigne la manière de faire ses actions selon la règle divine. « Si quelqu'un vient après moi, a dit Notre-Seigneur, et ne hait pas son père, sa femme, ses fils, ses frères et ses soeurs et jusqu'à sa propre âme, ne peut pas être mon disciple (Luc, xiv, 26). Et encore: « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi n'est pas digne de moi » (Matth. x. 37). En vérité, quiconque conserve une inclination sensuelle pour un objet si petit qu'il soit, en dehors de Dieu, se rend indigne du souverain Bien. Pour être digne de Dieu, il faut lui ressembler. Or, par l'attachement à la créature vous perdez cette ressemblance et vous vous rendez indigne de Dieu.

 70. La Sainte Communion. — Jésus-Christ est présent au Très-Saint Sacrement, comme Dieu et comme homme. Celui qui veut le recevoir dignement doit autant que possible lui ressembler. Plus la ressemblance sera grande et plus on sera digne d'en approcher. L'humanité de Notre-Seigneur y est toute pure : par conséquent, pour le recevoir très parfaitement, vous devez être pur à l'extérieur et détaché de toutes les réalités terrestres. Sa divinité aussi y est présente toute pure, par conséquent il faut qu'intérieurement vous soyiez détaché de tout ce qui n'est pas Dieu. C'est ainsi seulement que vous recevrez très dignement cette nourriture divine. Jésus-Christ lui-même l'a dit : « Celui qui ne renonce pas à tout n'est pas mon disciple », il n'est pas digne de moi. Vous retirerez vraiment tout le fruit de la Sainte Communion, quand vous serez libre de tout obstacle, de tout ce qui pourrait s'interposer entre vous et le Seigneur qui veut s'unir à vous sans intermédiaire.

71. Si vous avez ainsi éloigné de vous ce qui pourrait empêcher les fruits du Très saint Sacrement, approchez-en chaque jour [60] afin de recevoir votre nourriture. Cette nourriture vous appartient et personne n'a le droit de vous la refuser. Celui qui l’oserait vous priverait de votre héritage paternel que Jésus-Christ vous a laissé en mourant, car Il voulait, dans ce sacrement, vous léguer la vie et subvenir à vos besoins. Cependant celui qui reçoit le corps de Notre-Seigneur, sans chercher à lui ressembler, n'y a pas droit. Il ne peut pas dire qu'il revendique l'héritage paternel comme enfant légitime. Dans ce cas, on peut, sans mériter de reproche, tenir éloigné cet 330 homme (de la réception du Sacrement) jusqu'à ce qu'il soit devenu enfant légitime. Lui même, devra s'abstenir de recevoir le corps de Jésus-Christ, jusqu'à ce qu'il se soit mis dans les dispositions requises. Ce serait donner du scandale que d'en approcher, et on le condamnerait avec raison, s'il recevait souvent la Sainte Communion et s'attribuait ainsi un bien auquel il n'a pas droit. Mais les vrais enfants ne doivent pas s'en priver, sous prétexte de quelque considération humaine, à moins qu'ils n'aient eux-mémes conscience de leur faiblesse ou qu'on leur refuse de les communier. Qu'ils se tournent alors vers leur Père et qu'ils attendent avec humilité que Celui-ci les rende dignes de leur patrimoine. S'Il le leur donne, qu'ils le prennent avec joie et sans crainte de scandaliser. C'est de leur héritage qu'ils usent ; et ils ne veulent pas en jouir seuls : ils le partagent avec tous les hommes qui en ont le désir. En s'abstenant quand même, ils ne témoigneraient pas un véritable amour pour leur Père et ils s'exposeraient à perdre leur caractère d'enfants. — Celui qui voudrait les priver de la communion agirait comme un hôte dénaturé qui, invité à manger et à boire à la propre table du père de famille, jetterait la nourriture que celui-ci lui offre et le condamnerait à jeûner avec lui. Si le père de famille est sage et fort, il ne le tolérera pas. Celui qui se résigne à cet affront, montre par là qu'il est un insensé et un lâche et qu'il est lui-même indigne de la nourriture. Si donc vous voyez que le Seigneur veut vous nourrir de sa propre substance, mangez et buvez sans crainte : laissez chacun murmurer et juger comme il lui plaira. Ce que vous faites est bien fait, pour vous-même, devant Dieu et devant les hommes. En vous laissant détourner par les critiques malveillantes, vous prouverez que vous n'êtes pas un enfant légitime et que vous n'avez pas droit à cette nourriture divine.

  Mais encore, dites-vous, ne vaudrait-il pas mieux ménager le prochain et s'abstenir de la Sainte Communion à cause de lui et par amour pour Dieu ? — Je vous réponds : Celui qui reçoit dignement le corps du Seigneur fait l'aumône à toute la chrétienté et chacun y prend sa part, selon qu'il en est plus ou moins digne. En omettant la Sainte Communion, il ne donne rien à personne et tous soutirent de la faim. Un homme qui trouve à redire de ce qu'un fidèle, s'approche de la table sainte, quand il en est digne, se rend lui-même indigne de participer aux mérites des bonnes œuvres qui s'accomplissent dans l'Eglise. La Sainte Communion dignement reçue est le bien le plus auguste (lui puisse être fait dans la chrétienté. celui qui prêche contre ce trésor, le plus précieux qui soit dans l'Eglise, non seulement ne mérite pas d'y participer mais se rend indigne des biens spirituels de moindre valeur. Quand on n'honore pas Dieu, on déshonore les saints. ll ne faut donc pas à cause de la faute d'un seul, omettre la Sainte Communion et priver soi-même et les autres des fruits salutaires qu'elle apporte. Lorsque vous la laissez, quand vous devriez la recevoir, vous vous en rendez aussi indigne que celui qui vous blâme, puisque vous lui obéissez plutôt qu'à Dieu, et que vous lui 332 ressemblez plus que vous ne ressemblez à Dieu.

  Quand, par ses méchantes critiques, quelqu'un a été cause de l'omission de la Sainte Communion, quel profit en retire-t-il ? Aucun. S'il est faible, il n'en devient pas plus fort, et, tôt ou tard, il tombera quand même. Cet homme ressemble à un arbre déraciné qu'un vent violent secoue. Il résistera peut-être à la première tempête, mais une autre le fera tomber : sa chute est inévitable, et il importe peu qu'il tombe au premier ou au second coup de vent. La Sainte Communion dignement reçue ne peut être pour personne la cause de la chute. Si quelqu'un en tire prétexte, ses mauvaises dispositions sont seules la raison déterminante : c'est sa méchanceté qui se manifeste à l'occasion de la bonne action d'autrui, et il n'y a pas lieu de le ménager.

  La Sainte Communion est l'œuvre la plus excellente, et l'homme, faible comme il est, ne peut pas de soi-même s'y disposer parfaitement. Voilà pourquoi il faut qu'il y soit aidé, afin d'en devenir plus digne. Dieu lui-même lui vient en aide, en permettant précisément toutes sortes de critiques sur son compte.

Ces critiques servent à le purifier et le rendent plus apte, plus digne de s'unir à son Dieu. Vouloir échapper à ces jugements, serait une preuve qu'on ne veut pas être purifié et mieux disposé. Les critiques malveillantes aident à acquérir la vraie pauvreté : elles purifient de toute imperfection ; elles rendent capables de l'union la plus intime avec Dieu, en écartant les obstacles qui pourraient s'y opposer. Grâce à elles on parvient à pratiquer les vertus de la manière la plus parfaite.

§ 3. Précieux avantages de la contradiction et des souffrances

 72. Il est nécessaire que l'homme ait à souffrir le mépris et la mésestime de son prochain. S'il sait les endurer patiemment, il arrivera par ce moven à la vraie pauvreté d'esprit. — A la suite du péché d'Adam et aussi de ses propres fautes, l'homme est sujet à une foule de mauvais penchants qui sont un obstacle à son avancement spirituel. C'est par la souffrance que ces défauts sont combattus efficacement et arrachés de sols cœur. Tant qu'il ne cherchera pas à les vaincre par la souffrance, il ne pourra pas arriver à la vie pauvre. Ceux qui lui causent ces souffrances l'aident puissamment à parvenir à ce but. Rien de ce qui dans l'homme est contraire à la Vérité ne saurait disparattre sans la souffrance. Dieu le veut ainsi, et Il ne distribue ses dons qu'à ceux qui ont été, au préalable, intérieurement purifiés par la souffrance. Aucun mal, d'après la sainte Ecriture, ne peut rester impuni, 334 de même qu'aucun bien ne demeurera sans récompense. Le mal une fois effacé par la souffrance, Dieu récompense le bien et distribue sa grâce et ses faveurs. Jésus-Christ a voulu souffrir pour expier tout ce qui était mauvais et nous mériter toutes les grâces. Les personnes qui souffrent le plus avec Lui, retirent le plus grand avantage de sa Passion. Celles, au contraire, qui fuient la souffrance, s'éloignent de leur félicité. Dieu est notre félicité. Rien ne rapproche autant de Dieu que la souffrance. C'est le creuset qui purifie tout, comme le feu purifie l'or. Plus la chaleur est intense, plus l'or devient pur ; plus la souffrance est vive et plus aussi on est pur. Or, plus on est pur, plus on se rapproche de Dieu. Dieu donc ne peut donner de plus grande grâce que celle de la souffrance qui nous rapproche de Lui..

  73. Cependant, nul n'est plus digne de la souffrance que celui qui sait en apprécier la valeur et qui souffre dans l'amour le plus parfait. Sans amour divin, on ne mérite pas de souffrir. Les pécheurs sont ceux qui ont le moins à souffrir, tandis que Dieu voue les bons à la souffrance. Si vous étiez sage, vous accepteriez la souffrance avec plus de joie que si l'on vous donnait tous les biens de la terre. Ceux-ci éloignent l'homme de la félicité éternelle, quand il s'y attache, tandis que la souffrance lui procure le salut éternel, s’il sait la supporter par amour pour Dieu. Vous seriez insensé de choisir ce qui est mal, en fuyant ce qui vous procure votre bien. Nombreux cependant sont les hommes cherchant les biens temporels et fuyant la souffrance. C'est ainsi que les plus sages suivant le monde sont les plus fous devant Dieu. Si le Seigneur envoyait des souffrances aux mondains pour réserver les biens temporels aux bons, ll ferait comme celui qui donnerait la mort à ses amis et laisserait vivre ses ennemis, en leur accordant tout ce qu'ils demandent. Rien ne fait vivre l'âme comme la souffrance : tout ce qui pourrait lui donner la mort, la souffrance le détruit, pour ne laisser subsister que la vie. La plus grande félicité est l'effet de la plus grande souffrance. La douleur engendre la joie.

  74. Quelle est pour l'homme la souffrance la plus salutaire ? Est-ce celle qu'il se crée lui-même ou celle que d'autres lui causent et que Dieu lui envoie ? — Je réponds : Le bonheur qui vient de Dieu est préférable, n'est-ce pas ? à celui que l'homme se donne. Il en est de même pour la souffrance ; celle que Dieu nous envoie vaut infiniment mieux que celle que nous chercherions nous-mimes. Ce qui donne le plus de prix à la souffrance, c'est la patience. Or, la patience ne s'exerce jamais aussi bien qu'en supportant ce qui nous vient d'autrui : on accepte encore assez courageusement les souffrances que notre propre volonté s'est choisies. L'homme se supporte soi-mime plus facilement qu'il ne supporte les autres.

  75. Mais, direz-vous, s'il en est ainsi, si la souffrance causée par (l'autres est plus salutaire que celle qui nous vient de nous-iuèmes, il vaut mieux, au lieu de la rechercher et d'aller à son devant, attendre qu'elle arrive. Par conséquent, la souffrance des riches qui ne la recherchent jamais, a plus de prix que celle du pauvre qui la souhaite et la demande ? - Je réponds : Plus l'amour avec lequel on souffre est grand et plus la souffrance a de prix. Or, il est évident qu'il y a plus d'amour en celui qui recherche la souffrance qu'en celui qui en a peur et qui la fuit[61]. Les riches, certes, n'ont aucun désir de souffrir, ni par leur faute, ni par celle des autres. Comme ils jouissent de la considération et qu'on a pour eux des égards, de fait, ils souffrent peu de la part d'autrui. S'ils ont à souffrir c'est par eux-mêmes et par suite de leurs dérèglements. L'homme, volontairement pauvre et disposé à souffrir, par amour pour Dieu, fuira, sans doute, la douleur qui pourrait lui venir des mauvaises inclinations de la nature corrompue : cette douleur n'ayant pour lui d'ailleurs aucun mérite; mais il recherchera la souffrance méritoire, celle qui lui vient de la part d'autrui. La souffrance dont l'homme lui-même est la cause a pour principe ses faiblesses et ses mauvais penchants. Il est juste que celui qui vit dans le péché souffre du péché. Chaque faute lui cause intérieurement une souffrance spéciale. C'est de la sorte que souffrent les riches, sans aucun profit pour leur âme, à moins qu'ils ne soient amenés liar la douleur à fuir le péché. Mais s'ils s'obstinent à vivre dans le mal, ils devront en subir les conséquences. Les souffrances qu'ils endureront ont quelque chose de commun avec celles de l'enfer. Plus les damnés ont à souffrir et plus ils deviennent mauvais. II en est de même du pécheur : plus il souffre et plus il devient pervers. Il croit se soulager en péchant davantage, mais plus il cherche à échapper à la souffrance extérieure, plus il augmente intérieurement sa douleur. Que les pécheurs aient à subir ou non des malheurs du dehors, il sont toujours, intérieurement, à souffrir les tourments de leurs péchés. Ils s'en lamentent et ils s'imaginent que cela leur profitera, puisqu'on dit que toute souffrance est utile, mais celle-ci sera plutôt pour eux le commencement de la peine de l'enfer, nullement une préparation pour le royaume des cieux. De même, en effet, que les bons ont déjà ici-bas un avant-goût des joies célestes, de même les pécheurs endurent dès ce monde quelque chose des supplices de l'enfer. De la vertu procèdent les joies éternelles ; le péché engendre des tourments sans fin. Toutes les souffrances ne sont donc pas méritoires : celles-là seules le sont que l'on endure par amour, en toute patience, et pour la vérité. C'est la souffrance que souhaitent et recherchent les bons et c'est ce qui les rend agréables à Dieu.

  76. Rien, en effet, n'est capable de rapprocher l'homme de Dieu, comme la souffrance. Elle efface tout ce qui déplaît au regard divin : il n'y a plus rien que Dieu puisse haïr, et, dès lors, Il ne peut plus qu'aimer ce juste. Voilà pourquoi le Seigneur a dit : « Je suis avec lui dans la tribulation : je l'en arracherai et Je le glorifierai; je le comblerai de jours et je lui ferai voir le salut que je lui destine » (Ps. 90. 15 et 16). Par ces paroles: Je suis avec lui dans le temps de l'affliction, le Seigneur veut dire qu'au milieu de la tribulation, ]'homme ne doit pas oublier la présence de Dieu. Il vient à lui avec la souffrance et, rarement, Il vient autrement. C'est par la souffrance qu'on se déli‑338-vre de tout ce clui n'est pas Dieu et qu'on se l'attache. C'est ainsi que Dieu fait luire dans cette âme la lumière de la gloire et qu'Il la remplit de la félicité qui n'est autre que Lui-même. — La souffrance est comme le pressoir. Quand le raisin y est foulé, il exprime tout le jus qu'il contient. Si le raisin est doux il donnera du vin doux; si le raisin est amer, le vin sera amer. Ainsi en est-il de l'homme. S'il est vertueux, le pressoir de la souffrance exprimera la douceur divine dont il est rempli, et il servira à tous ceux qui l'approchent un vin généreux et exquis : « Venez à moi, pourra-t-il dire, vous tous qui êtes altérés, je vous donnerai à boire ce que j'ai de meilleur ». La douceur de l'amour divin qui est en lui pénétrera toutes choses pour les adoucir : il prendra tout en bien ; il n'affligera personne et personne ne pourra l'affliger. li sera l'image vivante de Dieu par le calme inaltérable, par l'imperturbable sérénité de son cœur. Voilà pourquoi Notre-Seigneur s'écriait : « Heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice parce que le royaume des cieux est à eux... Oui, vous étes heureux, quand on vous maudira, quand on vous persécutera, quand on dira toute sorte de mal de vous, à cause de moi, en mentant. Réjouissez-vous, tressaillez d'allégresse car votre récompense est abondante dans le ciel » (Matth. v. 10, 11. — Luc, vi. 22, 23). — Vous l'entendez, Notre-Seigneur déclare Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. La persécution, la haine, les injures rendent, en réalité, l'homme heureux. Ceux qui n'ont pas à souffrir sont privés de la félicité. Personne ne peut obtenir par lui-même le bonheur; il faut qu'on lui vienne en aide et, de tous les secours, la souffrance est le meilleur : elle rend plus heureux que toutes les autres bonnes actions. C'est pour cela que Jésus-Christ ajoute : « Réjouissez-vous en ce jour de la souffrance et exultez, car une grande récompense vous attend dans le ciel ». N'est-ce pas dire que la récompense réservée à celui qui souffre est plus grande que celle dont n'importe quelles autres œuvres auraient pu le rendre digne ? Aussi le serviteur de Dieu ne doit pas s'affliger à cause de la souffrance : elle lui enlève toute tristesse et lui procure toutes les joies. Les saints ne sont jamais plus heureux que quand ils ont le plus à souffrir. Le pressoir fait couler la joie qui est en eux. Quelle belle vie de pouvoir toujours se réjouir et de n'être jamais triste.

  77. Mais, m'objecterez-vous, Jésus-Christ n'a-t-il pas dit : « Mon âme est triste jusqu'à la mort » ? (Matth. xxvi, 38). Comment donc les bons pourraient-ils être toujours joyeux? — Je vous réponds : Il y a deux sortes de tristesses. L'une nous est propre et elle provient de nos péchés : ni Jésus-Christ, ni les saints ne peuvent l'avoir. L'autre est une tristesse de compassion, causée par le pur amour du prochain; c'est celle de Notre-Seigneur et des âmes pieuses. Ceux qui aiment le plus leur prochain et qui prennent le plus de part aux misères d'autrui, ont en partage la joie divine la plus parfaite. Sans doute, l'homme vertueux souffre parfois à la vue de ses faiblesses, avais c'est l'amour de Dieu qui le rend triste. Cette tristesse est bien différente de celle des pécheurs, qui engendre dans leur cœur les tourments de l'enfer. La tristesse 340 de l'homme vertueux est l'effet de l'amour et elle produit dans l'âme une joie divine. Quiconque ne se réjouit pas dans ses peines, marque par là que ses souffrances sont stériles. Saint Paul veut que nous soyons toujours dans la joie. Il veut que l'homme se maintienne dans une union constante avec Dieu qui est la source de toute joie : c'est ainsi que son cœur sera toujours heureux de la joie que donne une bonne conscience: cette joie est, pour lui, la preuve que Dieu a pris possession de son cœur et qu'Il se révèle à Iui, en tout amour et toute félicité. Les saints ne peuvent guère avoir de tristesse : Dieu lui-même les en a délivrés et en a pris la place. Or, là où Dieu demeure règne la plus parfaite félicité. Quand l'Apôtre répète son appel: « Réjouissez-vous, dans le Seigneur, je vous le dis de nouveau, réjouissez-vous » (Philip. iv, 4.), que veut-il dire? sinon que chaque peine nouvelle doit être pour le juste la cause d'une nouvelle joie. La souffrance n'est-elle pas, pour lui, une preuve nouvelle de l'amour de Dieu, venant au devant de lui avec de nouveaux dons? Chaque épreuve amoureusement acceptée et joyeusement endurée est, en effet, la source d'un nouveau don. Si vous vous réjouissez dans la peine, soyez persuadé que le Seigneur vous gratifie de nouvelles faveurs et qu'aucun de ses dons ne sera perdu pour vous. Nouveaux dons, nouvelle joie ! C'est à la joie que l'on reconnaît le don, puisqu'enfin personne ne se réjouit de ce qu'on lui prend, mais de ce qu'on lui donne. La souffrance est donc une faveur accordée aux bons, faveur dont ils se réjouissent toujours.

  78. Mais, m'objecterez-vous encore, Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit : « Malheur à vous qui maintenant riez » ? (Luc, vi,25). Comment l'homme vertueux peut- il toujours se réjouir ? — Je vous réponds que Jésus-Christ en menaçant ceux qui sont dans la joie n'a en vue que ceux dont la vie, dans ce monde, se passe à rechercher les plaisirs et les satisfactions sensuelles. Ce n'est pas ainsi que se réjouit le juste. Sa joie n'est pas l'ivresse sensuelle d'un moment : elle a sa source, non dans le temps, mais dans l'éternité ; non dans le péché, mais dans la vertu. Ce n'est pas une joie qu'il veut se procurer par lui-même, mais une félicité que Dieu lui donne.

 79. Cependant, en disant que les bons se réjouissent toujours, il ne faudrait pas en conclure qu'ils n'ont pas de peines. Ils sont hommes, composés d'un corps et d'une âme et ces deux éléments ont leur tendance et leur activité propre. Si le corps se laisse aller à des satisfactions sensuelles, l'esprit est dans la tristesse : c'est la triste joie du pécheur. Si, au contraire. l'âme se réjouit dans le Seigneur, le corps est dans la peine, et c'est là la tristesse divine des hommes vertueux. La peine que souffre le corps, dans le temps, leur procure la vie éternelle; leur joie est le fruit de leur souffrance. En eux, la joie et la peine vont ensemble. Plus le corps souffre et plus grande est la joie de l'âme. Quand le juste se réjouit, c'est dans la peine : et ceci est la preuve qu'il a en lui la vie éternelle. Les pécheurs. voués à l'enfer, ne peuvent jamais se réjouir de cette joie divine dans leurs souffrances : ils ont, dans Ieur joie passagère, la  342 tristesse éternelle. Le fruit de leur satisfaction temporelle n'est qu'une apparence, un leurre, plutôt qu'une joie véritable. Ils ont en partage la peine éternelle et non la joie. Plus ils ont de satisfactions exté, rieures et plus ils sont tourmentés intérieurement. Cela prouve que Dieu n'est pas en eux. Les joies terrestres sont le commencement du malheur éternel. Celui qui met son bonheur dans les plaisirs de ce monde ressemble à un voleur qu'on conduirait à la potence et qui s'extasierait devant le spectacle d'une prairie verdoyante qu'il traverse ; mais à peine arrivé au bout du pré, il se trouve en présence de l'instrumerit de son supplice. Sa joie a été de courte durée. Ainsi en sera-t-il du pécheur qui se réjouit, durant le temps si court de sa vie mortelle, alors qu'il doit être sitôt précipité en enfer. Ce n'est là d'ailleurs que justice. N'est-il pas un voleur vis-à-vis de Dieu ? puisqu'enfin tout ce qu'il a, ne lui appartient pas, en propre, mais vient de Dieu, et, comme il ne le rend pas à son vrai maître, n'est-il pas juste qu'il soit puni ?

CHAPITRE IX LE JUSTE EST SOUMIS A QUATRE SORTES DE SOUFFRANCES

 80. Cependant, dites-vous, sur la terre, il ne manque pas d'hommes qui n'ont que peu à souffrir : ce repos sera-t-il pour eux la cause d'une moindre récompense ? — Je réponds : Le véritable serviteur et ami de Dieu n'est jamais sans souffrances ici-bas : il a toujours à souffrir. Ses peines peuvent être de quatre sortes. La première se trouve dans ses actes, la seconde dans sa volonté, la troisième dans son esprit, la quatrième, il la subit de Dieu même.

§ 1. Souffrances du corps et des sens

 La première catégorie comprend toutes les épreuves qui sont envoyées par Dieu au juste, comme les maladies, les injures, les privations qui sont le résultat de sa pauvreté comme la faim, la soif, la misère, le mépris et d'autres peines semblables. ll est rare qu'un vrai pauvre d'esprit n'ait pas à souffrir, d'une manière ou d'une autre: quelque chose l'éprouve toujours. S'il en était autrement, il ne persévérerait pas dans le chemin de la vertu et la voie du ciel : il lui faut des forces pour avancer. et ees forces, il les puise dans la souffrance. Quand la souffrance man‑344-que, les forces manquent. Voilà pourquoi, les bons ont nécessairement à souffrir, que ce soit ouvertement ou dans le secret de leur cœur. Que de fois en effet, ils sont l'objet de haines cachées, de malédictions et de calomnies qui se dissimulent ! Cela devient pour eux une occasion de souffrances intérieures et les maintient dans le chemin de Dieu, tout en leur procurant un grand mérite. C'est ce qui faisait dire à Notre-Seigneur : « Quand les hommes vous haïront, qu'ils mettront la division parmi vous et qu'ils jetteront l'opprobre et le mépris sur votre nom, réjouissez- vous en ce jour, car votre récompense est grande dans le ciel » (Luc, vi. 22, 23). Il dit : réjouissez-vous en ce jour, comme pour signifier que le juste souffre dans la lumière de la vérité. De même en effet, que le soleil rend le jour resplendissant, de même la souffrance illumine l'esprit pour qu'il comprenne la Vérité. Le roi David affirme que les grands châtiments donnent l'intelligence aux rois : « Et nunc, reges, intelligite » (Ps. 2, 10). Les hommes qui ont le plus souffert sont les plus sages. Les satisfactions sensuelles, au contraire, obscurcissent et aveuglent l'intelligence, tandis que la douleur détache la raison des réalités terrestres et force les puissances de l'âme à se recueillir. On ne peut mieux connaître et comprendre les choses que par la souffrance. Le charme des réalités sensibles couvre la raison comme d'un voile: la souffrance déchire et enlève ce voile, rendant à l'intelligence toute sa lucidité et permettant à la Vérité toute pure de se présenter.

81. La douceur apparente des choses terrestres peut attirer la raison et la porter à s'y attacher, mais leur amertume l'en détache. C'est ainsi que la souffrance conduit à l'intelligence de la Vérité. Voulez- vous acquérir la vraie sagesse? allez à l'école de la souffrance ; c'est là que chaque chose apparaîtra sous son vrai jour. Saint Grégoire nous dit que « la souffrance révèle au dehors ce qui est caché dans l'homme ». C'est donc par la souffrance que l'on arrive à la connaissance de soi-même et de la plupart des choses. Saint Paul de son côté nous avait appris « que nous devons entrer dans le royaume de Dieu par de nombreuses tribulations ». Le royaume de Dieu dont il est ici question consiste à reconaaltre Dieu en nous et à nous connaître en Lui ; ce qui a lieu quand nous avons éloigné de nous, par la souffrance, tout ce qui n'est pas Dieu et que Lui seul reste en nous, vraiment connu et aimé de nous. C'est ce dont nous avertit l'Apôtre : « Tous ceux, dit-il, qui veulent pieusement vivre dans le Christ Jésus subiront la. persécution » (2 Tim. III. 12).

  On triomphe de la souffrance par la souffrance; et quand l'homme a passé par toutes les peines, il est délivré de toutes. Il vit alors en Jésus-Christ, dans un doux repos et dans la paix de son cœur. Ceux qui fuient la tribulation, n'en sont jamais affranchis : le fond de leur cœur n'est jamais pur : ils restent toujours dans l'affliction. Celle-ci ne peut être surmontée que par la souffrance. Tous les saints ont besoin de souffrance pour se conserver dans la pureté. Tant que l'homme est dans ce monde, il ne saurait être complètement exempt de faiblesses et d'imperfections : 346 la souffrance les efface, au fur et à mesure. Quand quelqu'un est appelé à souffrir beaucoup, c'est la preuve que Dieu veut le purifier de toutes ses fautes et le délivrer de toute imperfection. La souffrance est un précieux remède qui guérit toutes les plaies. Sans doute, elle n'est pas du goût des esprits légers qui l'ont en horreur et qui font tout pour la fuir. De là leur déplaisir, leur angoisse et leur trouble ; de là aussi leur perdition éternelle. Plus ils sont riches et considérés dans le temps, plus leur malheur est grand et inévitable. Le juste, lui, est délivré de tous les maux par la souffrance, qui, en même temps, lui assure une récompense éternelle. Un jour viendra où les méchants diront de lui et de tous ceux qui lui ressemblent : « Voilà ceux dont nous nous moquions autrefois et que nous tournions en ridicule. Insensés que nous étions, nous estimions leur vie une folie, leur mort sans gloire, et voilà qu'ils sont comptés au nombre des enfanta de Dieu et rangés parmi les saints ! » (Sag. v. 3, 5).

§ 2° Souffrances de la volonté dans la Foi et dans l'Amour

 82. L'homme peut. en second lieu, souffrir dans sa volonté. Par elle, il doit suppléer à ce qui lui manquerait en fait des actes de souffrances dont il a été question jusqu'ici. Voici comment il s'y prend. — Il rentre d'abord en lui-même et là, il considère, à la lumière de la foi, l'amour immense qui a porté Notre-Seigneur à endurer pour lui les plus cruelles souffrances. A cette méditation, son cœur s'enflamme de la plus vive reconnaissance. Il voudrait rendre au divin Maître ce qu'Il a fait pour lui ; du coup, il est rempli du désir d'accepter joyeusement et de supporter patiemment tous les maux, tout ce qui pourrait lui arriver de dur et de pénible. C'est son voeu le plus ardent. Son amour reconnaissant le porte, en même temps, à éloigner de lui tout ce qui serait un soulagement et une satisfaction, tout ce qui pourrait flatter sa sensualité et lui procurer une consolation. Il n'a qu'une pensée : rendre à Notre-Seigneur et à son amour ce qu'il a souffert pour lui. — Ce commencement de la pauvreté d'esprit est le chemin qui conduit sûrement et directement à la perfection : tout fait croire qu'il sera poursuivi dans le même sens et il est sûr qu'il conduira heureusement au terme.

  83. Il serait étrange, vraiment, que des hommes qui ont si bien commencé soient un jour abandonnés de Dieu. Jésus-Christ est tout amour. C'est en Lui qu'ils s'appuient : il est juste et équitable qu'Il les garde éternellement. II peut bien arriver qu'ils soient violemment tentés par leur nature sensuelle, mais comme leur volonté a été, pour ainsi dire, liée par les liens de l'amour qui les a portés à se donner à Dieu. ils doivent nécessairement triompher de toutes ces tentations. On leur donne le titre de Captifs de Dieu. D'aucuns cependant succombent à la tentation. Ce sont ceux dont la volonté première n'a pas été sincère qui n’ont pas su, dès le principe, se renoncer sérieusement : il est clair que la volonté propre qu'on n'a pas sacrifiée à Dieu, dès le début, peut être la 348 cause de chutes fréquentes. Mais du moment qu'un homme a, par amour et reconnaissance envers Jésus crucifié, fait le sacrifice de sa volonté propre, Dieu s'empare de cette volonté humaine, il en fait une volonté divine et Il ne permettra pas qu'elle faiblisse pour redevenir volonté humaine. Voilà la volonté, la seule, qui est capable de préserver des chutes mortelles. — Supposez un puissant Seigneur ayant à combattre un ennemi acharné. Il n'y a pas d'effort qu'il ne fasse et de moyen qu'il n'emploie pour s'emparer de lui. Y a-t-il réussi ? aussitôt, il le châtie, le dépouille de ses biens et le met à mort. Ainsi en est- il de la volonté humaine. Aussi longtemps que l'homme la possède en propre, elle est l'ennemie de Dieu. Pour s'en emparer, il n'y a pas de moyen que Dieu n'emploie : il la fait épier, il la harcèle, tantôt par les prédicateurs de sa divine parole, tantôt par des avertissements intérieurs. Quand enfin, éclairé par la raison, l'homme arrive à comprendre combien son obstination est mauvaise, Dieu se saisit de lui, le châtie, lui inflige toutes sortes de souffrances intérieures et extérieures; Il le dépouille de ses biens, en mortifiant sa chair et réduisant sa sensualité ; Il l'oblige à mourir à lui-rnérne et à tout ce qui n'est pas divin. Voilà comment la volonté effrénée est vaincue; voilà comment elle est frappée de mort. Et cette mort est le commencement de la vraie vie : « Bienheureux, dit saint Jean, ceux qui meurent dans le Seigneur. » (Apoc. xiv, 13).

 84. Ce triomphe de Dieu, cette mort bienheureuse de la volonté propre, est le fruit de l'amour qui est allumé dans l'homme par la Passion do Jésus-Christ. Le spectacle de tant de souffrances fait violence à sa volonté et le dispose à supporter tous les maux, de quelque côté qu'ils lui arrivent. Désormais, son plus ardent désir est de rendre en quelque sorte à Notre- Seigneur, l'amour dont il a eu la preuve à la Passion. Dans ce but, il voudrait pouvoir endurer tout ce qu'a enduré le divin Maître, tout ce que les saints, tout ce que les autres hommes ont souffert ou souffrent encore. C'est là, vous dis-je, le fruit de l'amour parfait. Ce désir de la souffrance rend cet homme participant aux mérites de la Passion du Christ, aux mérites des souffrances de tous les saints et de toutes les âmes pieuses. N'est-ce pas ce qui est dit de saint Martin ? « ll ne fut pas tué par le glaive et, cependant, il ne perdit pas la couronne du martyre ». Ce que les Saints ont souffert en réalité, il l'avait souffert, lui, par le désir, et son grand regret fut de ne pas voir son désir réalisé. C'est ainsi que bien des hommes deviennent les cohéritiers des martyrs, en désirant toutes leurs souffrances. Ils marchent sur les traces de Notre-Seigneur et des saints ; ils souffrent patiemment tout ce qu'il leur est donné de souffrir et, par amour, ils désirent encore les souffrances qui leur sont épargnées, se rendant ainsi participants, sans Ies subir, au mérite de toutes les souffrances.

   85. Mais si vous avez le désir de souffrir, il ne faut pas qu'en réalité vous cherchiez à échapper à la souffrance. Comment obtiendrez-vous de la sorte la ressemblance avec Notre-Seigneur ? Votre désir ne serait pas parfait et vous ne sauriez prétendre a la partici‑350-pation des mérites de sa Passion. L'homme doit accomplir et réaliser tout ce que Dieu demande de lui, aussi longtemps qu'il le peut. A-t-il fait tout ce qui était en son pouvoir et ne peut-il rien faire de plus ? alors, Dieu se met à sa place pour compléter l'action humaine. C'est ici que commence l'opération divine parfaite. Appliquez cela à la souffrance. Etesvous prêt à souffrir tout ce qu'il vous est possible de souffrir ? Acceptez-vous avec patience tout ce que les circonstances vous ménageront de douleurs ? le désir et l'amour vous enrichissent de tout ce qui a été souffert par d'autres. Dieu récompense cette volonté qui par le désir a déjà tout souffert, comme si, vraiment, elle l'avait souffert en réalité. Cette récompense consiste dans la participation de l'esprit (mens) à la Vérité parfaite. La volonté parfaite, n'est-ce pas ? est l'amour du Vrai parfait ; or le Vrai total est la récompense essentielle. Voilà pourquoi une volonté parfaite qui embrasse tout par l'amour, dans l'ordre de la souffracce, mérite la récompense essentielle de toute souffrance, car enfin l'essence d'une chose étant simple, la récompense parfaite l'est aussi [62].

Certains vont jusqu'à prétendre que l'homme, une fois parvenu à la vérité essentielle, ne peut plus faire le moindre progrès en elle. La vérité essentielle, disent-ils, est simple et elle est une. Celui qui la possède, la possède nécessairement tout entière et rien ne peut lui manquer. — Cela est vrai si l'on considère la Vérité au point de vue numérique; il n'y en a qu'une et quand on l'a, on l'a bien toute ; mais si on la considère au point de vue de la clarté et de la pureté, oh ! alors, non seulement nous pouvons, mais nous devons progresser, aussi longtemps que nous serons sur cette terre, car plus nous serons purs et simples, plus la vérité essentielle se révèlera à nous. Celui qui se trouve encore au premier échelon, conduisant à la Vérité essentielle, est loin d'être arrivé au sommet de 352 la pureté et de la simplicité intérieures, par conséquent il ne peut pas encore percevoir cette vérité essentielle dans sa manifestation la plus haute. Plus la pureté de notre volonté devient parfaite, en d'autres termes, plus cette volonté se détache de toutes choses pour se tourner vers la seule unité qui est Dieu, et plus sa récompense essentielle devient grande, car enfin plus un homme reste intérieurement uni à l'unité divine et plus sa participation à la Vérité essentielle est parfaite [63]. Une fois arrivée à ce degré de participation à la récompense essentielle, la volonté embrasse avec amour toutes les bonnes œuvres, toutes les vertus, toutes les souffrances et elle s'y livre généreusement. L'amour extrait de tout cela ce qu'il y a de meilleur, pour que la volonté s'y attache, et, ce qu'il y a de meilleur, n'est autre chose que Dieu lui-même, la source et l'auteur de tout bien. Par conséquent, sous la poussée de cet amour ardent, la volonté de l'homme s'empare de Dieu même qui, Lui, se garde bien de se dérober, mais qui, au contraire, voit, dans la volonté, une coopératrice pour toutes les bonnes œuvres qu'Il veut accomplir dans la perfection essentielle. Ah ! si l'on comprenait quel précieux trésor est un cœur détaché de tout, complètement mort et renoncé à lui-354-même, à coup sûr personne désormais ne se fixerait à sa volonté propre ; chacun se renoncerait, puisque l'amour (plus fort que l'intelligence) nous conduit là où l'intelligence angélique elle-même ne peut pas pénêtrer, je veux dire jusqu'à ce Principe qui n'a pas de fin. Le repos pour l'âme est là, en Celui qui est le commencement, sans avoir jamais commencé, en Dieu, qui, seul, se connaît pleinement Lui-même ; oui, c'est cela uniquement que l’âme aimera et Dieu récompensera cet amour de la volonté, comme si elle- même était éternelle, et comme si, de toute éternité, elle l'avait aimé.

 86. Mais, me direz-vous, saint Augustin affirme, quelque part, qu'on ne peut pas aimer ce qu'on ne connaît pas. La connaissance précède l'amour et en est la source. Comment donc l'homme peut-il aimer Dieu dans cette essence infinie, puisqu'enfin il ne peut pas le connaître dans son essence incréée ? — A cela je réponds : L'amour est de deux sortes. L'un procède de la connaissance naturelle, et c'est ainsi que la volonté humaine ne peut pas aimer Dieu tel qu'il subsiste dans son éternité. Le deuxième procède de la foi, et celle-ci fait qu'on aime Dieu, tel qu'il est dans son éternité. La lumière de la foi, en effet, mous fait connaître Dieu dans son éternité, sens commencement et sans fin. et dès lors une volonté parfaite peut et doit aimer ce Dieu éternel, et Dieu la récompense, suivant la mesure de son amour. Or, Jésus-Christ a dit : « On mettra dans votre sein une bonne mesure, une mesure pleine, entassée et comble. Et la mesure qui vous aura mesurés sera celle-lit même qui vous sera donnée en échange. » (S. Luc, cap. vi, 38). Que faut-il entendre par cette « même mesure », sinon un amour égal ? Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l'aime, un amour inférieur à celui qu'il reçoit, et celui qu'il reçoit, n'est pas autre chose que la mesure comble qu'il donne, en se donnant Lui-même [64]. Et 354 c'est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore, et ce qu'il lui reste ii posséder de ce bien la réjouit plus que ce que, déjà, elle a le bonheur d'avoir.

  A cette volonté aimante, Dieu doit également donner une récompense infinie, car, par elle-même, cette volonté ne peut pas s'exciter à un tel amour, c'est l'Esprit Saint - qui est Amour - qui la rend capable d'aimer Dieu. Il faut donc que cet amour, éternel dans son principe, reçoive une récompense éternelle. De plus, par la charité seule de l'Esprit-Saint, la volonté s'élève au-dessus des créatures qui commencent et qui finissent, et quand elle est parvenue à prendre cet essor, elle pénètre en Dieu, dans l'Etre Infini, qui n’a ni commencement ni fin, et dès lors, elle aime tout de l'amour essentiel et sa récompense doit être en rapport avec cet amour essentiel. Dans cet état, elle voudrait avoir souffert tout ce qui jamais a été souffert ; elle voudrait souffrir tout ce qui jamais pourra se souffrir. Et, tout cela, elle le souffre, dans un acte d'amour à la Passion du Christ. Et c'est ainsi que toutes les souffrances d'autrui, passées et futures, deviennent ses souffrances propres et doivent recevoir leur récompense essentielle. Tel était l'amour de saint Paul quand il disait : « Quel est celui d'entre vous qui souffre sans que je souffre? Quel est celui qui se heurte sans que j'en ressente le feu de la 358 douleur ? » (2 Corinth. xi. 29). — « Je me suis fait faible avec les faibles pour gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous » (1 Corinth.ix. 22).

3. Souffrance de l'esprit captif de Dieu et encore sur terre, dans l'obscurité de la Foi

   87. La troisième souffrance, à laquelle l'homme pauvre est sujet, est celle de l'esprit. Voici en quoi elle consiste. Cet esprit est tellement pénétré de l'amour de Dieu, tellement fixé en Dieu, par les doux liens de la charité, qu'il lui est impossible de s'en détacher. Cette union avec Dieu fait toutes ses délices, si bien qu'il éprouve le plus profond dégoût pour tout ce qui ne porte pas la marque de cet amour de l'Esprit Saint. Tout ce qu'il voit et entend en dehors de Dieu lui cause du déplaisir et est pour lui un supplice.

   88. Cette tristesse du cœur, épris de l'amour de Dieu, n'est pas en contradiction avec ce qui est dit dans l'Ecriture : «  Rien de ce qui peut lui arriver ne contristera le juste » (Proverb. xii. 21). Et d'abord, du moment que l'esprit de l'homme aimant Dieu trouve amer tout ce qui n'est pas Dieu, il ne peut résulter pour lui, de cette amertume et de ce dégoût, que le maintien de sa pureté ou une purification plus grande. Toutes les pensées, en effet, ou toutes les représentations mauvaises dont il pourra être assailli, lui causeront nécessairement du dégoût, et ce dégoût, en repoussant la tentation mauvaise, ne fera qu'augmenter sa pureté. Or, quand un esprit s'est débarrassé de toutes ces suggestions, quand, pur et dégagé de tout, il contemple l'essence divine, cet esprit retrouve la justice originelle dans laquelle sa nature avait été créée. Il y est rétabli par grâce, aussi ne se trouble t-il pas. Il se sent élevé au-dessus de tout ce qui pourrait l'attrister et en possession de tout ce qui fait ses délices. Voilà pourquoi aucune tristesse, aucune affliction ne saurait l'atteindre. En lui se vérifie la parole de la Sainte Ecriture : « Quoiqu'il arrive au juste, il ne s'attriste pas ».

  89. En second lieu, le juste ne se laisse émouvoir ou affliger par aucune peine, tant que celle-ci n'est pas de nature à lui faire perdre Dieu et sa grâce. Cela seul l'attristerait qui pourrait lui faire perdre la justice. Comme il vit dans le temps, il est nécessaire qu'il soit visité et éprouvé par des tentations; mais cette épreuve, loin d'être contraire it la justice, aide le juste à s'y maintenir.

  Troisièmement, pour le juste arrivé au sommet de la perfection il n'y a plus d'affliction : cependant, dans ce monde, il ne peut y parvenir complètement : on n'y arrive que dans l'éternité. Or, il vit encore dans le temps, il faut donc que son esprit soit soumis à la souffrance, pour lui faire reconnaître qu'il n'a pas encore atteint le sommet de la perfection : mais cette souffrance ne nuit pas ; au contraire, elle l'aide à monter toujours plus haut. N'est-ce pas ce qu'a dit Notre-Seigneur? « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice ». Et cependant quand on a faim et soif, on souffre. 360

  En quatrième lieu, il n'y a plus de tristesse pour le juste, lorsque son esprit, élevé jusqu'à Dieu, n'a d'autre objet à contempler et à aimer que Lui seul, à l'exclusion de toutes les créatures et de toutes les images terrestres : Dieu seul fait tout son bonheur. Cependant, même alors, quand il reporte son regard sur le prochain et qu'il le voit souffrir, il doit souffrir avec lui: mais cette souffrance n'est pas nuisible au juste, car elle procède de la charité. N'est-il pas dit de Notre-Seigneur lui-même « qu'il frémit en son esprit et qu'il se troubla ? » (Jean, xi. 33). Son émotion et son trouble avaient leur source dans l'amour compatissant qu'il nous portait.

  Cinquièmementenfin, le juste ne peut pas être attristé quand son esprit, libre de toute image créée, se plonge tout entier dans l'être incréé, c'est-à-dire en Dieu, et qu'il trouve, là seulement, sa pleine satisfaction et son repos. Cependant, il lui arrive parfois d'appliquer sa raison à des images créées et d'avoir à s'en occuper. Celles-ci empêchent l'esprit de rester fixé en Dieu. Il s'en afflige parce que, son bonheur n'étant pas dans ces images ou ces formes terrestres, il ne saurait y trouver son repos. Mais cette affliction n'est pas un obstacle pour le juste, car il éloigne aussitôt son esprit de tout ce qui n'est pas Dieu, afin que Dieu seul y ait sa demeure. Et s'il arrive qu'un homme trouve, pour un temps, une certaine tranquillité dans les images ou les représentations de la vérité naturelle, on peut dire que ce n'est pas là le vrai repos, le vrai contentement de son esprit, mais seulement un repos apparent.

  90. De fait, des païens ont eu ce repos et, pour en jouir, pour trouver une satisfaction spirituelle plus grande, ils ont renoncé aux jouissances matérielles. Cependant là encore n'est pas le vrai repos de l'esprit. Pour l'avoir, le juste doit renoncer aux jouissances intellectuelles elles-mêmes, pour ne chercher son contentement qu'en Dieu seul. Ceux qui s'attachent aux satisfactions que procure la connaissance des vérités naturelles ressemblent plus aux païens qu'à Jésus-Christ. Je dis donc qu'il y a des hommes — et ils ne sont pas rares — capables de renoncer à toutes choses, pour goûter, à leur aise, cette jouissance supérieure de l'esprit. Il en résulte qu'il est très difficile de distinguer, d'après les apparences extérieures, l'homme païen, agissant par nature, et l'homme chrétien, cherchant tout son bonheur en Dieu. L'un et l'autre, en effet, ont renoncé aux choses terrestres et aux délectations charnelles ; l'un et l'autre méprisent les richesses et les créatures, et, à ne prendre que l'extérieur, ils ressemblent tons deux à Jésus-Christ. Pourtant, ils diffèrent du tout au tout quant à l'intérieur. L'hommme naturel met sa joie dans des formes et des images naturelles, l'homme vraiment spirituel, au contraire, place toute sa satisfaction en Notre-Seigneur, dans sa divinité et dans son humanité. — Mais ne cherchez pas à voir la différence entre ces deux espèces d'hommes. Pour la connaître, il faudrait que la lumière divine vint elle-même manifester ce qui est ?le la nature et ce qui est de l'esprit. En jugeant, vous risqueriez de commettre une injustice envers des âmes réellement bonnes. Le vrai chrétien juge 362 tout favorablement et ne trouve des défauts que là où réellement ceux-ci éclatent au dehors.

  91. Vous me demandez s'il y a mérite devant Dieu à aimer, comme bon et saint, un homme qui ne serait que naturel ? — Je vous réponds : ce que vous avez de mieux à faire, c'est d'aimer tout homme honoré du titre de chrétien, qu'il soit bon ou mauvais, au lieu de le mépriser ou de le haïr. Il y a toujours plus de mérite à avoir cette charité qu'à ne l'avoir pas. Or la charité doit être universelle, sans attache particulière. Quand on aime d'une affection particulière, sans avoir Dieu pour objet, on ne mérite pas, on pèche plutôt, car ce lien individuel devient un obstacle pour le cœur. Au contraire, si on aime son prochain en général, sans attache naturelle, cette charité est bonne et Dieu la récompense. Il arrive quelquefois qu'on aime tel ou tel parce qu'on le croit bon, alors que, cependant, il ne l'est pas. Cela ne doit pas être. L'amour procède de la connaissance que l'on a de l'objet à aimer. Si cette connaissance est fausse, l'amour qui en résulte ne saurait être agréable à Dieu, ni recevoir la récompense d'un amour éclairé. Voici deux hommes : l'un aime son prochain, parce qu'il le croit vertueux, l'autre l'aime tout simplement sans juger lui-même de ce qu'il est. Il est possible que Dieu récompense ce dernier plutôt que celui qui aime son prochain parce qu'il le croit bon. En voici la raison : il n'y a de vraie charité que celle qui, repose sur la lumière divine. Plus celle-ci fait défaut, plus la charité est imparfaite. Or, il y a des gens qui manquant totalement de la lumière divine, donnent à leur prochain une affection aveugle, le croyant bon quand en réalité il ne l'est pas ; d'autres, plus éclairés, ne mettent pas tant d'empressement pour risquer leur affection ; mais ils aiment leur prochain tel qu'il est devant Dieu. Cette charité est sûrement plus parfaite, plus méritoire aux yeux de Dieu que celle des premiers s'appuyant sur leur raison qui les trompe [65].

  92. Mais, me direz-vous, la charité peut avoir un autre mobile. On peut aimer quelqu'un non seulement à cause de la connaissance due nous en avons, mais encore à cause de la confiance et de la foi qu'il nous inspire. Quand un homme a plus de confiance en un autre et qu'il l'aime parce que de par ailleurs il le croit bon, ne mérite t-il pas une plus grande récompense auprès de Dieu que celui qui, ayant moins de confiance en cet individu et ne le croyant pas aussi bon, ne lui témoigne pas d'affection ? — A cela je réponds : La foi n'est bonne dans un homme qu'autant que celui-ci est éclairé par la lumière divine. Celui qui manque de lumière manque aussi de foi et 364 ceux qui saisissent le mieux la vérité divine ont aussi la meilleure foi. Personne n'a la Foi véritable s'il n'a la Vérité parfaite. Par conséquent, celui dont l'amour procède de la lumière parfaite de la Foi, possède la Charité la plus féconde et la plus méritoire. Voici donc deux hommes : l'un met sa confiance en un individu et l'aime parce qu'il le croit bon, mais, vrai dire, il ne le connaît pas et ne sait pas pourquoi il l'aime ; l'autre n'a pas foi en lui et ne lui témoigne pas d'affection, ne le regardant pas comme bon, mais il connaît, à n'en pas douter, ce qu'il doit croire de foi divine. Or, j'affirme que le manque d'affection de ce dernier est plus noble et plus profitable que l'amour du premier, car Dieu ne récompense pas une confiance erronée, consistant à croire ce qui n'est pas. C'est bien plutôt une sorte d'infidélité et un défaut qu’une perfection et une foi véritable, et Dieu ne récompense pas l'amour qui en procède. Voilà pourquoi Jésus-Christ a dit : « Prenez garde aux faux prophètes qui viennent à tous sous les dehors de brebis et qui intérieurement sont des loups ravisseurs » (Matth., vii, 13). Que faut-il entendre par ces faux prophètes, sinon ces individus qui, extérieurement, se montrent bons, et qui, au dedans, sont mauvais ? Aussi Notre- Seigneur nous prévient-il de nous en garder. Dans les derniers temps, dit-il, « il se lèvera une foule de pseudo-prophètes qui séduiront la masse » (Matth., xxiv, 21). « Ne les croyez pas : nolite credere » (23). Ceux qui ajouteront foi à leurs discours prouveront par là qu'ils sont insensés ; donner son affection à quelqu'un dont la bonté n'est qu'apparente, c'est faire preuve d'une grande faiblesse d'esprit. « Il faut être fou, a dit un maître, pour ajouter foi aux paroles du premier venu. »

  93. Vous allez m'objecter sans doute que la lumière de la foi est au-dessus de tout discernement. Pour avoir la foi, dites-vous, pas n'est besoin de recourir au raisonnement et aux déductions : la foi est au-dessus de cela ; les gens de peu d'esprit peuvent l'avoir et Dieu doit les récompenser, aussi bien que les autres. — De quelle foi parlez-vous ? Si vous entendez par là la foi en Dieu et en Jésus-Christ, en vertu de laquelle on doit accepter comme vrai et indubitable tout ce que Dieu a révélé, rien n'est plus certain. Mais encore, à quoi reconnaîtrez vous que votre foi est véritable, que vous êtes en possession de la bienheureuse Vérité, que votre foi n'est pas superficielle et aveugle, qu'elle n'est pas une simple opinion, mais une conviction vraie et vivace ? Vous en aurez la preuve certaine si, ne vous contentant pas de croire, vous conformez votre vie à votre foi, et si la profession de la Vérité et de la doctrine se manifeste en vous par des fruits. C'est à cela que vous reconnaîtrez vous-même votre foi et que d'autres pourront la reconnaître, comme aussi voilà la règle dont vous pourrez vous servir pour juger les autres ; n'est-ce 366 pas au fruit que l'on reconnaît l'arbre ? Etes-vous parvenu à cette connaissance ? Alors seulement vous commencez à croire, alors seulement vous avez la certitude que votre foi est véritable et bonne. Mais celui dont la vie n'est pas conforme à la doctrine de Jésus-Christ, ne verra pas les fruits de cette doctrine et ne pourra pas savoir si sa foi est bonne ou si elle ne l'est pas [66]. Il aura une opinion fondée sur un

oui-dire plutôt qu'une foi vraie et durable, et parce que sa foi est imparfaite et vide, sa charité sera également imparfaite, vide et creuse.

  94. Le discernement dans les choses de la foi est de deux sortes : Le premier est nécessaire pour parvenir à la foi, le second se trouve dans la foi elle-même. Nous venons de parler du premier ; le second dont, seuls, les hommes parfaits peuvent jouir, est une seule et même chose avec la Foi. Lorsqu'un homme, en effet, a mis, de tous points, en pratique la doctrine de Notre-Seigneur, lorsqu'il a, en quelque sorte, vécu Jésus-Christ, ramenant ainsi toutes choses à une parfaite unité, cet homme dont la vie désormais est une, s'élève par une intellection toute sim‑368-ple et grâce à la lumière de la foi dont il est illuminé, jusqu'à la contemplation de l'Unité essentielle qui est Dieu. La foi jaillit alors de la foi : elle est au-dessus de tout raisonnement, elle pénètre dans les mystérieuses ténèbres de l'essence divine. L'intelligence est passive, mais la Foi est active et agissante avec Dieu et en Dieu : elle agit sur l'entendement par l'ardeur brûlante de l'amour et l'esprit ressent cet amour, et cette impression reçue s'appelle le discernement ; mais ce qui est par delà ce sentiment s'appelle la foi véritable. Et c'est ici seulement que l'homme est parfait chrétien. Celui qui n'a pas encore été introduit de la sorte, par la doctrine de Jésus-Christ et la pratique de toutes les vertus, jusque dans cette Unité essentielle en laissant de côté tout discernement, peut bien avoir la foi, mais ce n'est pas encore la foi simple : sa foi souffre un mélange, et voilà pourquoi sa charité n'est pas absolument parfaite, parce quelle procède cl'une foi mélangée.

Or, pour arriver à cette foi véritable [67], qui con-370-tient en elle et renferme toute charité, voici le chemin le plus sûr. Ayez toujours l'attention fixée sur la doctrine de Jésus-Christ et, à la lumière de cette doctrine, menez une vie pieuse et sainte. Alors vous comprendrez mieux cette illumination de l'esprit ; vous y croirez et vous aimerez conformément à cette foi, sans la moindre attache naturelle. Ce n'est plus l'homme que vous aimerez, mais l'image de Jésus-Christ et de sa vie que vous aimerez en Lui. Le prochain aimé ainsi, dans l'image et la vie même de Notre-Seigneur, pourra encore être imparfait, avoir certains défauts, n'importe ; vous ne serez pas privés pour cela de la récompense. Jésus-Christ lui-même vous en donne l'assurance quand il dit : « Celui qui reçoit le prophète, au nom du prophète, recevra la récompense du prophète » (Matth. x, 41) c'est-à-dire: quand vous voyez le prochain marcher dans la voie de Jésus-Christ, aimez-le, malgré ses défauts, comme un disciple de Jésus-Christ et vous recevrez la récompense d'un disciple de Jésus-Christ.

95. Mais vous ne devez pas vous contenter de regarder les apparences ; ce sont les œuvres qu'il faut voir et examiner. L'importance est de savoir si votre prochain vit conformément aux exemples et à la doctrine de Notre-Seigneur. S'il ne le fait pas, votre charité pour lui ne sera que naturelle ; elle ne vous profitera pas ; elle vous nuira peut-être, car cette affection n'est pas pure puisqu'elle ne procède pas de la vérité pure. Elle sera par conséquent une souffrance pour votre esprit, car enfin l'esprit souffre de ce qui n'est pas purement vérité et charité. Mais pour vous rendre compte de ce qui répugne à l'esprit, il faut avoir bien soin de vous débarrasser vous-même de toute fausseté ; c'est la condition pour ne pas vous laisser induire en erreur par de fausses apparences et pour vous préserver de toute affection imparfaite ou mauvaise. Faites en sorte, tout d'abord, que l'amour de l'Esprit-Saint vous illumine et vous embrase ; alors, tout se présentera à votre regard sous son vrai jour. Ce qui est bon laissera votre esprit en repos, ce qui est mal, au contraire, l'attristera. Un esprit purifié peut reconnaître chaque chose à l'effet qu'elle produit sur lui. Un cœur pur ne peut pas se tromper : le bien et le mal se révèlent nécessairement à lui. Il est comme un miroir très limpide sur lequel chaque objet présenté se reflète sous son véritable aspect. Dieu ne permet pas qu'un cœur pur qui lui est intimement uni soit trompé. Ce qui ne doit pas y trouver place sera infailliblement écarté. 372

  Une âme pure ne se laisse pas attirer par les images et les imaginations : elles sont pour elle un obstacle et troublent son regard pour peu qu'elle s'y arrête. Par elles, l'illusion trouverait un accès ; et l'esprit malin lui-même s'y cache pour la tromper. Voyez toutes choses dans la simplicité de votre cœur. Laissez le Seigneur agir en vous, plus que n'importe quelle image, et l'oeil de votre esprit restera pur et clairvoyant. Aucune illusion ne pourra y trouver place ; l'esprit impur, ennemi de la simplicité et de la pureté ne peut supporter ce regard limpide : il prendra la fuite. Ah ! si vous restiez toujours dans cette simplicité, le démon ne pourrait jamais vous tromper, car celui qui opère dans une âme pure, c'est Dieu. Il fait resplendir dans cette ôme sa Lumière ; il l'embrase par le feu de son Amour, si bien que le corps lui-même s'en ressent. En présence de cette Lumière, Satan se retire; tel un voleur qui, trouvant illuminée la maison où il se préparait à entrer pour la piller, s'éloigne en toute hôte. Toute la fourberie du démon consiste à se dissimuler derrière la sensualité et les images. Si vous y renoncez, si vous rejetez de votre cœur toutes ces images, vous fermez au démon sa demeure : il ne peut plus y rester. Mais si, par malheur, vous revenez à la sensualité, de nouveau vous lui ouvrez la porte et il entre avec toutes ses fourberies, car l'homme sensuel ne peut pas se maintenir longtemps. Comment le pourrait-il quand l'indispensable point d'appui lui manque ? Dieu n'opère pas dans les images et dans la sensualité, mais bien plutôt il recueille, il ramène les sens à l'intérieur, il écarte les images, et c'est ainsi qu'il devient l'appui et le soutien de l'homme pour le préserver de la chute. Celui, au contraire, qui est encore sous la domination des sens est toujours exposé à tomber et ce serait miracle, vraiment, s'il restait debout. Voilà pourquoi il est absolument nécessaire pour vous de soumettre vos sens à la discipline sévère de l'esprit et de pénétrer en Dieu. C'est là que vous serez en sûreté et garantis contre toute chute mortelle. Ah ! si les sens pouvaient toujours être soumis à l'esprit, si l'esprit pouvait toujours être retiré en Dieu, nous vivrions sans péché, nous n'aurions plus même ces faiblesses journalières, nous aurions retrouvé la justice originelle, dans laquelle Dieu créa l'homme ! Mais, hélas ! la sensualité est funeste : ceux qui s'y adonnent ne sauraient être préservés de la chute, ceux qui y vivent, vivent dans la mort de l'ôme ; ils ne sauraient s'y soustraire ; ils tombent infailliblement. Seul, le chrétien élevé au-dessus de toutes choses, en Dieu, qui cherche à dompter sa sensualité, qui sait la dominer, comme lui-même a su se soumettre à Dieu, seul, ce chrétien trouve son repos en Dieu. Mais que les sens viennent à se soustraire à l'obéissance et refusent de se soumettre à l'esprit, c'en est fait : celui-ci se trouble et perd le repos. A la lettre : il souffre.

IV. Souffrance de la part de Dieu dont l'esprit subit l'action immédiate et souveraine.

  96. 4. La quatrième souffrance des amis de Dieu, en ce monde, c'est de PÂTIR DIEU. La grâce divine fait 374 disparaître de leur coeur toute diversité et les met dans une sorte de conformité avec Dieu; et cette ressemblance rend l'esprit de l'homme apte et capable de recevoir l'opération de Dieu. Quand une âme est ainsi digne de Lui et grande ouverte à son action, Dieu la travaille, et l'esprit en se soumettant it ce travail de Dieu, souffre Dieu ; mais cette souffrance est pour lui une jouissance indicible.

 97. Cette opération de Dieu dans l'âme humaine est de deux sortes : L'une est médiate : elle se fait par le moyen de la raison et de la grâce; l'autre est immédiate et par conséquent véritablement divine et essentielle (wesentlich).

  Et d'abord Dieu opère dans la raison de l'homme pour le porter à ne chercher que Lui en toutes choses. Dieu, en effet, est le souverain bien, l’auteur de tout, par conséquent Il est présent en tout et on doit pouvoir l'y trouver. Voilà pourquoi l'homme cherche à connaître toutes choses pour y retrouver Dieu et pour pouvoir l'aimer. De fait, si, dans ses investigations, la raison procède avec ordre et cherche à connaître chaque chose suivant son genre et sa nature, elle trouvera Dieu en tout. Quiconque voit les êtres et les juge à leur vrai point de vue, suivant la nature et l'ordre où Dieu les a créés, n'aura point de peine à rencontrer leur auteur, et si nous ne le rencontrons pas, si tous les êtres que nous connaissons ne nous ramènent pas à Dieu, c'est que nous les étudions mal et non pas dans l'ordre qu'il faudrait. Au lieu de nous conduire à Dieu, le manque d'ordre et de méthode nous en éloigne. Ce que fait une bonne discipline pour nous mettre sur la voie de Dieu, une mauvaise nous en écarte. Mais quand la raison est fidèle aux bons principes, elle trouve Dieu présent dans les créatures, et dès qu'elle l'a trouvé, elle oublie volontiers les choses extérieures : elle a atteint son but ; elle ne s'intéresse plus aux moyens. L'âme est arrivée à Dieu. l'objet de son amour, de sa joie, de sa paix ; elle comprend désormais que toutes les choses visibles ne peuvent que la troubler. Dieu seul est son repos : elle n'est bien qu'en Lui : tout le reste lui est indifférent ; elle ne cherche que Dieu en tout, et l'ayant rencontré, elle n'a plus que faire des créatures ; elle ne s'occupe plus de leurs images et de leurs formes ; elle renonce à tout cela et en dégage complètement son esprit. Autant, tout à l'heure, elle mettait d'empressement à chercher Dieu, à travers ces images des créatures qu'elle recevait si joyeusement dans son esprit, autant, maintenant, elle a de joie à s'en défaire, pour posséder Dieu sans intermédiaire. Elle est maintenant une intelligence agissante : son action consiste il se libérer de toute influence des créatures pour permettre à Dieu d'agir seul en elle. Et voilà l'opération de la grâce dans une âme sainte.

 98. Or, voici que commence l'opération de Dieu lui-même dans cette âme. Il agit immédiatement et essentiellement en elle : Il agit sans rencontrer d'obstacle, car l'intelligence a eu soin d'écarter toutes les images des créatures : cette âme est libre de tout fantôme créé. Dieu, alors, y pénètre : il prend la place de la raison : celle-ci, tout à l'heure, agissait : 376 c'est Lui seul qui agit maintenant ; l'intelligence pâtit ; elle est devenue une puissance passive ; elle se soumet à l'action de Dieu. Toutes les opérations désormais se concentrent en une seule, car de même que Dieu détermine et embrasse toutes choses, de même aussi Il détermine et embrasse tous les actes de nime dans laquelle Il opère. Cette âme conçoit le verbe divin et, en dehors de ce verbe, il n'y a plus rien en elle [68].

99. Cette nativité divine dans l'àrne, s'accomplit de deux manières. L'homme, en effet, renaît intérieurement et extérieurement. La renaissance intérieure a lieu, quand l'âme éclairée de la lumière divine pénètre dans le sein paternel de Dieu et lui fait don de toutes ses puissances, de son cœur, de toutes ses facultés, les lui abandonnant comme une pâture. Elle se perd tout entière en Lui ; elle n'a plus de cœur, plus de force, plus de volonté. Et Dieu lui donne en retour son cœur, sa volonté, sa force. Le cœur de l'homme devient ainsi un cœur divin : l'Amour de Dieu est descendu en lui et l'a embrasé de l'ardeur du feu divin, à tel point que cet amour le rend languissant et malade : le corps lui-même s'affaiblit, souffre et perd ses forces. Il le faut bien, car là où la force de Dieu agit, il fait que les forces naturelles s'effacent. Or, la nature sensuelle est toujours portée au péché : plus elle s'efface et disparaît et moins Dieu trouvera d'obstacles pour communiquer sa propre force à l'esprit. Voilà pourquoi Il allume dans le cœur de l'homme le feu de son Amour, afin qu'il y dévore et consume tout ce qu'il y aurait de nuisible et de désordonné, tout ce qui produit la concupiscence et la sensualité perverses. L'Amour divin règle tout ce qui est déréglé : tout prend une forme nouvelle ; tout se revêt de la lumière et de la splendeur divines, tout se met à la ressemblance divine. Ainsi s'accomplit ce qu'a dit N.-S. « Voici que je renouvelle tout » (Apoc. xxi. 5.) Oui, quand Dieu prend possession d'une âme et qu'il vient y résider comme dans sa demeure, Il y renouvelle tout, Il y ordonne tout, comme il lui plaît. Voilà 378 pourquoi saint Paul s'écrie : « Renouvelez-vous dans l'esprit et le fond de votre âme — Renovamini spiritu mentis vestrœ. — Revêtez l'homme nouveau qui est créé selon Dieu, dans la justice et dans la sainteté de la vérité — Induite novum hominem qui secundum Deum creatus est in justifia et sanctitate veritatis » (Ephes. iv. 23.24).

 100. Mais quand donc l'âme est-elle dépouillée du vieil homme et revêtue de l'homme nouveau ? C'est quand Dieu le Père engendre en elle son Fils. C'est par cette nativité intérieure que se fait la véritable régénération; par elle que l'homme est remis en possession de ce qu'il avait perdu ; par elle que tout ce qui avait été détruit en lui se trouve restauré. Par elle l'homme est rétabli dans sa dignité première. Oui, vraiment il est crée selon Dieu dans la sainteté, la justice et la vérité; il devient, à la lettre, un homme nouveau ! Notre-Seigneur parle de cette régénération quand il dit : « Si vous ne vous faites comme de tout petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux » (Matth. XVIII. 3). Qu'est-ce à dire, sinon que si l'homme ne devient pas un enfant de Dieu par la régénération, il sera exclu du royaume de Dieu ?

  De même que l'homme est régénéré intérieurement, de même aussi il est extérieurement renouvelé, c'est-à-dire qu'à partir de ce moment il mène une vie nouvelle, une vie conforme à la volonté de Dieu. Autrefois, il faisait servir ses membres à la volupté, maintenant il s'en sert pour l'oeuvre de justice et de sainteté, en Dieu. Le feu de l'Amour divin qui consume intérieurement son cœur et en expulse tout sentiment désordonné et impur, communique également sa flamme au corps ; il redresse tous ses penchants déréglés; il le porte à la pratique de toutes les vertus et de toutes les bonnes œuvres. C'est ainsi que le corps lui-même retrouve sa rectitude première et devient lui aussi un homme nouveau créé selon Dieu en toute justice et sainteté.

 101. Dans cette régénération l'homme pâtit : il est patient ; il laisse Dieu opérer en lui tous les actes. Jésus-Christ n'a-t-il pas dit : « Dieu seul est bon — Unus est bonus, Deus »? (Matth. XIX, 17.) C'est Lui qui opère le bien dans l'homme et non pas l'homme : les œuvres de l'homme ne sont bonnes qu'autant qu'elles sont les œuvres de Dieu. Aussi l'homme ne saurait-il mieux faire que de renoncer à agir par lui-même, pour souffrir que Dieu seul agisse en lui. ll ne doit pas empêcher l'action divine. Alors Dieu agira et l'homme se tiendra passif sous l'action de Dieu. Tout être tend à revenir à son repos. Toute action que Dieu accomplit dans une âme est dite essentielle parce qu'elle procède de la nature divine tout en s'exerçant sur l'essence de l'âme humaine. Devant l'action divine toutes les actions imparfaites de l'homme accomplies jusque-là s'effacent. Celui-ci est absous et de la faute et de la peine (a poena et culpa) (sic), car dès l'instant que Dieu entre dans une âme, il faut que tout ce qui est étranger disparaisse. Dieu seul doit y être reconnu comme maître : Lui seul doit y régner. C'est ainsi que désormais l'âme va être préservée du péché mortel et des fautes de chaque jour. Cela se fera de six manières : 380

102. Et d'abord une force divine est transmise à l'homme et lui donne une vigueur extraordinaire. Quand la régénération en effet s'opère dans Pâme. elle s'étend à toutes les facultés : chacune d'elles reçoit une force divine pour pouvoir résister à ce qui est contraire à Dieu. Il le faut bien ; car par ses propres forces, personne ne saurait éviter le péché. Mais, quand toutes ces facultés sont dirigées vers la nativité divine qui doit s'opérer dans l'âme, alors, Dieu déverse en elles sa propre force. Si, au contraire, ces mêmes facultés se détournent de cette nativité, la force divine ne les soutient plus. Pour recevoir immédiatement quelque chose d'autrui, il faut, n'est-ce pas? se tenir auprès de lui. Par conséquent toutes les puissances de l'homme doivent se réunir pour attendre la naissance divine qui doit se produire dans l’âme. Voulez-vous savoir pourquoi tant de personnes, d'ailleurs bien intentionnées, font des chutes? C'est parce qu'elles s'occupent de trop d'œuvres inutiles et qu'elles dispersent ainsi leurs facultés. Plus elles s'extériorisent, plus la force divine leur fait défaut et il est nécessaire qu'elles tombent. Il est dit dans la Sainte Ecriture que « le juste tombe sept fois par jour ». Cela n'arriverait pas, certes, s'il rassemblait toutes ses puissances pour attendre la génération divine que Dieu veut opérer dans l'âme : car, là, il recevrait la force de Dieu capable de le préserver de tout péché.

 103. En second lieu, l'homme pourra éviter les fautes quotidiennes si les puissances inférieures sont soumises aux supérieures et dirigées par elles. Cette soumission remet l'homme dans la justice originelle. Adam a péché parce que ses facultés inférieures furent soustraites à la direction de la raison. Ainsi en sera‑t-il de l'homme qui se laisse attirer par la sensualité au lieu d'obéir à la raison : il devra nécessairement tomber. Si, au contraire, il se soumet à la direction de la raison, il peut, sans danger, accomplir n'importe quel acte extérieur, car, alors, cet acte ne sera plus sensuel, encore qu'il soit fait avec le concours des sens ; ceux-ci y ont moins de place que la raison : voilà pourquoi ce sera un acte raisonnable et un acte de vertu. Voulez-vous être préservé de toute chute? laissez-vous diriger par la raison dans toutes vos actions extérieures et intérieures et elles seront les œuvres de Dieu plutôt que les œuvres de l'homme. L'œuvre de l'homme est l'œuvre sensuelle, celle qui est accomplie aveuglément, sans la lumière de la raison, et elle constitue un péché dont on doit s'abstenir. C'est dans ce sens qu'il est dit à l'homme d'avoir à se garder de son acte propre. L'on entend par là les œuvres sensuelles qui sont mauvaises. Ce sont là en effet les actes propres de l'homme. Les actions vertueuses, au contraire, sont de Dieu, car, Lui seul, est la source de tout bien. Tout ce que l'on fait de vraiment bon vient de Dieu et doit avoir Dieu, pour fin. Par conséquent, si les sens sont soumis à l'empire de la raison et si celle-ci est soumise à Dieu, la force et l'intluence divines se répandront dans l'homme tout entier et le rendront capable de résister au péché et d'en triompher.

103 bis. En troisième lieu, l'âme régénérée est 382 capable d'éviter les fautes vénielles si sa volonté est entièrement unie à la volonté de Dieu et si son intelligence est sans cesse en éveil pour connaître cette volonté et s'y soumettre en tout. Ce renoncement à la volonté propre nous rend aptes à recevoir les grâces et les dons de Dieu, en vertu desquels nous serons forts pour résister à tout ce qui lui déplait. Le Seigneur, en effet, ne soutient et ne fortifie en nous que sa propre volonté, à Lui. Ses dons ne peuvent pas se répandre sur ce qui est en opposition avec elle. Mais voici un homme : il s'est tellement appliqué à renoncer à sa volonté propre que, désormais, la volonté de Dieu vit en lui et le gouverne ; incontestablement, cet homme est apte à recevoir toutes les grâces et Dieu l'exaucera dans toutes ses prières. Lui demandez-vous alors de vous préserver de toute faute ? Dieu vous l'accordera. Et si cependant vous péchez en quelque chose, ce sera par la volonté de Dieu que vous tomberez. Non pas que Dieu veuille le péché, mais Il le permet afin que cette chute vous fasse connaître votre faiblesse et vos maladies spirituelles, et que vous soyiez ainsi consolidé dans l'humilité qui vous préservera de nouvelles fautes. II vous est très nuisible, en effet, de vous attribuer un bien que vous ne pouvez faire qu'avec la grâce de Dieu et de vous complaire en vous-même. C'est pour tuer cette vaine complaisance et pour donner aux âmes conscience de leurs infirmités que Dieu permet que certaines personnes, d'ailleurs très bien disposées, tombent dans quelque faute légère : Il veut ainsi les préserver de chutes plus graves. Par l'exercice du renoncement à la volonté propre, l'homme finit donc par vivre en parfaite conformité à la volonté de Dieu, de telle sorte que Dieu est sa vie et qu'il peut dire : Ce n'est plus moi qui vis, c'est Dieu qui vit en moi et me préserve des chutes funestes.

  104. En quatrième lieu, l'homme évitera les fautes quotidiennes, s'il sait, en toutes choses, garder la juste mesure. Celui qui, dans ses paroles et dans ses actes, s'en tient à cette règle, ne péchera pas. Les imperfections et les péchés viennent de ce que l'on fait trop ou trop peu. Les omissions et les exagérations sont la cause de tout mal. Faites ce que vous devez faire ; laissez ce que vous devez omettre et Dieu sera avec vous pour venir à votre aide. L'Evangile nous dit que Jésus se tint au milieu de ses disciples « Stetit Jcsus in medio » (Lue, xxiv, 36). Jésus signifie salut et en se plaçant au milieu d'eux, il semblait dire à ses disciples qu'ils devaient attendre toujours le salut, la grâce et la paix de ce milieu divin. Heureux celui qui sait garder ce milieu, l'ordre véritable, la juste mesure ! Il trouvera Dieu, il sera toujours près de lui.

  Mais, dites-vous, ne devons-nous pas approcher Dieu immédiatement, sans intermédiaire? Que parlez- vous de milieu pour le trouver? — Je vous réponds : On peut trouver Dieu de deux manières : Dans ses œuvres d'abord ou dans les créatures, et pour l'y trouver il faut employer le moyen indiqué, c'est-à-dire garder la juste mesure, l'ordre voulu par Lui. Celui qui se conforme à cet ordre, arrive de la créa-384-ture à Dieu, car Dieu est toujours dans ses œuvres. L'autre manière d'approcher Dieu est celle de l'homme parfait, de l'esprit (mens) détaché de toutes les créatures. Celui-ci s'élève au-dessus de toutes les œuvres de Dieu pour l'atteindre directement et immédiatement Lui-même. Quant à celui qui est dans la nécessité de s'occuper des créatures et d'œuvres de toutes sortes, il doit forcément se servir de ce moyen et garder la mesure, le milieu, en toutes choses. C'est ainsi qu'il évitera le péché et qu'il trouvera Dieu en tout [69].

105. En cinquième lieu, ce qui préserve des fautes journalières c'est la pauvreté, tant extérieure qu'intérieure. Le pauvre est dans une souffrance continuelle, et alors même qu'il manquerait en quelque chose, ses peines suffiraient à le purifier de ces imperfections. « ll faut excuser les fautes des pauvres, a dit un Docteur, car leurs manquements sont consumés par le feu de la pauvreté. » La pauvreté prévient aussi un grand nombre de chutes. N'ayant rien à donner, le pauvre ne peut pas pécher par manque de charité ou par dureté de cœur : il ne peut rien refuser puisqu'il n'a rien. Le riche, au contraire, en refusant de donner à celui qui sollicite ses largesses, est exposé à pécher souvent par défaut de douceur ou de générosité. De combien d'autres péchés les biens temporels sont fréquemment la cause ou l'occasion ! Le pauvre n'est pas sujet à ces tentations. II ne possède rien, comment abuserait-il des biens de ce monde ? « Pas de cause, pas d'effet possible », a dit un sage païen.

  Enfin la pauvreté préserve du péché parce qu'elle dispose la volonté à la pratique de toutes les vertus. En renonçant aux biens temporels, le pauvre volontaire a obéi à l'amour de la vertu et au désir de la perfection. Aussi, de ce fait, sa volonté est-elle douée d'une force particulière pour lutter contre les faiblesses humaines et éviter le péché. Si parfois une faute lui échappe, ce n'est pas avec le consentement de la volonté. Or, là où il n'y a pas de volonté, il n'y a pas de péché, dit saint Augustin. Ceux qui restent, au contraire, attachés encore aux choses de ce monde, sont loin d'etre aussi libres pour s’adonner à la prati-386-que de la vertu : leur volonté a moins de force pour aimer ces vertus et s'y exercer.

  106. Ce qui peut, en dernier lieu, préserver du péché c'est le feu de l'amour divin qui pénètre et consume le cœur de l'homme. Ce feu ardent de l'Esprit-Saint dévore, en lui, tout ce qui est étranger ou contraire à la vertu. L'amour et la haine sont deux choses incompatibles. Celui qui aime renonce à toute aversion, c'est-à-dire à tout péché, et il s'en abstient nécessairement. Saint Paul nous le dit: « Notre Dieu, en effet, est un feu qui consume. » (Heb. XII, 29).

  107. S'il en est ainsi, me direz-vous, si l'amour divin empêche tout péché, tous ceux qui ont reçu le Saint-Esprit, devront, ce semble, rester toujours exempts de toute faute, car ce don de l'esprit, une fois reçu, demeure éternellement. « Nous savons, dit saint Jean, que quiconque est né de Dieu ne pèche plus : la génération. de Dieu le conserve et le malin ne le louche plus. » (I Joa., v, 18). — Je réponds : L'homme peut être considéré sous deux aspects : l'homme intérieur et l'homme extérieur. Seul, l'homme intérieur est capable de recevoir le don de l'Esprit-Saint, et, quand il l'a reçu, ce don fait disparaltre de son cœur toute inclination au péché et devient pour lui un préservatif toujours plus grand. L'homme extérieur, lui, n'est pas capable de recevoir ce don, aussi ne peut-il vivre sans tomber chaque jour dans quelque imperfection ou quelque faute [70]. Il vit dans le temps, et le temps exerce son influence sur les sens en leur faisant partager sa mobilité. Force donc lui sera de pécher, à moins qu'il ne s'applique à détourner ses sens extérieurs d'une funeste dispersion, à les recueillir pour les soumettre aux puissances intérieures, lesquelles, à leur tour, il maintiendra soumises à Dieu. S'il parvenait à établir cette harmonie, à coup sûr il éviterait tout péché. Qu'est-ce en effet que le péché, sinon une aversion de Dieu et une conversion vers la créature ? Si donc, en lui, tout était tourné vers Dieu, aussi longtemps que durerait cette union, l'homme ne pécherait pas. Mais hélas ! dès qu'il revient à sa vie, à ses occupations extérieures, dès qu'il se remet pour ainsi dire au service des sens, sa faiblesse reparaît ; il se laisse facilement surprendre ; il s'oublie sur bien des choses, et cela, parce qu'il néglige de consulter ses puissances intérieures.

   Oui, certes, si l'homme savait se soumettre, intérieurement et extérieurement à la direction de son esprit éclairé par la lumière divine, il pécherait bien rarement, car alors il rapliorterait tout à Dieu et ne cher-388-cherait en tout que sa plus grande gloire. Ce ne serait pas lui qui agirait, mais l'Amour ardent de l'Esprit-Saint qui brûlerait son cœur, qui transmettrait à sa volonté la lumière, l'impulsion et la force nécessaires. Alors, Dieu, et Dieu seul, serait l'objet et la fin de toutes ses aspirations et de tous ses actes. Alors, la douceur et la suavité de l'Esprit-Saint remplissant son cœur, déverseraient la bonté et l'amour jusque sur les membres eux-mêmes pour leur énlever toute résistance et toute aigreur. Dans cet homme il ne resterait plus que la bonté, et cette bonté le préserverait de l'amertume du péché. Supposé, alors, que, par oubli, il lui échappe quelque imperfection, dés qu'il s'en apercevra, il sera plus tourmenté de cette imperfection que d'autres ne le sont du péché mortel. Et cela se comprend : celui qui a goûté aux douceurs trouve dans les choses amères une amertume bien plus grande que celui dont le palais n'a jamais savouré ces mêmes douceurs. II en est de même pour ceux qui aiment Dieu : l'ineffable douceur de l'Esprit-Saint leur fait trouver amer tout le reste. Ce qui, pour les autres hommes, est un objet de délices, est pénible pour eux : rien ne leur parait doux et enviable, comme d'aimer Dieu de l'amour le plus parfait. Et quand ils aiment Dieu ainsi, purement, tout le reste leur est amer, et cette amertume les dispose à une pureté plus grande et à un amour plus ardent. Cependant Dieu permet parfois que ces ames saintes tombent dans une imperfection ; mais c'est pour qu'une contrition sincère les prépare à aimer r)ieu d'un amour encore plus pur. Voilà pourquoi saint Paul s'écriait : « Là où a abondé le délit, là surabonde la grâce » (Rom., v, 20). Et encore : « Je sais que tout se retourne en bien pour les vrais amants de Dieu, oui, pour ceux qu'il a appelés par son décret à être des saints » (Rom., VIII, 28). Dieu, en effet, aime ceux qui l'aiment, et, toujours, Il leur donne ce qui contribue à leur plus grand bien. Est-ce à dire que le péché est une bonne chose ? Non certes ; mais Dieu le permet parfois, en ceux qui l'aiment, pour mieux leur faire connaître l'infirmité de leur âme et les porter ainsi à l'humilité de cœur. Serait-ce le péché qui éclaire l'homme et lui apprend à se connaître? Pas davantage ; mais celui-ci voit les refuges où le péché se cachait. La lumière luit dans les ténèbres du péché, et c'est ainsi, en étant humilié devant Dieu et devant toutes les créatures, qu'il arrive à se connaître, et quand, dans l'humilité, il a retrempé ses forces, il se trouve prémuni contre les chutes dangereuses et mortelles. Voilà ce que produit l'Amour de l'Esprit-Saint ; voilà ce que l'homme doit souffrir patiemment, s'il veut parvenir à la pauvreté et à la vraie contemplation. 390

CHAPITRE X QUATRIÈME CHEMIN DE LA VIE CONTEMPLATIVE : LE RECUEILLEMENT INTÉRIEUR

  108. Jusqu'ici nous avons vu comment l'homme animé du désir de la perfection et de la vraie pauvreté doit, pour y parvenir, s'exercer dans toutes les vertus, méditer avec ferveur la Passion de Jésus-Christ et s'efforcer d'accepter toutes les souffrances en les endurant dans le calme et la paix de son âme. Ce sont là les trois premiers chemins qui conduisent à la pauvreté d'esprit et à la contemplation. Le quatrième qu'il lui reste à parcourir est celui-ci : il doit veiller avec soin sur tout ce qui se présente, intérieurement, à son esprit, et, extérieurement, à ses sens, afin d'empêcher ces impressions de troubler le fond de l'âme et de devenir un obstacle à l'action de l'Esprit-Saint en elle.

§ I. Nécessité du recueillement pour trouver Dieu.

   A cet effet, il lui faut renoncer à tous les exercices extérieurs et vivre, dans le plus parfait recueillement, dans son intérieur [71]. Les exercices extérieurs se rapportent à la créature : la vie intérieure, l'action de l'esprit bien ordonnée se rapporte à Dieu et se fonde sur Lui. Si vous voulez chercher et trouver Dieu en dehors de vous, vous le pourrez, certes, il est dans les créatures ; mais là n'est pas la vraie félicité. Si, au contraire, vous le cherchez en vous-même, par le recueillement, vous le trouverez, non pas tel que les créatures le reflètent au dehors, d'une manière absolument vague (par un vestige), mais dans son essence pure et simple, et c'est ici seulement que vous rencontrerez votre béatitude. Voici, à ce sujet, comment s'exprime saint Augustin : « Quand j'ai commencé à vous connaître, O mon Dieu, j'ai pu voir que vous étiez un bien répandu dans toutes les créatures, et je me suis mis ait service des créatures pour vous y trouver. Mais aussi longtemps que je vous ai cherché de cette manière, mon cœur est resté inquiet. Quand je vous ai mieux connu, j'ai compris que vous étiez un bien existant en dehors des créatures et je me suis éloigné d'elles pour vous trouver en dehors d'elles. C'est alors que 392 mon cœur a goûté la paix, car vous nous avez faits pour vous, Seigneur, et notre cœur s'agite aussi longtemps qu'il n'a pas trouvé en vous son repos ». C'est donc en Dieu seul que notre cœur goûte la paix, dans le renoncement à la créature, dans l'union avec le Bien incréé.

 109. Toutes les créatures sont inconstantes et passagères. Le cœur de ceux qui s'en occupent ne peut pas être en paix; aussi ne se reposent-ils pas en Dieu, car Dieu habite dans la paix: « Factus est in pace locus ejus » (Ps. 75, 3.) Voulez-vous le trouver? Gardez votre cœur dans le calme, la tranquillité et le recueillement. Saint Augustin dit encore : « Beaucoup d'hommes cherchent Dieu ; mais il en est bien peu qui le trouvent parce qu'ils le cherchent au dehors, là où il n'est pas. » Dieu est esprit et nous sommes des êtres corporels : Dieu est un esprit pur, simple dans son essence, absolument libre de toute créature ; et les créatures nous chargent, et la matière nous accable, nous sommes agités, distraits, variables ; Dieu est lumière et nous sommes aveuglés par le péché ; Dieu est tout amour et nous sommes encore sujets à la haine. Pour toutes ces différences, nous ne trouvons pas Dieu. Si nous voulons le trouver, force nous est de faire tomber toutes ces barrières et de nous efforcer de lui devenir semblables. Il est tout intérieur, tout esprit, simple, pur ; Il est la Bonté par excellence, la Lumière la plus éclatante, l'Amour le plus ardent ; il faut donc, autant que notre nature le permet, chercher à devenir tels qu'Il est. Il faut que nous renoncions à toutes les choses extérieures, que nous restions recueillis au fond de nous-mêmes, que nous chassions ale notre esprit toutes les images trompeuses. que nous devenions simples et purs, éclairés de la lumière divine, embrasés du feu de l'Esprit-Saint. Alors seulement nous pourrons le chercher ; alors, en Lui, nous trouverons le repos et la prix ; en Lui encore, le calme qui nous permettra de le posséder et de le goûter. Alors nous serons dans la vraie pauvreté qui nous rendra capables de la contemplation divine. 394    

2°. Bienfaits du recueillement : ressemblance avec Dieu, lumière, force, paix et félicité divines.

   110. Quand un homme est parvenu à se détacher ainsi des créatures, quand il pratique le recueillement intérieur, quand il veille attentivement sur son cœur, pour y chercher Dieu, il obtient tout ce qu'il faut pour avoir avec Dieu une ressemblance parfaite. Jadis, il était porté au dehors, vers les créatures, il est maintenant tout intérieur, vivant de la vie de l'esprit. Il était charnel, il devient spirituel; il était accablé sous le poids des créatures, il devient libre; son esprit était enveloppé de ténèbres, il est désormais illuminé ; son cœur était froid, il est, dès ce moment, embrasé du feu de l'amour divin. Or, tout ce trésor de grâces divines, c'est dans son intérieur qu'il le trouve. Vouloir le chercher ailleurs, c'est se priver, du coup, de ces dons précieux. Ses sens ne sont pas capables de les recevoir, car les sens sont inconstants et les dons divins demeurent éternellement. Comment ce qui est instable pourrait-il supporter ce qui reste toujours? Voilà pourquoi, il faut que les sens se recueillent dans l'homme intérieur, car celui- ci, seul, est à l'image de Dieu. C'est là que le Père des Lumières répandra ses largesses, et, comme Il ne connaît aucun changement, ses dons devront être immuables. Les sens, eux, sont faits à la ressemblance du temps et ne se prêtent pas à des communications immobiles : Seul, l'homme intérieur, créé selon Dieu, dans la sainteté, dans la justice et la vérité en est capable. Confieriez-vous, je vous le demande, votre domaine, votre bien, à la garde d'un homme volage, incapable de les gérer et de les défendre? Eh bien ce serait la même folie, si vous pensiez que Dieu va remettre ses dons précieux à un homme sensuel. Mais, il n'y a pas, en lui, un seul endroit stable où le Seigneur puisse les déposer ! Construiriez-vous, dites-moi, votre maison sur du sable et de l'eau? Or, ce terrain mouvant, cette eau qui coule, ce sont vos sens. Dieu ne peut pas leur confier ses meilleurs dons.

111. Sans doute les hommes extérieurs peuvent, en pratiquant la vertu, acquérir de grands mérites par leurs bonnes œuvres : j'en conviens ; mais ils ne recevront jamais les dons parfaits réservés aux hommes intérieurs qui cherchent Dieu au plus intime de leur âme. N'est-ce pas ce que sentait David quand il disait : « J’écouterai ce que le Seigneur Dieu dit au fond de moi-même, car ce qu'il dit sera 396 la paix pour son peuple, pour ses saints, pour tous ceux qui se tournent vers le cœur » (Ps. 84.9). Oui, c'est dans l'intime du coeur que vous trouverez la paix divine. Faites tout ce que vous voudrez pour dompter les sens, multipliez les jeûnes, les veilles et tous les autres exercices extérieurs les meilleurs, vous réussirez bien à les affaiblir, mais à les éteindre complètement? non pas. Pour y arriver vous devez dépasser ces exercices extérieurs pour vous appliquer au recueillement, pour vous retirer au fond de vous- mêmes. C'est là que vous apprendrez à dompter les sens et à les faire mourir, en les rendant soumis à l'homme intérieur. Le recueillement, l'attention, la vigilance pour écouter la voix du Seigneur Dieu au dedans de vous-mêmes, voilà ce qui vous rend aptes à recevoir la force divine, et, par la force divine seulement, vous arriverez à triompher des sens. Or, cette force, Dieu la donne à l'homme intérieur, à celui qui fait rentrer tous ses sens au dedans pour se les soumettre. Quiconque n'aura pas cette force divine ne saurait remporter la victoire. Bien des hommes, n'est-il pas vrai ? se sont traités avec une sévérité extrême, et cependant, ils ont fini par tomber. Leur lutte était tout extérieure ; et ils n'ont pas réussi à vaincre les sens sur le terrain qui leur est propre. Sils les avaient attaqués de l'intérieur, soutenus par la force divine, ils auraient triomphé. Adam lui-même n'aurait jamais péché s'il avait pratiqué ce recueillement et cette rentrée au fond de son âme. Mais parce qu'il a négligé cet exercice intérieur, parce qu'il a laissé libre cours à ses sens, il devait tomber, privé qu'il était de la force divine. Et il en sera ainsi, toujours, pour tous ceux qui marcheront sur ses traces.

   112. Vous me direz peut-être : Mais pourquoi donc Dieu a-t-il créé l'homme s'il voulait le laisser tomber? —Je vous réponds: Pour empêcher l'homme de tomber, il eut fallu que Dieu lui donnât une autre nature. En unissant l'âme et le corps, Il a donné à l'homme une volonté libre et par suite le moyen de se tourner vers le bien ou vers le mal. L'homme fit choix de ce qui devait le perdre, c'est-à-dire il se tourna vers les sens, et dès lors, le pire malheur était inévitable : il fallait que sa chute fut mortelle. Il aurait pu aussi bien se tourner du bon côté, vers son intérieur, et là il eut trouvé l'image de son Dieu, il eut rencontré la vérité, et la vérité l'aurait saisi et préservé de la chute. Mais comme, au contraire, il s'est laissé aller à la sensualité, il a fui la vérité ; celle-ci n'a pas pu agir sur lui, et, dès lors, la chute devenait fatale. Les sens ne sont pas capables de recevoir la Vérité ; seul, l'homme intérieur, l'esprit de l' homme créé selon Dieu dans la vérité (Eph. iv. 24) est apte à la posséder. — Aujourd'hui encore, c'est ce qui arrive à tous ceux qui se livrent à la sensualité. Esclaves de leurs sens, ces malheureux sont eux-mêmes la cause de leur chute et de leur perte. La justice divine exige que l'esclave des sens devienne leur victime. Dieu ne lui a-t-il pas donné la 398 raison? S'il l'écoutait il serait sauvé, car Dieu lui viendrait en aide. Mais quand les sens dominent et emportent l'esprit, comment Dieu pourrait-il le secourir ? Si les sens étaient capables de recevoir la grâce divine, ils seraient heureux, certes, ces savants ecclésiastiques qui ont acquis toute leur science par les sens : ils devraient être les plus capables de résister au péché; malheureusement, il n'en est pas ainsi; ils tombent comme tes autres et quelquefois plus rapidement que les autres. Car, plus on fait grande la part à la sensualité, plus les chutes deviennent fréquentes et graves. Cette même justice de Dieu exige que les sensuels soient damnés. Il aurait bien voulu leur donner la félicité éternelle; mais ils n'en veulent pas : ils ont cherché la mort; il est juste qu'ils meurent, ils sont incapables de vivre, et on ne peut pas être à la fois dans la vie et dans la mort.

3. L'union intime avec Dieu dans la foi et dans l'amour n'est possible qu'au fond de l’âme (in mente)

  113. C'est au plus intime de son cœur que l'homme doit recevoir la félicité. Seul, l'homme intérieur qui est né selon Dieu en est capable. Notre-Seigneur a dit : « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé. » (Marc. xvi, 16). Voici comment il faut entendre cette parole. La foi est une chose de l'esprit et non des sens. L'ouïe perçoit sans doute (l'énoncé) la parole extérieure, mais l'esprit seul reçoit la vie de la foi : les sens en sont incapables. Seul, l'esprit éclairé par l'esprit de Dieu est susceptible de cette vie, et les hommes ainsi éclairés sont vraiment les seuls qui croient. Ils sont régénérés et baptisés par l'eau du repentir ; ils sont « renouvelés dans l'esprit et le fond de leur âme » (Eph. iv, 23) ; ils ont revêtu l'homme nouveau créé dans la vérité et, par conséquent, ils sont capables de la béatitude éternelle. Il n'en est pas de même de ceux qui s'en tiennent aux sens : ceux-là n'ont pas la foi. Ils ont beau dire : Je crois. C'est pour eux un vain mot : tel un homme qui se vanterait d'avoir cent ducats et qui n'en aurait pas le premier liard. — Les sensuels diffèrent peu des païens : ils sont chrétiens de nom, mais ils sont païens par les œuvres. C'est à eux que se rapporte la parole de Notre-Seigneur : « Ce n'est pas celui qui dit : Seigneur, Seigneur, qui entrera. dans le royaume des cieux, mais celui qui accomplit la volonté de mon Père » (Matth. vii, 21). Saint Jacques les condamne quand il dit : « La foi sans les œuvres est une foi morte » (Jac. ii, 26).

(Preuve évidente que Tauler n'entend pas les exclure :) La Foi nous procure la félicité et la vie éternelle. Voilà pourquoi il faut la recevoir non dans les sens, mais dans l'esprit. Ce qui ne repose que dans les sens peut se perdre : aussi bien la foi devra-t-elle prendre racine dans l'esprit qui, seul, peut la conserver. C'est ce qui a lieu pour l'homme qui sait ramener ses sens dans l'intime de son esprit. Dans ce centre, au cœur, seront reçues les impressions de la foi divine d'où jailliront pour Lui la Vie et la félicité [72]. 400

  114.  S'il en est ainsi, direz-vous, si les sens ne sont pas capables de recevoir la Vérité, pourquoi faut-il qu'ils se recueillent dans l'intime de l'âme afin que l'homme intérieur. lui, puisse recevoir cette Vérité ? — Voici ma réponse : Quand deux sujets doivent participer à un seul et même don, il faut que le plus faible s'unisse au plus fort et que celui-ci supplée à la faiblesse de l’autre. Or, le corps et l'âme ne font qu'une personne ; leur opération est une. L'âme humaine, ne pouvant entrer en activité sans le corps, ne pourra recevoir les grâces divines qu'autant qu'elle ne sera pas gênée par les sens, et ceux-ci ne cesseront d'être un empêchement qu'autant qu'ils s'abstiendront de toute activité extérieure pour se tourner vers le fond intérieur de l'homme. Alors, l'âme est capable de recevoir la Vérité pure, et elle communi‑402-quera les dons qu'elle a reçus aux sens ; ceux-ci, à leur tour, deviennent capables de les recevoir, non certes, tant qu'ils resteront occupés extérieurement, mais quand ils seront rentrés dans l'intérieur de l'homme. C'est là que la Vérité divine est donnée à l'esprit pour que les sens, dociles à sa direction, y participent à leur manière.

  115. Voilà le nœud précieux qui met en accord les sens avec le fond de l'âme et avec la Vérité divine, afin que l'homme tout entier loue Dieu. Celui dont les sens ne sont pas ainsi reliés à l'âme, ne peut guère se préserver de la chute. Seul, l'homme intérieur peut recevoir la Vérité divine ; mais il en devient incapable, dès que les sens sont distraits au dehors : il faut qu'ils soient recueillis et tournés vers l'intime de l'âme. Dieu est un, la Foi est une ; ainsi faut-il que l'âme et le corps soient en parfaite harmonie pour être capables de recevoir Dieu et la Foi. Plus les sens sont distraits, moins l'esprit est apte à la Vérité divine. Vous ne pouvez chercher Dieu que dans le calme et la sérénité de votre cœur, dans l’union réciproque de l'extérieur et de l'intérieur. N'est-ce pas la promesse que Dieu adressait à son épouse par son Prophète quand il disait : « Voici que moi-même, je lui donnerai mon lait, et je la conduiras dans la solitude et là je lui parlerai au cœur. » (Osée ii, 14). Oui, c'est dans la solitude que l’âme doit se retirer, là où tout est silencieux et calme, où toutes les créatures se taisent : c'est là que. de son cœur paternel, Dieu tirera des paroles très douces pour les adresser au cœur ; c'est là que l'âme pourra l'entendre. Aussi bien, Dieu voudrait-il parler à l'homme, celui-ci ne pourrait pas l'entendre, s'il était occupé ailleurs à une multitude d'images. Quand deux personnes désirent se comprendre, il faut que l'une se taise pour écouter parler l'autre ; de même quand Dieu doit parler à l'âme, il est nécessaire que toutes les créatures se taisent, que toutes les facultés de l’homme fassent silence pour permettre à Dieu de se faire entendre.

116. Quand le maître parle, il convient au serviteur de se taire ; sans cela il manque de respect à son maître et s'attire sa colère. Il en est de même ici ; lorsque Dieu veut communiquer à l'âme la Vérité, tout ce qui est de l'homme doit se taire pour que l'esprit perçoive la parole divine. Interrompre et couper cette parole est une irrévérence. N'est-ce pas cependant ce que vous faites, lorsque vous vous laissez aller à toutes sortes de distractions inutiles, dont la conscience et la raison ne vous font aucun devoir. Or, sachez-le, vous n'arriverez jamais au parfait amour de Dieu, tant que vous vous livrerez à la dissipation des sens, car il vous sera impossible d'entendre la parole divine qui aurait allumé en vous le feu de cet amour. Voulez-vous donc jouir du bonheur d'aimer Dieu ? ayez soin de recueillir vos sens ; rassemblez toutes vos facultés et écoutez ce que Dieu vous dira au plus intime de votre âme. Dans ce colloque avec le Seigneur, il se fera, entre I,ui et votre âme, un échange d'amour mutuel et ainsi votre charité deviendra parfaite. « Celui qui m'aime écoule ma parole », dit Notre-Seigneur. Ceux qui ne l'écoutent 404 pas ne peuvent pas l'aimer. La Parole éternelle que le Père prononce dans l'âme est la source de l'amour divin. Vous n'écoutez pas cette parole ? vous vous éloignez de la source de l'amour. Rentrez donc en vous-mêmes, recueillez vos sens et vos facultés pour percevoir la parole divine : approchez-vous ainsi de la vraie source de l'amour et buvez, soyez enivrés des délices de l'amour divin.

 L'homme qui s'est abreuvé à cette source ne peut plus qu'aimer. Il est tout inondé d'amour. Celui qui voudrait trouver en lui autre chose que l'amour lui ferait violence. Pour lui enlever l'amour, il faudrait lui enlever la vie. Oui, l'amour est sa vie et, s'il meurt, sa mort est encore un acte d'amour. Quand il vit, l'amour le fait vivre, et quand il meurt, il meurt d'amour. L'amour est tout son bien et il est lui-même le bien de l'amour. Ce qui regarde l'amour le regarde et ce qui le touche Iui-mëme touche à l'amour. Quelqu'un veut-il agir sur Dieu ? qu'il agisse sur cet homme rempli d'amour. Le don qu'il lui fait est fait à l'amour, il rencontre l'amour, il est consumé par le feu de l'amour. Quelqu'un donne-t-il à manger à cet homme aimant ? c'est Dieu qu'il nourrit, car la nourriture une fois acceptée, c'est l'amour qui attire, qui absorbe, qui consume par ses ardeurs divines toute la substance nutritive de l'aliment. L'homme, pour ainsi dire, n'a rien mangé (l'amour a tout fait). Tout ce qui regarde cet homme aimant, tout ce qu'il y a en lui est déjà retourné à l'origine première, d'où toutes choses sont sorties, parce qu'il est intimement uni à l'origine première; et tout ce qui doit retourner à l'origine première doit s'écouler par lui. Celui qui témoigne sa charité, sa générosité à cet homme aimant ne saurait se perdre : Dieu ne le permettra pas. Cette charité, cette générosité sont offertes à tant d'amour ! Et Dieu ne peut pas se refuser à l'amour.

  Cependant ces amants de Dieu ne sont aimés que par ceux qui sont dignes eux-mêmes de l'amour divin. Ils sont un objet de haine pour le plus grand nombre, parce qu'il en est bien peu qui leur ressemblent et qui soient vraiment dignes d'eux. Saint Paul l'a dit : Le monde n'en est pas digne (Hebr. xi, 38). Et voilà pourquoi ils sont en butte à tant de haines et d'amertumes [73]. 406

118. L'amour d'ailleurs trouve sa gloire dans le mépris. Il ne veut pas être honoré par le monde. S’il l’était il craindrait de perdre son honneur véritable : il n'en veut point d'autre que la Croix et les ignominies de Jésus-Christ. Avec l'Apôtre il s'écrie : « A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose que dans la croix de Noire-Seigneur Jésus-Christ » ! (Gal. vi, 14); c'est là que réside toute ma gloire et toute ma noblesse. La Croix de Jésus-Christ, c'est l'ignominie, la haine, le mépris, la souffrance sous toutes les formes, et c'est de cela que l'amour tire son honneur et sa gloire. Si vous craignez d'être méprisé, si vous êtes dans la joie quand on vous honore, vous n'avez pas le véritable amour. Toute l'ambition de cet amour, c'est de ressembler à Celui qu'il aime, et, vouloir lui ravir quelque chose de cette ressemblance, c'est lui causer un tourment. Le traiter comme Jésus-Christ a été traité, voilà ce qui fait sa joie. Tel est le signe du véritable amour.

   119. Le véritable amour a sa source dans le cœur de Dieu le Père et, il en découle, quand le Père fait entendre à l'âme son Verbe et, avec ce Verbe divin de l'Esprit-Saint, l'amour se déverse en elle et dans toutes ses puissances : cette âme devient ainsi tout 408 Amour. Tout ce qu'elle dit et tout ce qu'elle fait respire l'Amour. Or, ce grand œuvre est l'heureux fruit du recueillement, de la répression des sens extérieurs, du repos de toutes les facultés et de l'ardeur de l'amour qui aspire à pénétrer en Dieu. Voilà comment Dieu se révèle et fait entendre sa Parole d'où découle le parfait amour. Telle est aussi la raison pour laquelle il est nécessaire, si on veut arriver à la perfection, de mener une vie intérieure et de s'abstraire de toute œuvre extérieure, afin que Dieu puisse se faire entendre dans le silence et le repos du cœur et opérer, sans obstacle, dans le fond de l'âme.

CHAPITRE XI EXPLICATIONS ET CONCLUSIONS

120. La perfection de la vie pauvre consiste en ceci : que l'homme soit libre de toute attache aux biens temporels, de toutes les préoccupations que ceux-ci peuvent lui donner. Toutes ses aspirations, toute son attention doivent converger vers Dieu, afin que le Seigneur puisse accomplir en lui les œuvres éminentes et parfaites dans lesquelles se trouve la plus pure félicité. Voilà bien ce que signifie la parole de Notre-Seigneur : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez et donnez-le aux pauvres » (Matth. xix, 21.) Non certes, que Notre-Seigneur entende déclarer par là qu'il suffit d'abandonner les biens de ce monde pour être parfaits. Combien de pauvres qui ne le sont pas ! Ce qu'il veut nous donner à comprendre, c'est que la perfection consiste dans l'action immédiate exercée par Dieu dans l'âme. Par conséquent, il importe, de plus, que la pauvreté soit bien ordonnée, et elle le sera, quand toute l'attention de l'âme se reportera vers Dieu, dans l'oubli complet des créatures. i.a meilleure charge qu'un maître puisse confier à un serviteur, c'est le service immédiat et exclusif de sa personne. Or la pauvreté est la changes la plus excellente dont Dieu 410 puisse honorer ses amis privilégiés : par elle, ll les invite à reporter toute leur attention sur Lui. Etre dans une vie pauvre et se préoccuper, au dehors, des créatures et des affaires, c'est pratiquer une pauvreté défectueuse et non parfaite. Ce n'est, certes pas la pauvreté bien ordonnée qui ne s'occupe que de Dieu. Tant qu'on est au service des créatures on est encore en possession de choses matérielles ; mais quand on n'a plus rien dont on puisse disposer, on n'a plus à s'occuper des créatures : toutes les pensées vont à Dieu.

§ 1. La vie pauvre et contemplative est la meilleure part, comme l'esprit (mens) est le meilleur de nous-mêmes.

  Lorsque Noire-Seigneur laissa Marie-Madeleine répandre sur ses pieds de précieux aromates, c'était pour lui apprendre à ne faire aucun cas des créatures, afin de pouvoir s'attacher uniquement à Lui et le contempler, sans intermédiaire. Aussi lui fit-il entendre cette parole : « Marie a choisi la meilleure part » (Luc x, 42). En abandonnant, en effet, le service des créatures, en se détachant des choses terrestres, Marie se tournait complètement vers Dieu, ce qui est, incontestablement. la meilleure part. Ceux qui possèdent des biens temporels doivent nécessairement s'occuper de la créature ; sans doute, ils peuvent le faire par amour pour Dieu ; mais combien plus court et plus sûr est le chemin suivi par ceux qui, libres de tout souci matériel, n'ont plus à s'occuper que de Dieu ! Déjà Sénèque a pu dire : « Voulez-vous garder toute la liberté de votre esprit? soyez entièrement pauvre ou vivez comme un pauvre » (Sénèque, 17, lettre à Lucilius). Quand l'homme est entièrement libre, il peut, sans obstacle. se tourner vers la meilleure part, c'est-à-dire vers Dieu ; mais il ne le pourra qu'après s'être complètement débarrassé de tout bien temporel. Ce bien, en effet, est un lourd fardeau : il pèse terriblement sur le cœur de celui qui en a le souci, et le rend ainsi incapable de s'élever au-dessus de terre ; par contre, quand on ne possède plus rien, le cœur est libre et peut aisément prendre son essor vers Dieu.

121. Cependant, il ne faut pas s'étonner que les riches, chargés des biens de ce monde, aient du mal à comprendre la liberté du pauvre d'esprit. Personne ne vante ce qu'il ne peut avoir. Il n'en est pas moins vrai que la pleine liberté d'esprit ne se trouve que dans la vie intérieure, intimement unie et appliquée à Dieu. L'homme occupé des créatures est tenu par les créatures et ces liens empêchent le recueillement. Aimons donc et pratiquons le recueillement, dégageons-nous de plus en plus des liens des créatures, afin de trouver Dieu plus sûrement là où Il a sa demeure, dans le fond de l'âme.

  Une autre raison qui nous oblige à pratiquer le recueillement. c'est  que l'intérieur de notre âme est la meilleure partie de nous-mêmes. Il n'est donc pas juste de la négliger pour servir la moins bonne. Celui qui sert les sens extérieurs ressemble à un homme qui laisserait ses meilleurs amis pour s’oc‑412-cuper de ses ennemis, car enfin, c'est le côté sensuel, en vous, qui est l'ennemi de votre âme. Tout ce que vous ferez pour lui, il vous le rendra sans doute, mais de la manière dont les ennemis paient les services qu'ils reçoivent, en vous donnant la mort, la mort éternelle. Oui, les sens donnent la mort ; ils ne peuvent pas donner la vie, car ils ne l'ont pas. N'est-ce pas ce qui est arrivé à la mère du genre humain? Elle regarda le fruit défendu, elle le trouva beau, séduisant à la vue ; elle en prit et en mangea. Cétait servir la sensualité. Que reçut-elle ? La mort. Ainsi en sera-t-il de tous ceux qui se font les serviteurs des sens. Si Eve avait agi avec sagesse et résisté à la sensualité, au lieu de la mort, elle eut trouvé la vie, en récompense. — Ne dites pas cependant que Dieu lui-même damne l'homme. Dieu ne damne personne ; c'est l'homme lui-même qui se damne : en se laissant aller à la satisfaction des sens, il choisit la mort et renonce à la vie. L'homme sensuel n'a en lui rien qui puisse recevoir la vie ou la conserver, alors même que Dieu voudrait la lui donner : il n'a, en propre, que la mort ; elle seule peut être sa récompense [74]. Si Dieu voulait donner la vie à l'homme sensuel, il ferait comme celui qui jetterait aux ordures son bien le plus précieux. Tout ce qui est sensuel, est-ce autre chose que du fumier? et saint Paul n’a t-il pas dit en parlant de tous les biens de ce monde, qu’il les méprisait coume une ordure ? « Omnia arbitror ut stercora, ut Christum lucrifaciam » (Phil. iii, 8). Le bien le plus précieux dont Dieu dispose, c'est sa vie ; et Il ne la donne pas à ceux qui mènent la vie des sens. Ce serait prostituer ce bien. Ne vous étonnez donc pas que Dieu donne si peu de grâces aux hommes sensuels : ils ne sont pas capables de les recevoir et ils ne veulent pas s'en rendre capables. S'ils le voulaient, ils mettraient un frein à leurs sens ; (ils les tourneraient vers leur esprit) et ils tourneraient leur esprit vers Dieu. Alors, vraiment, ils seraient dans la disposition requise pour recevoir la grâce. Mais plus ils chercheront à satisfaire leurs sens, plus ils s'éloigneront de Dieu. Dès lors, comment Dieu leur donnerait-il sa grâce ? Celui qui veut la recevoir doit s'approcher de Celui qui la donne. Or Dieu réside au plus intime du cœur ; c'est donc là, dans votre intérieur, qu'il faut recueillir tout votre être, pour recevoir la grâce divine.

122. Un troisième motif pour ne pas laisser libre cours à ses sens, c'est le danger où se trouvent ceux-ci de recevoir des impressions mauvaises qui souillent l'âme. Pour conserver la pureté de votre cœur, il est nécessaire de ne pas laisser vos sens courir au dehors. Si vous leur lâchez la bride, votre cœur ne pourra conserver la pureté el la paix, à moins que 414 vos sens ne soient occupés à de bonnes œuvres. [75] La paix de Dieu surpasse tout sentiment. Quand on se met au service exclusif des sens, il est impossible d'avoir cette paix car, d'eux-mêmes, les sens sont inconstants et variables. Il importe donc de savoir se mettre au-dessus d'eux et de se retirer dans l'intime et le fond de son âme : c'est là qu'on trouvera la paix durable et le repos permanent. Ne vous fiez pas à votre force, vous imaginant qu'en vous livrant ainsi, sans nécessité, à toutes sortes d'actes extérieurs, vous saurez bien les empêcher de vous nuire. Bien rares sont Ies personnes assez avancées dans la sainteté pour garder, au milieu des œuvres extérieures, la même paix qu'elles auraient si elles s'en abstenaient. En s'y livrant, sans nécessité, elles se tournent vers les créatures ; en s'en abstenant elles dirigent leur sentiment vers Dieu dont la demeure est au fond de l'âme. Comment serait-ou aussi pur en restant auprès des créatures, qu'en se mettant en contact avec Dieu ? Les créatures sont multiples et changeantes. Dieu seul est un et toujours le même. Prétendre qu'une occupation extérieure, quand elle n'est pas imposée par le devoir, n'est nullement préjudiciable, c'est montrer qu'on ne s'est pas élevé encore à une grande et véritable pureté intérieure. Le plus petit grain de poussière fait mal à l'oeil le plus sain, aussi a-t-on grand soin de veiller sur cet organe pour le garantir de tout ce qui pourrait troubler sa vue. Bien plus délicat encore est l'œil intérieur de notre âme, et, pour le préserver de toute impureté, on doit employer une attention et une vigilance bien plus grandes. A vrai dire, tout ce qui est extérieur est plus ou moins impur, et nos sens, en s'y attachant, se corrompent eux-mêmes et viennent ensuite troubler le cœur. Telles sont les raisons qui obligent l'homme à pratiquer le recueillement pour garder son cœur pur. Cette vie intérieure fait partie essentielle de la pauvreté d'esprit. Se laisser aller sans nécessité à la dissipation et aux préoccupations extérieures, c'est quitter le sentier de la vie pure que, seul, le recueillement nous ouvre et s'éloigner en même temps de la pauvreté d'esprit. Celle-ci est d'une essence simple et pure. Or, quiconque est extérieur ne saurait être pur. La pureté est au dedans, elle vient de Dieu, elle ne peut avoir sa source au dehors, dans les créatures. Pour avoir la vraie pauvreté d'esprit, il faut donc que vous soyez intérieur.

§ 2. La pauvreté d'esprit effet de la grâce attire la grâce.

123. Nul ne peut arriver à la vraie pauvreté d'esprit sans Dieu et sans sa grâce. Or la grâce n'est donnée qu'à l'homme intérieur que le Seigneur purifie de tout ce qui en lui ne serait pas divin. Par conséquent, l'homme le plus intérieur est aussi le plus pauvre, et le plus pauvre est également le plus 416 intérieur, car ces deux choses : vie intérieure et pauvreté, sont corrélatives. Prétendre être intérieur, sans renoncer aux choses extérieures, c'est prouver par là qu'on ne l'est pas vraiment. Il n'y a de vraie vie intérieure que dans le renoncement complet à soi-même et à toutes choses, non seulement d'intention, mais de fait. La vraie vie intérieure se débarrasse de tout. Quand elle existe dans une âme, la volonté pénètre dans la très sainte volonté de Dieu, par l'union la plus intime. Ce que Dieu veut, la volonté véritablement intérieure le veut aussi. Or la très sainte volonté de Dieu est que l'on imite la vie et les exemples de Jésus-Christ. N'est-ce pas de Lui (après sa transfiguration au Thabor), que le Père céleste disait : « Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui j'ai mis toute ma complaisance. Ecoute-le » (Matth. XVII, 5). Ces paroles : «  je me suis complu pleinement en lui », peuvent s'entendre aussi d'une particulière complaisance que Dieu a pour tous ceux qui imitent fidèlement son Fils bien-aimé. Et quand il dit : « ipsum audite, écoulez-le », Il veut encore que nous pratiquions sa doctrine. Or, la vie et la doctrine de Notre Seigneur nous prêchent la pauvreté intérieure et extérieure. Si donc notre volonté pénètre la volonté divine, il faut que nous aimions et pratiquions cette double pauvreté. Si la pratique n'y est pas, c'est le signe que l'amour intérieur n'est pas parfait et que notre volonté n'est pas encore unie pleinement à celle de Dieu. Si vraiment il en était ainsi, notre volonté pratiquerait ce que la volonté divine lui propose, et, sachant que celle-ei lui donne à imiter la vie et la passion de Jésus-Christ, elle se conformerait àt cet enseignement. Celui en effet qui pratique le mieux est le plus intérieur, et le plus intérieur est celui qui pratique le mieux.

  124. Oui, je dis bien ; seul, l'homme intérieur pratique la vraie pauvreté et seul le vrai pauvre d'esprit est véritablement intérieur. La pauvreté sans le recueillement intérieur est comme un roi sans royaume, comme un corps sans âme, comme une âme sans Dieu. Dieu est la vie de l'âme, l'âme est la vie du corps, et. le recueillement est précisément ce qui donne la fécondité à cette double vie, pour la gloire de Dieu. Voilà pourquoi Notre-Seigneur s'écriait: « En vérité, en vérité je vous le dis, tant que le grain de froment jeté en terre ne sera pas mort, il restera ce qu'il est, seul; mais quand il sera mort, il portera des fruits en abondance » (Jean xn, 2.1.25). Ainsi faut-il que toutes choses meurent en nous et que nous mourions en Dieu, alors seulement nous porterons beaucoup de fruits, c'est-à-dire, il se produira en nous une abondance de vie qui nous rendra agréables à Dieu. Tant que l'on ne s'est pas jeté tout entier dans cette terre bénie, on ne meurt pas intérieurement (on demeure ce qu'on était, seul, ipsum 418 solum manet) et il est impossible de porter beaucoup de fruits. Une simple apparence extérieure de pauvreté n'a pas grande valeur. On la trouve bien chez les mendiants qui courent les rues et cependant ils ne sont pas saints. C'est au fond de son cœur que l'homme doit mourir : l'intérieur et l'extérieur doivent être en harmonie. C'est là la vraie pauvreté d'esprit ; c'est là la perfection.

  125. L'homme est mort à soi-même, dans son intérieur, quand il a renoncé au péché, résisté aux passions, et acquis la vertu, au point que celle-ci soit devenue pour lui comme sa propre substance, comme une seconde nature. Il est réellement intérieur quand il s'est séparé de toutes les choses extérieures et étrangères, au point de n'avoir plus que Dieu seul. Alors, vraiment, le Seigneur peut faire entendre sa parole, sans intermédiaires, au fond de celte âme. Mort intérieure, vie intérieure, pauvreté d'esprit, ces trois choses n'en font qu'une : De la mort sort l'unité, de l'unité vient la pauvreté et la pauvreté ramène à l'unité. Voilà l'unum necessarium, la seule chose nécessaire dont parle Notre-Seigneur. Pour que l'œuvre de Dieu s'accomplisse dans une âme, il faut que cette âme ait trouvé l'unité intime et pure, qu'elle soit morte à elle-même et à toutes les réalités extérieures. Cette unité seule est capable de recevoir l'opération divine. Il faut que le ciel soit parfaitement pur pour que le soleil puisse faire éclater toute sa lumière; il en est de même pour l'âme; le Soleil divin ne la pénètrera de toute sa clarté, qu'autant qu'elle sera toute pure et toute simple. Moins elle a d'unité et plus elle est privée de lumière, car l'unité est la nature même de la lumière. Or, comme chaque chose opère suivant sa nature, il s'ensuit que la lumière ne peut opérer que dans l'unité. Par conséquent, celui qui s'éloigne de l'unité, s'éloigne de la lumière divine. La plus haute perfection consiste dans l'unité intime de l'âme. Conserver celle-ci, c'est avancer dans la perfection et se mettre à même d'être éclairé efficacement par la lumière divine pour connaitre la vérité. Sans unité, pas de Vérité. Quand, en effet, l'esprit de l'homme est encombré extérieurement par toutes sortes d'objets, il lui est impossible d'arriver à la vraie lumière manifestant la Vérité divine. Cette lumière est toute simple et ne peut projeter ses rayons que dans un esprit pur et simple, suivant cette parole de Jésus-Christ : « Si voire œil est simple, tout votre corps sera lumineux » (Matth. vr, 22). L'œil de l'homme c'est l'intelligence : quand l'intelligence est simple tout ce qu'elle perçoit est Vérité pure, tout ce qu'elle opère est justice et vertu.

§ 3. Dieu infiniment simple demande la simplicité et l'unité.

126. Ainsi donc, voulez-vous ne pas être trompé? N'occupez pas votre esprit à la multiplicité des choses extérieures. Il y a trop d'illusions. Retirez-vous dans votre intérieur et visez l'unité de la vie spirituelle. Dans cette unité et cette pureté vous ne pouvez pas vous tromper. N'allez pas vous égarer dans le do‑420-maine de l'imagination où toutes les erreurs sont possibles, car vous seriez exposé à prendre pour autant de vérités des images vaines ou curieuses. Vous serez dans l'illusion croyant être dans le vrai. De son côté, le démon fait tout ce qu'il peut pour attirer l'homme à de fausses représentations et le tromper. Il va même parfois jusqu'à lui faire croire à des visions. Mais il ne peut tromper un esprit simple et pur : toutes les fausses images restent bannies d'une âme droite et simple. Il ne s'y trouve rien, si ce n'est Dieu et la vertu. Dieu est invisible, élevé au-dessus de toutes les images et de toutes les représentations des sens. Ce qu'il opère et communique est tellement simple que personne ne peut le représenter par des images, que dis-je ? personne ne peut en parler. Celui-là seul qui en a fait l'expérience connaît la vérité pure : il sait qu'il en est ainsi et il ne veut rien savoir des visions ou révélations qui se produisent, surtout à notre époque. Car il y a longtemps que la Vérité s'est manifestée en Notre-Seigneur. Chercher la Vérité en dehors de Lui et de sa doctrine, c'est vouloir se tromper soi-même et abuser de la crédulité des autres; c'est être un disciple de l'antéchrist. Les hommes qui vivent en Jésus-Christ et en qui vit Jésus-Christ ne veulent croire, connaître et confesser que Jésus-Christ. Tout ce qui se présente à eux d'une autre manière, ils le rejettent et le méprisent comme superstition et mensonge. L’esprit d'erreur et de duplicité n'a pas prise sur eux.

 127. Bien plus, il peut arriver qu'une âme simple et pure, unie à Jésus-Christ par l'amour le plus parfait, soit obligée de renoncer à toute représentation par figure qu'elle s'est faite de la Vérité divine, si elle veut rester dans toute sa pureté et sa simplicité et ne pas mettre obstacle à l'opération divine en elle, car (ne l'oublions pas) l'action immédiate de Dieu est au dessus de toute représentation par figures et par images. Sans doute, tel homme parfait sera peut-être mis en demeure de se faire intellectuellement une représentation, une idée de la Vérité, afin de pouvoir la transmettre à son prochain d'une manière claire et intelligible. Mais, ce devoir de charité une fois rempli, la représentation de cet objet devra disparaltre de nouveau de son esprit ; il reprendra la vie intérieure et reviendra à Jésus-Christ, l'unique objet de son amour, pour s'unir à Lui, à l'exclusion de tout autre [76]. C'est ainsi qu'il se conservera dans sa 422 véritable pureté. Ce devoir, il est vrai, est très difficile à accomplir; il exige parfois un rude combat, car il en coûte de s'opposer à tout ce qui, en dehors de Dieu, se présente à l'esprit, d'en bannir tout autre objet, de briser avec tout ce qui peut donner quelque satisfaction à la raison. Il se pourra même que le corps en souffre et languisse, surtout quand certaines habitudes mauvaises ne sont pas encore entièrement déracinées. L'âme peut alors s'écrier avec l'épouse des Cantiques : « Ah ! je vous en conjure, filles de Jérusalem, si vous rencontrez mon bien-aimé, dites-lui que je languis d'amour » (Cantic. v, 8). L’amour de l'Esprit-Saint pénètre en effet tous les membres, il les remplit de son feu ardent, et ce feu consume et fait disparaître toutes les imperfections, redresse tous les désordres qui restaient.

128. Cet amour si ardent et si fort est appelé l'amour agissant, parce qu'il opère aussi longtemps qu'il y a dans I'homme une imperfection à détruire. Quand toutes les inégalités, tous les défauts ont disparu, quand tous les obstacles ont été éloignés, quand la victoire est complète, alors le cœur est envahi par la paix la plus douce, par l'amour le plus suave. C'est l'amour patient, l'amour qui souffre Dieu. Ce n’est plus lui qui agit, c'est Dieu qui agit et l'âme qui subit l'action divine. Cette âme pénètre en Dieu, dans son éternité, et Dieu l'attire par lui-même, en Lui-même, et de la sorte, il se fait que l'amour de Dieu et l’amour de l'âme ne sont plus qu'un seul et même amour. L’homme devient alors tout amour avec Dieu, et s il fallait lui donner un nom, on l'appellerait Amour. Tout autre nom ne lui conviendrait pas, car tout son être n'est qu'amour. Alors, il n'est plus question de visions, de figures, d'images ou 424 d'autres idées de ce genre : tout cela a disparu : l'âme n'y prête plus aucune attention : elle ne veut, elle ne sait, elle ne connaît que l'Amour, l'Amour divin [77].

  129. C'est dans le fond très simple et très pur de notre âme que se produit cet amour divin très simple et très pur. Cet amour fait désormais les délices et la joie la plus vraie du cœur ; joie sans aucune illusion, délices véritables, parce qu'elles sont surnaturelles, vraiment divines. Impossible d'y trouver la moindre opposition avec la Vérité qui est Dieu même. Non seulement cette joie divine n'est pas sujette à la moindre illusion ou erreur, mais elle fait disparaître toutes les joies naturelles qui seraient contraires à Dieu. Cependant cette souveraine douceur de l'esprit ne doit pas être regardée comme la fin suprême de l'âme. Ce n'est pas à cause de cette joie que l'âme doit aimer Dieu, que dis-je ? elle doit être prête à y renoncer. Dieu veut être aimé pour Lui-même. Il doit être l'unique but et la fin dernière de notre amour. Alors seulement nous l'aimons du parfait amour. Si nous l'aimions pour n'importe quel avantage, même le plus spirituel possible, notre amour serait-il autre chose que de l'égoïsme el une affection naturelle? Mais nous devons et nous voulons aimer Dieu pour Lui-même ! Qu'il daigne nous en faire la grâce !

Dernière remarque : Il ne faut pas confondre la douceur avec la bonté. La douceur affecte le dehors : la bonté tient à l'essence. La douceur est produite en nous par la vue ; la bonté est le terme de la possession et de la jouissance. La douceur est affaire de perception : la bonté fait vivre. La douceur console, la bonté donne la force et la stabilité. Voulez vous vous défaire de vous-mêmes? ayez au cœur la bonté de Dieu et croyez à sa douceur. Sache, ô homme, que là où il n'y a plus de volonté il n'y a plus de vraie peine. L'animal n'a pas de vraie peine parce qu'il n'a pas de volonté et de raison pour s'y arrêter. Fin.

ANNEXE I : APPROBATIONS, TITRE, INTRODUCTION

APPROBATIONS         

Lu et approuvé, 25 Aout 1913. (Billancourt) Fr. J. Nuss, O. P.

J'ai lu l'ouvrage intitulé Imitation de la vie pauvre de N.-S. Jésus-Christ, attribué à Tauler, traduit de l'allemand, avec préface du T. H. P. Noël, maître en théologie. Cette traduction, ut jacet, me semble ne pas contenir d'erreurs contre la foi et les moeurs, si l'on prend soin de corriger certains passages par la doc­trine exposée en d'autres endroits et surtout si l'on tient compte des notes par lesquelles le T. R. P. Noël explique en bonne part les textes sujets à caution et s'efforce de les concilier entre eux et avec la doctrine catholique. Je laisse, bien entendu, à qui de droit la responsabilité tant de l'exactitude de la traduction que des opinions historiques, philosophiques et théo­logiques qui sont énoncées dans la préface et les notes.

Sous le bénéfice de ces réserves, j'estime que cet ouvrage, surtout en raison des beautés de premier ordre qu il contient, mérite d'être publié.

Paris, le 28 Janvier 1914,

en la féte de la Translation des reliques de Saint Thomas.

Fr. A. GARDEIL,

 Paris, le 8 Février 1914.

FR. REG. MONPEURT.

 

IMITATION de la Vie pauvre de N.S. Jésus-Christ

JEAN TAULER RELIGIEUX DOMINICAIN DU XIV. SIÈCLE

TRADUCTION DE L'ALLEMAND PAR UN PRETRE DU DIOCÈSE DE STRASBOURG

A.TRALIN, Libraire-éditeur, 1914


INTRODUCTION

Le lecteur qui a eu connaissance de notre publica­tion en huit volumes des Œuvres complètes de Tau­ler s'étonnera peut être que nous n'ayons pas fait figurer cet ouvrage avec les autres. Nous ne le pou­vions pas. Non, certes, parce que ce traité de l'Imitation de la Vie pauvre de J.-C. nous paraissait indigne du grand mystique, — il avait autant et plus de titres que n'importe lequel — mais parce que la part que nous avons eue dans sa publication ne nous donnait pas le droit de présenter sous notre nom, avec notre seule responsabilité, un livre dont la traduction n'était pas de nous. Tout le mérite en revient à un des prêtres les plus distingués du diocèse de Strasbourg. En acceptant de faire pour nous ce long et difficile tra­vail, ce chanoine, archiprêtre, aussi modeste que savant a posé pour condition qu'il ne serait pas nominé. Nous nous inclinons devant cette volonté qu'aucune insistance n'a pu fléchir. Mais si nous respectons l'anonymat derrière lequel la vertu a vou­lu se cacher, l'œuvre proclamera — nous en sommes sûr - en même temps que la fidélité scrupuleuse 2 du traducteur, la haute intelligence du théologien et le talent de l'écrivain qui, en pénétrant tous les se­crets du vieil allemand parlé au xiv° siècle, sur les bords du Rhin, a su nous montrer qu'il n'ignorait rien des délicatesses, de la clarté et de l'harmonie de la langue française. Aussi bien, en s'effaçant lui-même n'a-t-il cherché et voulu qu'une chose : édifier les âmes en leur faisant connaître un des plus beaux livres du Moyen-Age. Ces âmes - et elles seront nombreuses - liront avec fruit ces pages lumineuses et profondes, et elles sauront bien témoigner leur pieuse reconnaissance à celui à qui elles les doivent. Une prière est la seule récompense qu'il ait désirée.

Nous avons à dire un mot des documents sur les­quels cette traduction a été faite, et de l'autorité qui s'attache à ces documents.

Les sermons de Tauler, disions-nous en les publiant, ont vraisemblablement été recueillis par plusieurs auditeurs et rédigés différemment suivant les aptitudes de chacun, de sorte que pendant long­temps l'on a eu un grand nombre de copies offrant entre elles de profondes divergences de forme, de style et même de fond. Le travail de compilation établi par Canisius (Pierre de Nimègue) et par L. Surius, était surtout — ils nous le disent eux-mêmes — une affaire de discernement et de saine critique. Il s'agissait de retrouver, à travers une mul­titude de manuscrits dont aucun, strictement parlant, n'était de Tauler lui même, la pensée, la manière et, autant que possible, l'expression même de l'orateur. Les deux compilateurs, dans la bonne acception du mot, se livrèrent donc à l'étude et à l'analyse des textes, confrontant les uns avec les autres, prenant un passage dans celui-ci, le corrigeant ou le complé­tant par un développement ou un aperçu emprunté à une autre copie et reconstituant ainsi un texte suivi, méthodique, épuré, complet qui n'est plus celui n'aucun manuscrit compulsé, mais une sorte de résultante de tous. Les sermons obtenus par ce moyen étaient-ils absolument conformes à ceux qu'avait prononcés Tauler et que les auditeurs avaient entendus ? Nous n'avons jamais affirmé rien de pareil. L'orateur peut-être avait été ou plus long ou plus court ; il avait dit peut-être au commencement ce que Surius nous donne dans le corps du discours ou à la fin. Celui-ci a voulu faire, à deux cents ans de distance, non pas un décalque, — c'eut été impossi­ble, — mais une reconstitution approchante, d'après les meilleurs éléments fournis par les auditeurs eux-mêmes ou par les copistes qui s'étaient succédé ; il s'est efforcé de reproduire la doctrine du maître, — c'était l'essentiel, — et tout le monde convient qu'il y a réussi ; mais il n'a pas prétendu nous livrer les sermons tels qu'ils étaient sortis de la bouche du grand mystique. On peut lui faire des critiques, on peut regretter de n'avoir pas un texte original, auto­graphe et strictement authentique. En tout cas, ce travail de synthèse ou, si l'on veut, d'adaptation, ne peut être repris par personne pour tenter de le mieux faire, vu que les données sur lesquelles il s'est appuyé ont disparu et que l'ancienne copie, tout-à-fait incom­plète (36 sermons) et peut-être fautive, qui nous reste, 4 est insuffisante pour reconstituer, même de loin, l'œuvre intégrale de Tauler. Telle quelle, avec ses imperfections et ses défauts, la traduction de Surius est incomparablement ce que nous avons de mieux pour nous donner la pensée et nous montrer le genre d'éloquence du célèbre prédicateur.

En présence du livre que nous offrons aujourd'hui au public, nous n'avons plus à faire toutes ces conjectures. Ce n'est plus une compilation, un ouvrage reconstitué de pièces et de morceaux. mais un traité suivi, un exposé large et méthodique d'un sujet déterminé, avec, ou moins implicitement, ses divisions, ses chapitres. ses paragraphes, ses déve­loppements progressifs et adaptés à l'idée qui se poursuit. Or, s'il est possible à un auditeur de recueillir un sermon et de le transcrire assez fidèle­ment après l'avoir entendu, nul ne saurait, croyons-nous, reproduire, de mémoire, tout un livre. Il faut ici nécessairement l'intervention directe et immé­diate de l'auteur, soit que lui-même ait écrit, soit qu'il ait dicté, d'après un plan tracé à l'avance. C'est une œuvre autonome qui ne peut pas avoir été faite après coup, avec des documents recueillis d'ici et de là et plus ou moins bien fondus ensemble.

La difficulté n'est donc pas de savoir qu'il y a un auteur mais d'identifier cet auteur quand lui-même n'a pas signé son ouvrage. Or c'est ici le cas, nous sommes devant un livre anonyme. La plupart des livres à cette époque (xive siècle) paraissaient sans nom d'auteur. L'artiste qui sculptait avec tant de finesse et tant d'amour les clefs de voûte des cathédrales ne s'inquiétait pas s'il demeurerait inconnu ; il lui suffisait d'avoir travaillé pour Notre-Dame. Les écrivains agissaient de même. Ils faisaient l'Imitation de Jésus-Christ, ils faisaient l'Imitation de la vie pauvre de J.-C., ils faisaient les Exercices sur la Passion de N.-S., trop heureux d'édifier les âmes et de glori­fier le Christ, sans se soucier de leur propre gloire. Ces grands hommes ont tout fait pour être ignorés du monde et Dieu leur a accordé en partie les désirs de leur cœur.

Le premier manuscrit qui sortait des mains de son auteur ne trahissait pas son origine. Cependant, tandis que certains ouvrages, comme l'Invitation de Jésus-Christ, ont pu arriver jusqu'à nous sans que jamais l'auteur ait été dévoilé, quelque effort qu'on ait tenté pour le découvrir, le livre que nous présen­tons a eu la bonne fortune, dans les copies qui en ont été faites, de porter un nom, et ce nom a été toujours, invariablement, celui du Dominicain Jean Tauler. L'opinion publique a suppléé, de bonne heure, à l'absence de signature, en désignant celui qui, par humilité, défendait expressément qu'il fut parlé de lui après sa mort. Néanmoins, nous ne voudrions pas affirmer, parce que nous n'avons pu le vérifier nous- même, que les toutes premières copies portaient le nom de Tauler. D’ailleurs la plupart de ces copies ont disparu ainsi que le manuscrit original qui était peut-être de la main même de l’auteur.

Tauler écrivait vers l'an 1350. Or la copie la plus ancienne du présent ouvrage. découverte par le P. Denifle en 1877, dans un vieux parchemin de la 6 Bibliothèque de l'Université de Leipzig, daterait seule­ment de l’an 1429. La plus connue, celle qui a servi à plusieurs éditions successives est de 1448 et se trouve à Francfort. Il serait intéressant de savoir s'il y a une pleine et entière conformité entre ces deux vénérables documents manuscrits. On ne nous le dit pas. Mais nous serions bien surpris que la ressem­blance fut parfaite car ces transcriptions à la main se faisaient péniblement et souvent le copiste ne résistait pas à la tentation d'apporter ses corrections et ses commentaires.

Toujours est-il que toutes les éditions faites après la découverte de l'imprimerie attribuent à Tauler, sans la moindre hésitation, le livre de l'Imitation de la vie pauvre. Déjà Pierre de Nimègue (Canisius) avait fait entrer quelques extraits de ce livre dans la collection allemande (1543) sous le titre générique de « Enseignements divins de Tauler ». Quelques années après, (1552) Surius traduisait en latin ces mêmes passages. Mais ni l'un, ni l'autre ne semblent avoir eu connaissance du traité complet. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre, car il est reconnu que l'œuvre allemande de Canisius est loin de reproduire tous les écrits authentiques de Tauler. Et nous sa­vons que Surius lui-même, après avoir préparé une édition latine révisant et complétant la précédente, fit la découverte des Exercices ou méditations sur la Passion, qu'il dut publier dans un volume à part. Ces lacunes s'expliquent par le peu de diffusion qu'avaient à cette époque les manuscrits, surtout ceux de cette nature. Les couvents qui les possédaient les gardaient précieusement et une circonstance seule pouvait les faire découvrir. Tout au plus quelques extraits, le plus souvent sur des feuilles volantes, circulaient-ils dans le public. C'est vraisemblablement un de ces extraits qui était tombé dans les mains de Pierre de Nimègue et de Surius. Il n'est pas douteux que s'ils avaient eu l'ouvrage entier, ils l'auraient inséré dans leur collection sous le nom de Tauler pour la même raison qu'ils donnaient, comme étant de lui, les quelques passages dont ils purent disposer.

La première édition de l'Imitation de la vie pauvre de J.-C. a été publiée en 1621, par Daniel Sudermann, d'après le manuscrit de 1448 que nous avons déjà signalé. A partir de cette époque, l'ouvrage se ré­pand en Allemagne et les éditions se succèdent à des dates assez rapprochées. — En 1681 ce traité est réimprimé à Francfort, toujours d'après le même manuscrit et l'auteur de cette édition nous donne ce renseignement précieux :  « J'ai reproduit, dit-il, mot pour mot, l'exemplaire écrit en 1448, sans partialité et je n'ai pas de propos délibéré changé une seule lettre ». Voilà un témoignage nous offrant une ga­rantie d'authenticité que les éditeurs suivants auraient bien dû nous conserver. Malheureusement, certains du moins, crurent mieux faire en dépouillant le vieux texte devenu de plus en plus difficile à comprendre, de son caractère archaïque pour lui donner la tour­nure de l'allemand moderne. Si encore ils s'étaient contentés de remplacer les expressions surannées par les termes équivalents aujourd'hui en usage; mais nous les soupçonnons fort d'avoir voulu y met‑8-tre du leur en ajoutant certains commentaires ou en faisant des suppressions regrettables.

Un d'entr'eux en fait naïvement l'aveu ; c'est Nicolas Cassender, curé à Aestmann en Franconie. Il publiait en 1824, à Francfort, le traité de l'Imitation de la vie pauvre et, dans sa préface, il écrivait textuellement ceci : « Ce petit livre a été remanié sur l'édition de Francfort de 1681 dont l'auteur certifiait qu'il n'avait pas voulu changer un mot ni une lettre au manuscrit de 1448 qu'il faisait reproduire. — Pour moi, ajoute N. Cassender, je n'ai pu conserver cette manière d'écrire car l'extérieur eut empêché un accueil favo­rable du contenu si riche, et eut nui à la clarté. Cer­tains mots particuliers à Tauler, énergiques et caus­tiques, n'ont pu cependant, à cause de Ieur richesse être changés, car personne ne pourra nier que Tauler a été, sans conteste, un maître de notre langue et qu'il l'a considérablement enrichie... »

Ainsi donc, le bon curé d'Aestmann se propose avant tout d'édifier les âmes, et, à cet effet, il tient moins à la fidélité littérale qu'à la clarté; il s'attache plus à la pensée de l'auteur qu'à l'expression dont il s'écarte quand elle lui parait ou vieillie ou obscure pour la remplacer par une autre plus ou moins équi­valente. En général, et c'est là un hommage qu'il faut lui rendre, N. Cassender reproduit assez exacte­ment le sens de l'auteur, cependant l'on remarque que, devant certains passages plus difficiles ou d'une interprétation plus délicate et plus profonde, il hésite, et quelquefois, chose plus regrettable, quand il ne comprend pas, il supprime et passe outre. C'est ainsi que des paragraphes entiers, comme celui par exemple, où il est parlé du phénix (Cfr. infra) sont omis purement et simplement. C'est là une lacune qui donne à cette édition, ou plutôt, comme le dit Cassender lui-même, à ce remaniement une valeur moindre aux yeux de ceux qui aimeraient à lire le texte original. Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que ce travail d'adaptation au style moderne est d'un grand secours. non seulement pour le lecteur ordinaire qui, le plus souvent, ne comprendrait pas ce vieil allemand devenu très difficile, mais encore et surtout pour le traducteur qui ayant à faire passer en français une langue, dont beaucoup d'expressions ne sont plus en usage, n'a pas tant à se préoccuper des mots et de la manière de dire que de ce qui est dit pour l'exprimer à sa manière. Voila pourquoi notre bien­veillant et humble traducteur a cru pouvoir se servir, surtout pour la première partie, de l'édition de Nico­las Cassender, mais en la complétant, en la confron­tant et en la contrôlant toujours avec une édition encore plus récente et qui néanmoins semble repro­duire le texte primitif.

Celle-ci est de 1850 et a été faite à Constance. Voici, à ce sujet, ce que m'écrivait en date du 17 mai 1912, mon correspondant d'Alsace, le Chanoine X... « Vous me demandez, R. P., de quelle époque est l'autre édition dont je me suis servi pour ma traduction. Elle a été imprimée à Constance en 1850 seulement. Mais les tournures et les mots dénotent un texte tout ancien, peut-être la reproduction pure et simple du texte original ou du moins du manuscrit de 1448. Il 10    y a une masse de mots qui depuis longtemps ne sont plus en usage dans la langue allemande, que l'on ne trouve dans aucun dictionnaire et que l'éditeur a tant bien que mal cherché a élucider dans un petit voca­bulaire inséré dans ce volume, en en donnant l'éty­mologie, sans cependant mettre toujours en regard le mot usuel équivalent, peut-être parce qu'il a été embarrassé de le donner. Par ci, par là, il y a l'un ou l'autre mot omis dans le texte et remplacé par des points qu'il faut suppléer à l'aide du contexte. Quelquefois ces mots omis rendent la phrase inintel­ligible. Je me suis pour tous les cas douteux servi de l'édition de 1824 qui cependant ne me semble pas avoir toujours rendu le sens de l'auteur. Souvent elle met des circonlocutions, des phrases entières dont il n'y a pas trace dans l'autre texte. L'édition de 1824 est assez souvent un texte très fortement paraphrasé. C'est pour cela qu'une fois en possession de l'édition de 1850, j'ai préféré m'en tenir à elle le plus fidèle­ment possible. »

Ces paroles nous montrent, en même temps que la droiture et la loyauté parfaites du traducteur, les ga­ranties dont il a voulu s'entourer pour nous offrir un texte rigoureusement exact et transposant, autant qu'il était possible de le faire, les pensées et les nuances mêmes du vieux dialecte allemand dans notre langue française. Ce souci de la fidélité et de la précision l'a poussé à nous donner parfois une suite de mots n'ayant pas de sens — il le croyait du moins — préférant ainsi le sacrifice du style et de la clarté à celui de l'exactitude. Il nous faisait alors avec une humilité qui nous confond l'aveu de son embarras : « Voici, nous disait-il, les huit premiers paragraphes que j'ai traduits tant bien que mal, car la traduction en est très difficile, le style est tout allemand et a des expressions qui ne se rendent guère en français et dont telle ou telle est absolument démodée et ne se trouve plus dans nos vocabulaires... P.-S. Je viens de relire ma traduction. Je n'en suis nullement satis­fait ; mais je ne vois pas le moyen de mieux faire. » dettre du 5 décembre 1911).

Une autre fois, il nous disait : « Voici la suite de mon travail qui m'a donné encore bien du mal dans ses dernières parties. Pour certaines expressions je n'ai pas trouvé le mot équivalent en français pour rendre l'idée renfermée dans le mot allemand. Entr'autres dans les paragraphes qui traitent des sens auxquels on ne doit pas laisser libre cours, je rencontre ces termes einkehren der sinne, c'est-à-dire faire rentrer les sens, ne pas les laisser agir. Y a-t-il une expression synonyme en français? Je n'en con­nais pas. J'ai traduit du mieux que j'ai pu par les mots recueillir, recueillement, vie intérieure. Je pense que vous trouverez facilement l'idée dans ces para­graphes et lui donnerez l'expression voulue. J'ai été de même embarrassé pour traduire le paragraphe qui parle de l'obligation de renoncer aux images, aux figures dont on a dû se servir pour exposer une vé­rité au prochain, images dont on doit s'abstraire pour revenir à Jésus-Christ et à son amour, car elles gêneraient la contemplation. Je crois en avoir saisi le sens assez exactement, mais je ne sais si les mots 12 et la tournure choisis pour la rendre y répondent entièrement » dettre du 17 mai 1912).

Tout dernièrement encore de 21 novembre 1913) après avoir collationné sa traduction avec l'édition publiée par le P. Denifle d'après un manuscrit, on s'en souvient, de Leipzig 1429, l'excellent chanoine m'écrivait: « Le texte que donne le P. Denifle de notre traité, je crois vous l'avoir dit, est encore d'une inter­prétation plus difficile. En certaines expressions abso­lument hors d'usage, il est presque impossible à tra­duire, en certaines parties même absolument im­possible pour celui qui n'a pas fait d'études spéciales du vieil allemand. Je ne crois pas qu'il y ait une langue qui ait subi une transformation aussi radicale que la langue allemande. » Le lecteur comprendra d'après cela pourquoi on n'a pas fait la traduction sur le texte offert par le P. Denifle, bien que le plus ancien et par là même le plus autorisé. Ji a fallu se contenter d'une édition plus accessible reproduisant un texte déjà en partie corrigé, quoique encore très difficile et très ancien, probablement celui du manus­crit 1448.

Enfin il arrive parfois que le vénéré chanoine est complètement arrêté, non seulement par la difficulté des termes, mais par la subtilité et la profondeur de la doctrine Alors, avec une conscience qui l'honore et qui fait notre admiration, il se contente de mettre entre parenthèses le mot à mot, indiquant les diffé­rentes manières dont telle ou telle expression alle­mande pourrait se rendre en français, sans se pro­noncer sur la signification : « Je suis convaincu, nous dit-il, que par votre connaissance de l'auteur et par la grande expérience de ce genre de travail, vous donnerez à cette traduction de quoi la rendre intelli­gible et fructueuse. Je suis trop novice en toutes ces matières si relevées pour me permettre un jugement. Je n'ai qu'un désir, c'est que notre travail puisse faire quelque bien aux âmes.» dettre du 25 mars 1912).

Notre travail, à nous, a surtout consisté à rétablir, dans la mesure du possible, la suite des idées et la distribution même du traité. Les différents éditeurs, en effet, pour fournir sans doute, — au lecteur, — des sujets de méditation séparés, avaient coupé et morcelé le texte en un très grand nombre de paragraphes, qui varient de 130 à 150 pour chacune des deux parties. On eut dit, ainsi que pourra s'en convaincre qui­conque ouvrira une de ces éditions, un recueil de pensées juxtaposées, sans lien et formant chacune un morceau détaché. A un examen attentif, au con­traire, il apparait qu'on est en présence d'un livre très bien conçu et composé, dans lequel l'idée pro­gresse méthodiquement avec ses divisions et ses sub­divisions. Nous nous sommes attaché à reconstituer ce plan, sans aucune altération du texte et en don­nant simplement aux chapitres et aux paragraphes ainsi formés, les titres qui nous ont paru répondre le mieux aux matières traitées, tout en conser­vant en marge, pour mémoire, les numéros qui servaient seuls de division dans les éditions allemandes. Cette nouvelle disposition correspond mieux, croyons-nous, à l'idée que nous nous faisons aujourd'hui d'un livre ; elle aura de plus, nous l'es‑14-pérons, l'avantage de faciliter la lecture et de montrer au lecteur qu'il s'agit bien d un traité conçu et réa­lisé par un auteur unique et non d'extraits réunis d'un peu partout par une simple compilation.

Quel est donc cet auteur? Notre opinion, ainsi qu'on a pu déjà s'en apercevoir, n'est pas douteuse. Cependant nous ne toucherons à cette question qu'avec la plus extrême réserve, instruit par l'expérience des polémiques que peut soulever un jugement même timidement exprimé, quand il met en cause certaines personnalités regardées comme intangibles. Nous répéterons ici pour la centième fois, que notre but est d'édifier, non pas de discuter. Nous voudrions faire lire un bon livre et non pas soutenir d'intermi­nables et inutiles discussions au sujet de celui qui l'a écrit. Peu nous importe, en définitive, de savoir à qui appartient ce traité de l'Imitation de la vie pauvre de J.-C., pourvu que tous puissent en faire leur profit. Ce titre seul nous rappelle un autre livre universel­lement connu et admiré et dont l'auteur cependant est resté anonyme. Nous ne demandons pas une fa­veur plus grande, trop heureux si cette Imitation, très digne par elle-même d'intérêt, quel qu'en soit l'au­teur, trouve auprès des âmes pieuses un crédit sinon égal du moins analogue et semblable de loin à celui dont jouit l'Imitation par excellence.

Ce que nous avons insinué déjà et que nous pou­vons répéter sans crainte d'être démenti, c'est que, jusqu'à ces derniers temps, pendant plus de quatre siècles, unanimement, sans une seule voix discor­dante, sans que du moins, jamais, un doute sérieux se soit élevé, ce livre a été attribué au Dominicain Jean Tauler. Tous les éditeurs dont nous avons parlé présentent sous ce nom l'ouvrage qu'ils impriment, sinon parce qu'ils avaient trouvé déjà ce même nom écrit en tête des manuscrits dont ils se servaient — il nous faudrait posséder encore tous ces manuscrits pour le savoir — du moins parce qu'une tradition constante et ininterrompue le leur avait nettement indiqué.

Au milieu du xix° siècle, un des critiques les plus sévères pour l'authenticité des œuvres de Tauler, et un des hommes qui se sont le plus occupé de cette question, le Docteur Charles Schmidt, professeur au séminaire protestant de Strasbourg, dans une mono­graphie sur Tauler pour servir à l'Etude de l'histoire de la mystique et de la vie religieuse au xiv e siècle (Hambourg, fr. Perthes, 1841) écrivait que de tous les livres parus au nom du célèbre dominicain, le traité de la Vie pauvre de Jésus-Christ tenait le premier rang par­mi les œuvres authentiques et qu'il devait lui être attri­bué sans conteste.

Les arguments sur lesquels il s'appuie sont de deux sortes : la ressemblance dans la doctrine et la ressemblance dans le style. Pour montrer dans les deux cas la pleine et entière conformité, Ch. Schmidt étudie longuement la manière de penser et de dire de Tauler dans les sermons qui sont certainement de lui. Le caractère de Tauler, dit-il, s'affirme très net­tement dans ses sermons et non moins nettement dans l'Imitation de la vie pauvre, par le même fond doctrinal et par les mêmes qualités de style. « Dans 16 la manière d'exposer et dans les pensées, ces deux ouvrages ont tant de ressemblance, qu'il suffit de connaître tant soit peu le genre de Tauler pour dis­tinguer ce qui lui appartient en propre. »

Voici plus en détail le jugement porté par Ch. Schmidt : « Les petits traités n'ont été écrits que pour les religieux qui, n'étant pas en contact avec le monde, n'ont pas besoin d'une doctrine morale très circonstanciée. Son principal traité est celui de l'Imitation de la vie pauvre de J.-C. Dans la première partie Tauler montre en quoi consiste cette vraie pauvreté, quelles en sont les marques distinctives. Dans la seconde il établit comment on peut y arriver et quelle en est l'utilité. Par le mot biblique de pauvreté, l'auteur désigne en même temps la théorie et la pratique, l'abstraction spéculative et le renon­cement mystique. Le livre contient donc aussi bien la théorie que la pratique du renoncement absolu, dans lequel consiste l'imitation de Jésus-Christ et par lequel on arrive à la conformité avec Dieu. — Le mysticisme de Tauler y est exposé d'une manière plus systématique, plus serrée, on peut presque dire plus scientifique que dans ses sermons, quoique l'élément pratique se trouve souvent mêlé au théo­rique. Le livre est composé en forme de questions dont l’auteur donne la solution, d'après la méthode scolastique. Celle-ci est appliquée avec une grande sagacité à la spéculation mystique, ce qui est très remarquable dans un ouvrage allemand. Le dévelop­pement des idées y suit une marche rapide ; dans l'argumentation, Tauler se montre par moments habile dialecticien ; mais il ne manque pas non plus d'arguties et de distinctions inutiles et l'on ne peut que difficilement suivre la connexion logique. Mais l'on y sent le même esprit vif et pieux comme dans les sermons de l'excellent moine : l'exposition est chaude, souvent entraînante, de sorte que le livre ne manque pas de produire un effet bienfaisant et conso­lant, même sur un esprit moins accessible au mysti­cisme » (Ch. Schmidt).

Voici maintenant l'opinion diamétralement opposée du P. Denifle. Il l'expose et la défend très longue­ment dans son introduction de la Vie pauvre publiée par lui en 1877. Cette introduction ne comprend pas moins de 53 pages grand in-8°. Nous ne pouvons malheureusement en donner qu'une rapide mais fidèle analyse.

Et d'abord il reconnait qu'il est le premier à s'inscrire contre l'authenticité de ce livre. Jusqu'ici, personne n'en a douté. D'après Schmidt c'est le meilleur des ouvrages de Tauler, son œuvre principale. Bohlinger, dans son excellent livre sur les Mystiques
allemands, est du même avis. Bachring, dans son volume intitulé : Jean Tauler et les amis de Dieu (Hambourg), l'appelle l'œuvre principale, incontestée de Tauler, le plus beau fruit de sa conversion. Celui-ci saurait donc, remarque Denifle, que Tauler s'est
converti et la date à laquelle le livre a été écrit ; mais il n'en donne aucune preuve. Il n'y a que Bohringer qui ait trouvé par-ci par-là quelques contradictions entre les enseignements de la Vie pauvre et les sermons de Tauler, mais l'idée ne lui vient
18 pas de mettre en doute l'authenticité de l'ouvrage.

Quant à lui, il ne saurait partager l'opinion univer­selle. Il y a une différence si grande, au point de vue de la doctrine et au point de vue du style, entre ce livre et les sermons authentiques de Tauler qu'on peut l'attribuer à tout autre plutôt qu'au mystique dominicain. Et le P. Denifle cherche à le démontrer.

1' La doctrine sur la pauvreté contenue dans ce livre diffère totalement de celle que Tauler enseigne dans ses sermons. Que nous dit, en effet, cet inconnu? Il affirme que tous les hommes sont appelés ou te­nus à la pauvreté. Il raisonne ainsi : pour être ami de Dieu il faut vouloir ce que Dieu veut et détester ce qu'il déteste. Or Dieu veut que l'on soit sans biens d'aucune sorte, il déteste toutes les possessions. Donc si l'on veut être l'ami de Dieu, il faut se dépouiller de tout ce que l'on possède. Sans doute — le P. De­nitie s'empresse de le reconnaître -- l'auteur de ce livre mitige la conclusion et les conséquences qui logiquement découleraient de ces prémisses en disant que celui-là seul est obligé de tout vendre qui est appelé à la perfection. Mais, observe Denifle, l'auteur n'a rien à gagner à cette distinction, car ou bien c'est la volonté de Dieu que l'on se fasse pauvre ou cela ne l'est pas. Si c'est, comme le dit le livre, la volonté la plus chère de Dieu que l'on soit dégagé de tout bien, personne n'a le droit de s'y soustraire; tous les hommes sont obligés d'être pauvres. Et telle est bien, d'après Denifle, la pensée de Fauteur. Le livre de la Vie pauvre dénie toute perfection, même au degré le plus infime, à quiconque ne se dépouille pas des biens temporels, car c'est précisément par ce dépouillement que commence la perfection. L'on ne peut pas dire que quelqu'un aime Dieu s'il ne laisse pas tout. Les riches n'ont pas le véritable amour de Dieu parce qu'ils ne suivent pas ce conseil de Jésus-Christ. Plus quelqu'un est riche plus il est réprouvé. Pour imiter Jésus-Christ il faut avoir la pauvreté abso­lue : celui qui ne l'a pas ne saurait être son disciple. Celui qui est détaché intérieurement doit l'être aussi extérieurement. La pauvreté extérieure est nécessai­rement le fruit de la pauvreté intérieure. Il n'est pas même permis de conserver le strict nécessaire.

Le P. Denifle trouve toutes ces affirmations dans l'Imitation de la vie pauvre. Rien de semblable évi­demment ne nous est offert par le vrai Tauler, tou­jours si prudent, si sage, si pondéré dans ses sermons. Il y a là une contradiction flagrante. Aussi, en admettant comme fondées ces accusations, ne peut-on qu'approu­ver l'éminent historien quand il conclut ce premier examen auquel il a consacré dix pages et demie, par ces paroles : « Tandis que nous admirons en Tauler le penseur réfléchi et clair, l’auteur du livre sur la pau­vreté se montre à nous comme une tête exaltée. »

2° Pauvreté et contemplation. — D'après le vrai Tauler le pauvre d'esprit, posséderait-il tout un royau­me, peut, sans obstacle, s'adonner à la contemplation; il n'est nullement empêché de jouir de la lumière di­vine. D'après l'auteur de notre livre, au contraire, la pauvreté extérieure est la condition essentielle. Pour jouir des illuminations divines, il faut imiter Jésus-Christ intérieurement et extérieurement, c'est-à-dire, 20 comme l'affirme formellement l'auteur, être pauvre comme Jésus-Christ a été pauvre et ne pas avoir une pierre pour reposer sa tête.

3° En outre le livre sur la Pauvreté demande que le contemplatif soit débarrassé et libre de toute opé­ration ou occupation extérieure. A ceux qui possè­dent incombe le devoir de secourir leur prochain quand il est dans le besoin; le vrai pauvre, lui, étant dépouillé de tout, n'a à s'occuper que de Dieu. On l'accusera peut-être de paresse, qu'importe... etc. Tout cela est bien différent de l'enseignement de Tau­ler mettant la charité avant tout.

4. Bien différente encore est la doctrine sur la sainte Communion, et le grand critique s'efforce encore de l'établir par la confrontation des textes.

5. Bien différent l'enseignement sur la nativité de Dieu au fond de l'âme, dont les deux auteurs parlent, il est vrai, dit-il, mais sans concevoir de même l'union avec Dieu. — Le P.Denifle relève une autre divergence sur la nature de l'âme humaine qui, d'après notre livre, serait faite ou composée du temps et de l'éter­nité, tandis que d'après Tauler, suivant en cela saint Thomas, l'âme serait créée entre le temps et l'éter­nité. Enfin, il fait ressortir la différence d'interpréta­tion sur l'obligation d'aimer Dieu de tout son cour, ex toto corde.

Cependant il existe des ressemblances frappantes entre certains points de doctrine développés dans le livre de l'Imitation de la Vie pauvre et dans les ser­mons de Tauler. Le P. Denifle ne le nie pas, mais il re­marque que, même dans les sujets où la similitude est complète, la manière de les exprimer est différente. Et ceci l'amène à une étude très savante et très minu­tieuse sur le style. Par des rapprochements et des comparaisons, il établit que les termes ne sont pas les mêmes dans l'Imitation de la Vie pauvre et dans les sermons authentiques, juste dans les cas où il s'agit d'exprimer une même idée. Le style c'est l'homme : il conclut donc qu'il y a lieu ici d'assigner les deux œuvres à deux auteurs parfaitement distincts.

Nous ne le suivrons pas sur ce terrain qui dépasse no­tre compétence, encore que nous nous demandions, dans notre for intérieur, comment ces considérations sur le style peuvent avoir une force démonstrative, quand on manque de terme de comparaison. On sait en effet que les sermons reconnus comme authentiques n'ont pas été écrits par Tauler lui-même, mais recueillis par des auditeurs qui tout en traduisant fidèlement la pensée ont pu lui donner leur style personnel. Mais il ne nous convient pas de tenter même un com­mencement de réfutation.

Quel est donc l'auteur de ce traité, se demande le P. Denifle ? Il pense que d'après les idées de l'auteur sur la pauvreté, ce serait un fratricelle modéré plutôt qu'un Dominicain. C'était en tout cas un ami de Dieu. Quant à dire son nom, nul ne le peut. Il en est de même ici que pour le récit de la conversion du Maître. Nous savons que ce n'est pas Tauler. Qui est-ce ? Tout ce que nous pouvons assurer, c'est que cet ami de Dieu était venu de l'Oberland. - A part cela, le livre de l'Imitation de la Vie pauvre est bien réellement de l'époque à laquelle on l'attribue, de la seconde partie 22 du xiv° siècle, après la mort du grand Eckard, le maître de toute cette pléiade de mystiques allemands. A cette date, en effet, le Provincial des Franciscains de la province de Strasbourg empruntait divers pas­sages de la Vie pauvre pour les faire entrer dans son livre des Dix Commandements de Dieu. L'évêque Greith en cite également quelques extraits dans son traité mystique.

« De tout ce que nous avons exposé, ajoute le P. Denifle, il ressort que l'appréciation qui avait cours jusqu'ici sur Tauler et sa doctrine n'est pas exacte. Ce travail est à recommencer pour lui, comme pour Eckard et les autres mystiques allemands. Quand on l'aura fait, Tauler nous apparaîtra dans une lumière toute nouvelle et non équivoque. »

Enfin il conclut par ces paroles où nous voulons voir une excuse et une raison d'être à notre publica­tion : « L'on ne doit pas s'imaginer cependant que tout est exagéré ou erroné dans ce livre de la pau­vreté. Il contient beaucoup de passages excellents. Ce qu'il dit de la passion de Jésus-Christ doit être regardé comme ce qui a été écrit de meilleur sur ce sujet par les mystiques, et là où il développe leur doctrine saine et sobre, il le fait toujours d'une ma­nière originale et il l'expose constamment avec une haute gravité morale ». (Traduction du Chanoine X).

Tel est donc l'état de la question. D'un côté, pen­dant quatre siècles, l'unanimité de l'admiration faisant honneur à Tauler d'avoir composé ce livre, et cette admiration s'exprimant en dernier lieu par l'organe d'un pasteur protestant, Ch. Schmidt, qui, certes, ne s'est pas montré complaisant pour déclarer indistinc­tement authentiques toutes les œuvres attribuées à Tauler, car il a été un des premiers à mettre en doute la Vie du Maître et un grand nombre de sermons dont les manuscrits avaient disparu, sans parler des Mé­ditations sur la Passion. L'Imitation de la vie pauvre, dit-il, est certainement l'ouvrage principal de Tauler, celui dans lequel on reconnaît le mieux son esprit, sa doctrine et son style. — D'un autre côté, on vient de lire, sur ces mêmes chefs, le jugement porté par un religieux dominicain, un frère de Tauler, dont la com­pétence, sur l'histoire de la mystique en particulier est incontestable et incontestée. Tous ceux qui ont écrit sur ces matières après le P. Denifle, Pant. Mury, Zitvogel, le P. de Loé... se sont conformés à son juge­ment et ont reproduit fidèlement ses arguments. Pour avoir voulu, non pas attaquer, — cela ne nous est jamais venu à l'idée, — mais émettre timidement quelques raisons en faveur de l'ancienne opinion, nous nous sommes attiré des protestations indignées que nous n'avons nulle envie de voir se renouveler. Aussi bien l'ouvrage dont nous offrons la traduction peut être de qui on voudra ; le lecteur jugera s'il est digne ou indigne de Tauler, sous le vocable de qui, par une ancienne habitude, nous le mettons. Pour nous, il suffit que ce livre soit destiné à faire, encore aujourd'hui, quelque bien aux âmes, et cela, nous l'espérons fermement. C'est le seul but que nous ayons en le publiant.

E. P. N.

Billancourt, 18 Décembre 1913.

ANNEXE III : NOTES.

Note partie I § 5.

Il importe de souligner cette affirmation sur le rôle, l'im­portance et la nécessité des sens et de la raison pour la vie extérieure. L’auteur l'apporte ici, au commencement de son traité et il ne faudra jamais la perdre de vue, même quand il n'en parlera pas, même quand il nous transportera dans les hauteurs vertigineuses de la vie en Dieu. Le contemplatif iei­-bas, quelles que soient ses ascensions est toujours un homme, un animal raisonnable, et l'union la plus intime avec Dieu. irait-elle jusqu'à l’extase, ne détruit pas la nature, tout au plus elle en suspend momentanément les opérations qui se retrouvent l'instant d'après. L'auteur en nous jetant ainsi, dès le début, in medias res, indique simplement l'objet formel dont il veut s'occuper, la contemplation, 1’union de l'âme par ses sommets, de l'esprit (mens), avec Dieu. II envisage une vie supérieure, transcendante, autre que la vie des sens et de la raison, c'est la vie qui s'enracine et se développe dans les profondeurs les plus cachées de notre être, dans cette partie de l'âme essentiellement spirituelle, vivante, subsistante et dont l'activité dépasse la matière, car (et c'est là une idée fondamentale sur laquelle les anciens aimaient à revenir, que nous avons trouvée exploitée dans tous les sens par Tauler, que nous retrouverons encore partout dans tout ce livre), il y a en nous un principe de vie et de force qui ne trouve pas à s'exprimer dans des organes et par des organes ; aucune image sensible n'y pénètre et lui-même ne peut fusionner avec aucune réalité sensible. Esprit, il n'a de rapport et d'union qu'avec les esprits, mais cette union, quand elle a lieu, est immédiate, sans intermédiaire. Ce principe de vie intellectuelle, exclusivement spirituelle, est le meilleur de nous-mêmes et contient tout un monde de merveilles et de lumières insoupçonnées par la masse des hommes. C'est là que se trouve l'image et la ressemblance de Dieu ; c'est là qu'est le désir naturel, inné, indestructible de le voir, c'est là que se découvre la capacité, les théologiens disent la puissance obédientielle de le recevoir, c'est là que, par une miséricorde infinie s'établit la demeure, le ciel de Dieu. Or, l'auteur parle des illuminations célestes qui se produisent dans les sommets de l'àme quand Dieu y habite, de cette vie intérieure, démesurément agrandie encore par la présence et la vie même de Dieu. Faut-il s'étonner qu'il la mette en opposition, en quelque sorte, avec la vie des sens et de la raison que nous menons dans ce monde de la matière si différent de celui des esprits ? Comment l'homme charnel ou l’homme tout court, ce rayon d'intelligence tellement lié à la matière qu'il ne peut pas s'en passer, comment un être uniquement raisonnable, c'est à dire extrayant péniblement ses concepts des corps au milieu desquels il est plongé, comment le composé humain pourrait-il percevoir et contempler les ineffables irradiations de l'esprit pur, de l'intelligence pure qui surnage au-dessus de la matière, qui n'a pas besoin d'elle et qui ne meurt pas, comme elle. Il faut donc que le contemplatif se recueille au plus intime de lui- même, dans cette partie supérieure de son âme où les bruits, les images de ce monde n'arrivent pas ; il faut qu'il fasse le silence et l'unité, en laissant bien loin derrière lui la multiplicité et le tumulte. Quiconque a lu Tauler comprendra cette doctrine. Celle qui est annoncée ici est identique. Elle trouvera dans tout ce volume de magnifiques développements. Quand l'esprit parle à Dieu ou que Dieu parle à l'esprit, la raison de l'homme n'a qu'à se taire. Celle-ci est pour la recherche des causes dans les effets ; celui-là est pour l'admiration silencieuse de la Cause suprême au-dessus des effets Ce sont deux ordres différents. L'un ne détruit pas l'autre ; ils ne s'excluent pas, ils se superposent. La raison est nécessaire et a son rôle dans les choses de ce monde sensible : l'esprit (mens) est nécessaire et a son rôle dans le monde spirituel. L'un n'entre pas dans l'autre mais l'un aide l'autre. L'esprit est la source où la raison puise se force et sa lumière, et la raison sert et défend, au dehors, les intuitions de l'esprit.

Note partie I § 7.

L'auteur semble avoir pris le parti de nous jeter de stupéfaction en stupéfaction et cela, dès le début, sans nous y avoir aucunement préparé, à moins qu'il ne faille lui attribuer tout ce que nous avons appris déjà dans les sermons de Tauler. S'élever au-dessus de la nature sensible, au-dessus de la raison, passe encore ; mais s'élever au dessus de la grâce, au-dessus des vertus, voilà qui paraît, tout d'abord, une monstrueuse et impardonnable exagération, due à l'exaltation d'un mystique peu sûr. Où donc veut-il nous conduire ? La grâce, les vertus, n'est-ce pas déjà la surnature ? — Je supplie le lecteur de ne pas s'effrayer, de lire attentivement en pesant bien tous les mots qui corrigent, ici méme, tout ce qu'il y a de trop absolu dans la proposition principale : je le supplie surtout de patienter et d'attendre. Ce qui est dit ici presque brutalement sera, dans la suite, longuement et magnifiquement exposé et développé. L'auteur ne méprise pas la nature. Est-ce la méconnaître que de la mettre à sa place ? A plus forte raison, il ne méprise pas ou ne méconnaît pas la grâce et les actes de vertu que nous produisons sous l'action de la grâce. Le faire, serait non seulement absurde, mais impie. A Dieu ne plaise ! Nous verrons, dans ce livre, s'affirmer la nécessité constante, imprescriptible des bonnes oeuvres, des actes extérieurs de vertu morale, religieuse et théologique. C'est cela qu'il faut toujours supposer, c'est à cela qu'il faut toujours revenir, c'est sur cela que tout l'édifice spirituel repose ou du moins se manifeste à nos yeux. Nous n'avons pas d'autre moyen d'en juger. Et tout ce qui se passerait exclusivement dans les profondeurs de l'âme entre celle-ci et Dieu demeurerait mystérieux, sujet à toutes les illusions, à toutes les hallucinations, à tous les rêves, s'il n'y avait lias des signes et des règles pour le reconnaltre, l'apprécier à sa valeur et pour discerner l'impulsion qui vient de Dieu des fantômes qu'une imagination désordonnée ou maladive peut créer. Cependant, il faut bien en convenir, le signe ne fait pas la réalité et la substance, la matière ne constitue pas le formel : la règle extérieure, si indispensable soit-elle, ne remplace pas l'agent principal, et, si cet agent est Dieu, il n'est personne, que je sache, qui ait le droit de lui dicter ce qu'il doit faire, sauf à constater ce qu'il fait. Or, c'est précisément cette action de Dieu que l'auteur nous invite à considérer, c'est dans ce domaine formellement divin qu'il transporte l'esprit du contemplatif, sans préjudice pour les droits de la raison humaine qui, elle, n'entre pas et qui doit se contenter d'attendre, en bas, les manifestations sen‑sibles, les signes qui exprimeront une opération transcendante et supra sensible. Est-il vrai que Dieu en lui-même, dans sa vie propre ait une opération, un acte, qui dépasse infiniment toute opération, tout acte qui peut être produit par une créature non seulement quand celle-ci agit par son mouvement propre, mais même quand elle agit aidée par la grâce ? Est-il vrai que le dois, le secours de Dieu n'est pas Dieu ? La grâce est une création, une entité finie. L'auteur l'affirme ici et saint Thomas l'enseigne en de nombreux articles. Au dessus donc de la gràce, au-dessus des vertus produites par la grâce, il y a l'Etre incréé, infini, il y a Dieu. Et ce n'est pas une folie, une aberration d'esprit, c'est l’hommage suprême de respect et d'adoration pour l'esprit que de dire : « Tout ce que j'ai dans ma nature humaine, sens, raison, facultés de toute sorte, tout ce que vous m'avez donné pour embellir, surélever ma nature, lumières de la foi, vertus sublimes et surnaturelles, tout cela n'est rien devant votre substance, à vous, Seigneur. » Voilà simplement ce que dit et fait le contemplatif. Est-ce impossible cela ? Et où voit-on le mépris, le dédain pour la nature, pour la gràce et pour les vertus ?

Les vertus — l'auteur l'indique ici, il y reviendra ; il ne peut pas tout dire et tout expliquer à la fois — les vertus, comme tout ce qui est en possession de l'homme vivant ici bas, ont un double aspect ; un double caractère, l’un extérieur et visible : c'est ce que nous appelons l'œuvre de la charité, l'œuvre de la foi, les œuvres de l'humilité, de la mortification, etc., etc. Ce côté est de beaucoup le moins important : je l'appellerai la matière de la vertu.

Ce qui en est la forme, l'essentiel, c'est l'intention, c'est-à-dire le mobile intérieur, intime, invisible qui donne toute sa valeur et toute sa vie à l'œuvre extérieure. Quand ce mobile est l'amour de Dieu, la grâce que Dieu a infusée en l’âme, alors l'œuvre est vivante, la vertu est complète, qu'elle s'appelle foi, charité ou bienfaisance, humilité, mortification, etc., sans cela elle est morte : tout le mérite vient de l’intention. Mais, encore une fois, l'intention ne fait pas tout et il serait absurde de se borner à l'intention pour se donner l'excuse de ne rien faire. Ici encore l'auteur met chaque chose à sa place. S'il donne, comme il convient, la première à l'intention, il serait injuste de l'accu­ser de méconnaître l'importance de l'œuvre. Tout cela d'ailleurs, je le répète, sera dit en son temps. Il m'est impossible d'indi­quer des références sans apporter tout le livre.

Note partie I § 9.

Il faut bien convenir que ce langage n'est pas commun ; mais il cessera de provoquer la défiance si on ne le détourne pas de son vrai sens. Quand on a pénétré toute la pensée de l'auteur, loin de s'en effrayer, on l'admire. Qu'y a t-il de plus juste que cette notion de l'habitus puisée d'ailleurs à la plus pure école de Saint Thomas ? Il y a un double habitus : l'habitus infus et l'habitus acquis. Dieu ne se contente pas de mettre dans les puissances d'une âme des dispositions, des qualités, des aptitudes permanentes pour la rendre non seulement capable, mais particulièrement douée pour produire avec facilité des actes de vertus, il veut encore que ce principe, ce don s'exerce et, en s'exerçant, qu'il acquière de plus en plus l'aisance pour l'accomplissement d'actes nouveaux. C'est ainsi que l'habitus infus, la disposition première, permet et facilite les actes, et que les actes, à leur tour, en se répétant, disposent de mieux en mieux le principe à les faire et forment l'habitus acquis. Quand une âme éclairée et mue par Dieu s'est longtemps livrée à la pratique des vertus, celles-ci lui deviennent si faciles, si douces, si connaturelles, qu'elles semblent faire partie de sa propre essence. Autrefois il fallait s'y appliquer avec effort, s'y repren­dre à plusieurs fois, corriger ceci ou cela, examiner, tâtonner pour ainsi dire, maintenant, comme l'artiste passé maître, l'âme n'a plus à penser à la manière dont elle accomplira ses actes de vertu, elle les fait d'abondance ; ils jaillissent d'elle comme l'eau jaillit de la source, comme l'harmonie jaillit des touches sous les doigts habiles de l'artiste. Elle s'est identifiée à son art divin : la vertu est devenue quelque chose d'eIle-même. Voilà pourquoi. n'ayant plus à se préoccuper des actes de vertu qu'elle fait constamment et presque à son insu, elle peut porter toute son attention, toute son intention sur Dieu. L'esprit (mens) est libre, débarrassé, dégagé de tout, dit notre auteur. Or, telle est la disposition dans laquelle se trouve ou à laquelle doit arriver l'esprit du contemplatif. Dira-t-on encore que c'est au mépris de la vertu ? Pour pouvoir contempler Dieu vraiment et non pas seulement pour faire sur Lui, à son sujet, une méditation quel­conque, il faut s'être assimilé la vertu sous tous les rapports et sous toutes les formes : c'est ce que l'auteur, par une singulière coïncidence d'expression avec Tauler, appellera la vertu essen­ciée, virtus essentiata. -- Et pour mieux signifier la solidité, la permanence de cet habitus (quatitas difficile mobilis) voici que ce même auteur, toujours avec des expressions que nous n'avons trouvées que dans Tauler, poursuit sa comparaison et ne craint pas de dire que dans celui qui contemple, la vertu est indestruc­tible, comme l'essence même de son âme. Sans doute. absolu­ment parlant, il peut cesser d'être vertueux ; il est homme, sujet à la défection et à l'erreur ; la persévérance finale est jusqu'au bout un pur don, tandis que l'âme est par nature immortelle. Cependant il y a tout lieu de rroire qu'il ne faillira pas dans sa vertu et que Dieu ne retirera pas son don. Quand on a été élevé si haut, quand Dieu a eu des attentions pareilles, on peut déchoir, certes ; une chute est toujours possible, voilà pourquoi il faut toujours veiller et prier; mais - l'auteur l'expliquera plus longuement dans la suite — il ne semble pas que, si on veille et si on prie, et le contemplatif ne doit faire que cela, on puisse se perdre, car Dieu est fidèle dans ses dons, et le contemplatif, avec la grâce de Dieu, le sera dans son amour.

Note partie I § 13.

« Il leur manque d'ordinaire... » — On peut se trouver accidentellement et par suite de circonstances indépendantes de la volonté ou meme — ce qui n'est nullement défendu — par suite d’une prévoyante économie et d'une sage administration, à la tête d'une fortune qu'on a reçue par héritage ou créée soi- même, et qu'on conserve par raison et par devoir, et cependant, en même temps, être essentiellement pauvre et ne pas subir la moindre atteinte dans la noblesse et la pureté de cette vertu, puisque l'esprit (mens) n'est aucunement attaché à ses richesses, et que la pauvreté essentielle est dans l'esprit. C'est lui, l'esprit, et non la partie inférieure de l'homme, qui doit être libre et dégagé de tout. L'auteur vient de le dire, il ne dit que cela depuis le commencement et il aurait pu apporter ici l'exemple de saint Louis et de bien d'autres saints. Car, grâce à Dieu, il ne manque pas d'âmes, aujourd'hui encore, qui savent vivre au milieu du monde, y tenir leur place très honorablement, très raisonnablement, tres légitimement, sans y mettre cependant leur esprit (mens), le meilleur d'elles-mêmes. Celui-ci, pendant que l'homme travaille et se démène parmi les affaires humaines, reste fixé en Dieu ordonnant, dirigeant, éclairant la raison et la volonté dans les affaires humaines, mais ne se laissant jamais absorber et étouffer par elles. Mais ce n'est pas là, il faut bien l'avouer, ce qui arrive d'ordinaire. D'ordinaire, en effet, la fortune constitue un écueil ou du moins une entrave. Loin de favoriser le recueille ment, elle est une occasion incessante de préoccupations, de soucis, d'embarras de toutes sortes qui sollicitent et retiennent en bas les âmes les mieux disposées, lesquelles ont du mal à dégager leur esprit, à lui donner sa pleine liberté pour qu'il s'applique à Dieu. Voilà pourquoi certaines personnes — elles seront toujours l'exception — suivant librement le conseil évangélique, brisent d'un coup par les trois voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, les grands liens qui les retenaient au monde et se mettent dans un état de vie qui par lui-même, certes, n'est pas encore la perfection, mais qui les aidera puissamment à y tendre et à l'acquérir en écartant les obstacles, en diminuant les dangers, en facilitant le progrès spirituel. La partie inférieure, en effet, en réduisant ses besoins, sera moins sollicitée, moins envahie par la matière et laissera plus de liberté à l'esprit qui, dès lors, pourra et devra s'appliquer tout entier à son objet : connaitre Dieu, le contempler et l'aimer. Cependant ces âmes privilégiées. séparées du monde par une barrière morale plus encore que physique et qu'on appelle des âmes contemplatives, ne sont jamais, ici-bas, complètement exemptes de toute sollicitude temporelle. Tant qu'elles vivent dans un corps, tant qu'elles font partie d'une communauté, elles ont à tenir compte et des exigences de leur nature et des rapports avec leurs compagnes. On en voit alors qui, attirées par les appels d'en haut, gémissent et souffrent d'être encore retenues par tant de petits liens, car de plus en plus elles sentent leur esprit avide de liberté et de lumière. Cupio di solvi et esse cum Christo, disent-elles avec saint Paul. Ces âmes ne sont pas les plus à plaindre, car elles peuvent trouver jusque dans l'obstacle lui-même un moyen de sanctification et un grand mérite devant Dieu. Mais que dirons-nous de celles qui se laissent entraîner, captiver, passionner par les affaires du temps ? Il en est, en effet, et beaucoup, c'est l'ordinaire parmi les riches, qui ne subissent pas les biens de ce monde comme une épreuve, ou qui ne les utilisent pas comme un moyen, mais qui en font une fin et comme le centre de leurs pensées, de leurs affections. Ces hommes vivent pour leurs richesses : leur esprit ne domine pas la fortune, il est dominé, gouverné, possédé par elle. Comment cet esprit captif pourrait-il se livrer à la contemplation ? De fait et vu leurs dispositions, ces hommes sont incapables d'une vie vraiment spirituelle ; non pas, je le répète. que la fortune par elle-même les exclue nécessairement et fatalement de l'union intime avec Dieu, mais parce qu'ils se sont volontairement exclus eux-mêmes de la perfection en s'attachant à la créature. Ce sont ces riches matérialisés que le Christ condamne et que condamne aussi notre auteur en disant qu'ils n'ont pas la charité, que les vrais pauvres d'esprit, les hommes spirituels, ne sauraient trouver en eux des amis fidèles, parce qu'ils ne sont pas compris par eux. Les uns et les autres peuvent avoir extérieurement une fortune égale, une condition égale, et cependant ils ne se ressemblent pas, ils sont inégaux, non par nature, certes, non pas même par leur place sociale, mais par les dispositions et les intentions intérieures. Celles-ci sont diamétralement opposées. Les uns tendent en bas et y mettent tout leur être, les autres ont toute leur ambition en haut et ramènent à Dieu, avec toutes les énergies de leur esprit, tous les biens de ce monde qu'ils peuvent posséder sans y tenir et sans en être affectés dans le fond de leur âme (in mente). Voilà, malgré leur concision, ce que je trouve dans ces pages, et j'y cherche en vain une opposition avec la doctrine de Tauler ou celle de l'Eglise.

Note partie I § 17.

 [Ici commence une immense note : s’agit-il de la préface du traducteur alsacien  inconnu ?]

Pour bien comprendre les pages qui vont suivre sur l'obéissance, pages qui, à une lecture superficielle, pourraient paraître plutôt une exemption de l'obéissance, il importe, une fois de plus, de bien se placer au point de vue qu'envisage l'au­teur. Dans toute cette première partie de son traité, que veut-il? Il cherche à établir la nature de la pauvreté parfaite qu'il iden­tifie avec la perfection. Dans la seconde il doit nous parler des moyens pour y arriver. Puisque, présentement, il n'est question que de ce qui constitue, en propre, formellement, la perfection, restons sur ce terrain et ne demandons pas à l'auteur de nous décrire les alentours et de nous montrer par quel chemin on y arrive. Il s'est engagé à nous donner satisfaction plus tard ; sachons attendre. — Une seule et même réalité, en effet, peut être étudiée sous quatre aspects différents, d'après ses quatre causes : matérielle, efficiente, formelle et finale.

Or. il ne s'agit ici, pour le moment, que de la cause formelle, c'est-à-dire de ce qui constitue la vraie perfection dans son essence propre. La solution à toutes les difficultés : prétendues exagérations, fausseté, hérésies, dont on accuse l'auteur, est là. Quelle est donc la cause formelle, le principe constitutif, le centre, la moelle de la perfection ? C'est l'esprit complètement pur mis eu union avec Dieu par la charité. — Depuis le com­mencement, l'auteur, bien semblable en cela à Tauler, ne cesse de nous dire : cc Rentrez en vous-même, sortez des sens et de tout ce qui est sensible, élevez-vous au-dessus de cette faible raison dont toute la fonction est d'éclairer le monde extérieur, d'en extraire des notions intellectuelles : Pode parietem. Des­cendez au fond de votre âme : vous trouverez là un principe spirituel, subsistant, indestructible, immortel, supérieur, par conséquent, à toutes les fluctuations et à toutes les contingences de la matière et du temps : vous trouverez la source de vie de laquelle tout le reste, en vous, découle : la vie végétative qui vous est commune avec les plantes, la vie sensitive que vous partagez avec les animaux, la vie raisonnable qui est propre à l'homme en tant que composé. Mais si grande et si belle que soit cette dernière, ne vous arrêtez pas là ; ce n'est pas encore le sommet. Vous avez en vous un principe de vie que vous ne soupçonnez pas peut-être, qui ne peut pas s'exercer directement dans ce monde inférieur parce qu'il n'a pas d'organe à son ser­vice et qu'il ne peut pas, qu'il ne doit pas en avoir. Ce principe qui déborde la matière, qui est entièrement pur, c'est l'esprit (mens) et cet esprit c'est encore vous-même, c'est votre âme ; mais tandis que vous semblez n’en connaître et apprécier que la surface, les manifestations extérieures, voici que je vous invite à réfléchir sur le fond, l'intérieur, la moelle, medulla animae disait Tauler ; c'est de là que vous apparaitra toute votre beauté, toute votre grandeur. Connaissez-vous vous-même. Ce monde intérieur que vous comprenez n'est rien en comparaison du monde spirituel que vous ne comprenez pas. Par la raison vous ne pouvez entrer que dans le monde fini : votre esprit, lui, est ouvert et accessible à l'infini. Sans doute, par ses propres forces il ne s'élève pas jusque-là. Il n'est certes pas de la même essence que l'Esprit de Dieu. L'être divin est incommunicable. Mais cependant votre esprit offre une analogie, une ressemblance avec Dieu ; il en est l'image, et cette image ou reproduction analogique, n'est que là, et cela suffit pour montrer qu'il y a une aptitude, une capacité passive, une puissance obédientielle diraient les Théologiens, pour s'unir à l'être divin par la con­naissance, l'intuition directe et par l'amour, s'il plaît à Dieu de l'élever jusqu'à Lui, et le signe de cette aptitude, de cette capa­cité est dans le désir naturel, inné, indéracinable, mais pourtant inefficace par lui-même, le désir que cet esprit porte en lui de voir Dieu et de le posséder tel qu'il est. Or, il plaît à Dieu de satisfaire ce désir et de le rendre efficace ; il lui plaît de combler, par bonté, cette capacité, cet abîme qu'est votre cœur ; il lui plaît de faire du fond de l'âme, de l'esprit sa demeure : deliciæ meæ esse cum filiis hominum ». Mais, vous le compre­nez, pour que sa présence se fasse sentir, pour que l'union s'établisse, intime, étroite, parfaite, entre l'esprit qui est en nous et l'Esprit qui est Dieu, il faut, de notre côté, le dégagement ; il faut que notre esprit soit dépouillé de tout ; en d'autres termes, il faut qu'il soit complètement pauvre ou libre de tout ce qui regarde l'homme dans son mode inférieur d'agir sur les créatures et d'après les créatures, afin que toute sa richesse intérieure éclate. Alors Dieu lui-même se donne, alors notre esprit devient en quelque sorte riche de Dieu, alors il emprunte le mode d'agir de Dieu, alors vraiment la pauvreté d'esprit et la perfection se confondent ».

L'auteur ne nous fait passer par tous ces dépouillements successifs de tous les biens créés, extérieurs et intérieurs. que pour mieux affirmer ce degré suprême de pureté d'esprit dans lequel se réalise le formel de la perfection ou l'union parfaite avec Dieu. Mais il faudrait bien se garder de croire — et c'est là le danger d'une lecture trop rapide — qu'en nous ramenant sans cesse à cette pureté d'esprit comme à l'essentiel, comme a la perfection suprême, il ne tient aucun cas des autres biens de la nature ou de la grâce dont l'homme jouit par un autre côté et qui sont encore des dons de Dieu grandement appréciables, sans être Lui-même. II n'y a pas, dans l'être parfaitement un que nous sommes de disjonction possible. C'est bien la même âme qui est esprit vivant et, en même temps, vie de la raison, vie des sens, vie de la plante humaine. Cependant, de même que l'on peut parler de la vie de la raison ou de l'intelligence servie par des organes, sans préjudice pour la vie des sens ou de la matière, mais en les supposant toujours, de même l'on peut se poser en face de cette vie de l'esprit en lui-même, agissant au dessus de la matière, au dessus de la créature, en Dieu, ou du moins s'ouvrant tout large à Dieu. pour laisser Dieu agir en lui, l'on peut, dis-je, se placer à ce point de vue tout à fait transcen­dant, sans pour cela nier ou diminuer en rien l'activité de la raison obligée de former sa connaissance par le moyen de l'abstraction, c'est-à-dire de la tirer des images ou des espèces intelligibles. Il serait absurde et impardonnable de vouloir sépa­ser ce qui est essentiellement un ; mais il n'est pas défendu de distinguer dans un seul et même sujet ce qui se traduit par des opérations différentes.

L'auteur, à l'exemple de Tauler qui nous a habitués à cette psychologie très subtile, très profonde, mais peu commune, je le reconnais, ne fait que cela. Il nous appelle constamment vers ces sommets lumineux et tranquilles de l'âme, l'esprit (mens) où se fait, comme disent les mystiques, la nativité divine et où Dieu établit son sanctuaire C'est là le centre, le formel de la vie divine, de la perfection en nous, le point culminant où aboutit toute l’œuvre de la création. Toutes les âmes sont-elles destinées, dans ce monde, à prendre conscience de ce mystère d'amour ineffable ? En sont-elles dignes ? Non pas. C'est comme si l'on demandait : « Est-ce que tout homme est obligé de con­naître le secret intime de sa vie naturelle pour vivre ? Combien y en a t-il qui se contentent en quelque sorte de végéter, et cependant ils vivent, ils sont hommes. Combien y en a-t-il pour qui boire, manger, dormir, sentir comme des brutes, semble être tout, et cependant ils vivent, ils sont hommes. Combien y en a-t il qui se servent de leur raison et de leur volonté uniquement pour s'enfermer dans ce monde de la matière, de la fortune, des affaires, sans autre idéal que leurs passions, leurs intérêts leurs amours ou leurs haines, et cependant ils vivent, ils sont hommes. Néanmoins, sans méconnaître aucunement les titres et les droits de tous ces êtres à l'humanité, et sans sortir des attributions de la nature, n'est-il pas vrai, qu'on réservera le beau nom d'homme, dans toute son acception, à celui qui se rapprochera le plus de la noblesse et de la dignité de sa forme, c'est-à-dire de son âme raisonnable ? Celui-Ià vivra pleinement de la vie de son âme : il sera un sage. Ce qui ne l'empêchera pas d'avoir comme les autres et mieux que les autres peut-être la vie des sens et de la matière ; mais il ordonnera la partie inférieure à ce qui en est le principe, la source, la cause formelle. — Il en est de même de cette vie supérieure, surnaturelle, divine qui vient se greffer sur cette partie de l'essence de l'âme, naturelle encore par conséquent. mais totalement spirituelle, suprasensible, supraraisonnable, indépendante en soi de but organe, subsistante par elle-même et que nous appelons l'esprit (mens). Seul, cet esprit offre à Dieu, si j'ose dire, un point de contact, un rapprochement possible avec Lui, car, répétons-le, l'âme en tant que forme du corps, la raison même en tant que subministrée par les sens, en est incapable. L'aptitude, la capacité à la vie divine n'est pas là, mais seulement dans l'esprit pur. Or, par un incompréhensible don de l'Amour, Dieu devient en quelque sorte la forme de cet esprit. C'est du moins l'expression à défaut d'autre, dont se servent les mystiques, autorisés sans doute par le mot de saint Pierre : « Divinae consortes naturae » (2 Pet. 1. 4). A partir de ce moment l'esprit ne vit pas seulement de sa vie propre, il vit de la vie divine, et cette vie nouvelle établie sur les sommets de l'essence de l'àme, pénètre telle-ci tout entière, et par l'âme, la raison, les sens et le corps même, de manière à faire de nous des êtres à la fois naturels et surnaturels, humains et divins. Mais cette vie qui est la même pour tous dans sa source dans sa forme (l'union de l'esprit avec Dieu) se manifestera en chacun à des degrés différents, comme se manifeste en chacun, dans l'ordre naturel la vie de la raison. « Sunt multae mansiones » (Jean 14. 2). L'enfant baptisé aura en lui cette vie divine, son esprit en resplendira, mais sa raison encore endormie n'en saura rien. Les chrétiens ordinaires — et ils sont la multitude — s’ils évitent le péché mortel, conservent au fond de leur âme (in mente) l'union avec Dieu ; mais comme, pratiquement, ils sont loin d'en vivre et d'en faire les actes ! Comme cette vie divine se répand peu dans ces baptisés qui soupçonnent à peine la lumière intérieure qu'ils ont reçue ! Ils l'ont mise sous le boisseau ! Et remarquez bien qu'ici je confonds dans une même ignorance toutes les catégories d'hommes dont je parlais plus haut ; car tous sont égaux devant Dieu et quelquefois les mieux doués au point de vue naturel sont les plus éloignés de l'actuation de ce princiqe formel qui demeure encore en eux, je le veux bien, mais à l'état d'habitus infus, de simple disposition première qu'ils laissent inemployée et stérile, comme cet homme de tout à l'heure qui tout entier dominé et absorbé par la matière a bien la raison, mais n'en use pas. Il y en a d'autres, ainsi que l'explique très bien Tauler, qui commencent. Non seulement ils évitent le péché mortel qui serait la rupture avec Dieu, mais ils invoquent le Seigneur, ils le prient; ils font quelques actes qui semblent informés par ce principe supérieur et divin qu'ils entrevoient ; mais tout cela est encore très mélangé, très indistinct : la vie surnaturelle n'a pas fait sur eux son emprise. Je les comparerais volontiers à ces hommes que j'ai montrés livrés à la sensualité : il y a bien des lueurs de raison dans ce qu'ils font; mais on ne peut pas dire encore qu'ils se conduisent par la raison. D'autres, les progressants, prennent à coeur de se laisser pénétrer par l'esprit surnaturel ; ils ont peur de déplaire à Dieu, ils ont peur surtout des châtiments et, moitié par amour, moitié par crainte, ils évitent le mal et pratiquent les vertus en s'efforçant d'être de plus en plus fidèles à toutes les grâces qu'ils reçoivent. Je les rapprocherais de ces savants qui, dans l'ordre naturel, se servent de leur raison ou de leur intelligence parfois très grande, mais dans un but moins noble, pour briller, par exemple, dans le monde, pour acquérir les honneurs, la fortune, éviter la gêne ; ils aiment cependant la vérité et le bien et ils ne voudraient pas se compromettre par des actes déshonorants. Ils s'approchent de la noblesse de leur raison, mais la raison ne les possède pas encore complètement. Enfin, au dessus de toutes ces âmes plus ou moins engagées encore dont les affaires terrestres et humaines, il y a les parfaits. Ceux-ci, de degré en degré, de vertu en vertu, se sont élevés jusqu'au principe même de tout bien et de toute vertu, jusqu'à la cause formelle de la vie divine en eux. Ils ont ramené tout leur être à ce point central et vivificateur. Toutes les vertus, toutes les grâces, comme le dit Tauler, sont devenues en quelque sorte essentielles, s'identifiant avec cette forme supérieure qui est leur esprit vivifié par l'esprit de Dieu. De là, ils dominent de très haut toutes les contingences, et tout ce qui est créé. Unis à Dieu, l'auteur de tout bien, ils dominent la grâce et les vertus, ils dominent la raison et tout ce qui est son domaine, ils dominent les sens et la matière. Absolument, comme dans l'ordre de la nature, le sage qui peu à peu s'est élevé au dessus de toutes les bassesses humaines pour s'établir dans la lumière sereine de sa raison enfin définitivement reconquise, et qui juge de là, par cette cause formelle supérieure per altissimas causas, les passions, les événements et les choses. Dira-t-on que cet homme vivant de la sagesse a cessé de vivre de la vie des sens et qu'il n'a plus à tenir compte de la matière? Non certes, mais il saura désormais mettre la matière et les sens au service de la sagesse. C'est ce que fait ce sage des sages que nous appelons dans l'ordre surnaturel, le parfait, le saint ; son esprit s'est enfin établi dans ce qui en fait la vraie lumière, la force et la vie et désormais il ramène tout à ce centre. Il domine, il est libre, il commande à l'homme inférieur, à l'homme terrestre et cependant il est lui-même toujours homme. Pas n'est besoin de recourir au rapt, au ravissement ou à l'extase, pour expliquer cet état On ne doit pas même y recourir, car l'extase est une grâce transitoire, gratis data, qui ne suppose pas nécessairement la perfection, tandis que l'état dont nous parlons est fixe et permanent.

  Voilà donc ce qu'il faut entendre par l'esprit pauvre dont l'auteur fait le sujet de son livre. Il affirme — et nous savons pourquoi maintenant — que cet esprit ayant retrouvé son unité, sa vie parfaite en Dieu est vraiment libre; qu'il n'a rien à apprendre des créatures puisqu'il apprend tout de Dieu. qu'il n'a à recevoir d'ordres et de conseils de personne puisqu'il est tout entier sous la domination de Dieu, qu'il n'a à obéir à personne, puisque Dieu seul a autorité sur lui, qu'il est indépendant comme Dieu, libre comme Dieu, puisque sa volonté est la sienne, que ses désirs sont les siens et qu'il ne forme qu'un en quelque sorte avec Lui. — Mais l'on a du mal à se maintenir strictement au point de vue auquel se place l'auteur et l'on se récrie, l'on proteste : « Que fait il de la Sainte Ecriture ? Que fait-il de 1'Eglise ? Que fait il de l'enseignement autorisé et authentique qui est la règle indispensable, universelle, imprescriptible établie par le Christ? » Telle est l'objection qu'on nous adresse et que provoque, il faut bien l'avouer, la doctrine de Tauler, en mille endroits et reproduite ici-même. Il ne nous déplait pas d'y répondre très brièvement, car loin d'avoir à retirer quelque chose de ce que nous avons essayé d'exposer, cela nous aidera à le confirmer et à le préciser. Disons d'abord que nul n'est plus, respectueux de la Sainte Ecriture et de l'enseignement de l'Eglise que Tauler ou notre auteur, comme chacun pourra s'en convaincre, en le lisant ; nul non plus n a parlé de l'humanité adorable de N.-S. J.-C. en des termes plus enthousiastes, plus, élevés, plus tendres, plus empreints de l'amour qui débordait de son âme. Cependant — je demande grâce un moment pour ce que mes affirmations peuvent avoir en apparence d'excessif — si le lecteur veut bien se maintenir encore au point de vue formel auquel je me place avec les Mystiques, il verra qu'il est impossible de s'arrêter à l'humanité de Jésus, à plus forte raison à l'Ecriture Sainte et à l'Eglise pour avoir le principe constitutif essentiel, la cause formelle de la vie divine, de l'ordre surnaturel et, dans le cas présent, de la foi en nous. La vie, comme la lumière, comme l'amour vient d'en haut ; elle descend, elle ne remonte pas.

Or, la foi est une vertu théologique, ce qui signifie que l'objet propre dont elle s'occupe, qu'elle atteint, directement et immédiateteent. sous peine de se confondre avec les vertus et les puissances humantes et naturelles, son objet spécifique, dis-je, est Dieu ; non pas Dieu dans ses effets ou dans ses créatures, non pas Dieu dans ses manifestations extérieures, non pas même Dieu comme cause -- c'est l'objet de la raison cela, qui des effets créés remonte au créateur ; — mais Dieu en lui-même, dans son être véritable, in essencio dit Saint Thomas. Cet être divin, c'est le Vrai, le Beau, le Bien absolu, infini. Il est toute vérité. Il sait tout. Il puise toute sa science en Lui même. C'est sa science qui crée les êtres en dehors de Lui, sa science qui les fait agir. Il est la Vérité Première. Or, c'est jusque dans cette science, cette Vérité première, l'être divin lui même que nous devons être introduits par la connaissance de la foi, puis­que l'objet propre de l'intelligence c'est l'être. Esse et verum convertuntur. Tant qu'on n'a pas l'être divin, l'essence divine, la vérité première, pour terme direct de la connaissance, on peut bien faire de magnifiques considérations sur Dieu, auteur de tout bien, on n'a qu'une connaissance analogique, on n'a pas la connaissance de Dieu en lui-même, on n'a pas la foi. La foi nous sort des analogies pour nous transporter dans la réalité. Son but, son caractère, son efficacité propre, c'est de saisir ce que la raison ne saisit pas parce que c'est au-dessus d'elle, Il faut le dire fermement : la raison n'en­tre pas dans ce domaine : elle en est incapable sous tous les rapports, puisque — Saint Thomas ne se lasse pas de le répéter --- toute sa nature, toute sa puissance d'agir est de connaître abstrahendo a phanta matibus : Elle ne sort pas de là. Dans l'essence divine, au contraire, il n'y a pas de place pour les fantômes ou les images : tout y est essentiellement pur, spiri­tuel, inaccessible par conséquent à la raison qui a besoin d'ima­ges. On le voit, les deux objets sont spécifiquement différents. Donc ne demandons jamais à la raison de produire un acte pour lequel elle n'est pas faite et laissons-là tributaire de la foi.

Cependant Dieu a deux manieres de se faire connaître en lui- même, dans sa propre essence : En se montrant d'abord tel qu'il est, face à face, sans obscurité et sans voile : c'est la vision béatifique réservée miséricordieusement à notre esprit quand il n'aura plus le moindre lien pour le retenir dans la matière ou auprès d'elle. La seconde manière c'est de dire, d'expliquer lui­méme plus ou moins clairement, suivant qu'il lui conviendra, ce qu'il est : Veritas prima explicans seipsam. Voici. à proprement parler, la nature spécifique de la foi, ce qui la fait être ce qu'elle est, sa cause formelle (objectum formale quo) : connaître l'essence divine par la parole divine. Mais c'est ici également que la difficulté commence. Quelle est cette parole de Dieu ? car enfin Dieu a plus d'une manière de parler. Il se parle à Lui- même, d'abord, sans sortir de Lui-même : c'est son Verbe éternel, consubstantiel, immanent de cette immanence qui maintient l'unité de nature dans la distinction des personnes. Cette parole, nul autre que Lui ne peut l'entendre, car c'est l'infinie Vérité proférée devant l'Intelligence infinie, desquelles procède l'Amour infini, et il n'y a qu'une seule substance qui soit ainsi infinie. — Dieu parle encore au dehors (ad extra) à des êtres qui ne sont pas Lui. Il parle en quelque sorte en créant les mondes physiques : dixit et facta sunt. Mais ces êtres posés par Lui dans une nature et une existence complètement différentes de la sienne ne l'entendent pas. Il ne leur dit pas, d'ailleurs, il n'exprime pas, en les faisant, sa propre essence, ce qu'il est en lui-même, mais il exprime seulement quelque chose de sa puissance et de sa bonté dans des œuvres extérieures n'offrant que des vestiges ou de lointaines analogies avec leur auteur. Ici encore nous ne trouvons pas la parole de Dieu que nous cherchons. Qu'est-ce en effet qu'une parole sans écho ? Dieu veut cependant se manifester à sa créature et se faire connaître par elle tel qu'il est. Mais à laquelle se révélera-t-il ? Toutes sont finies. Comment l'infini pourra-t-il se rapprocher du fini ? Il ne peut y avoir qu'un rapport d'intelligence à intelligence, d'esprit à esprit : la matière est de trop, Dieu a fait les esprits. Par nature, ces êtres, tout immatériels qu'ils sont n'entrent pas d'eux-mêmes en communication directe avec Dieu ; mais ils offrent cependant avec Lui une ressemblance ; ils sont plus qu'un vestige, ils sont une image. Dieu, s'il le veut, peut élever ces intelligences créées et finies jusqu'à Lui et se faire connaître par elles tel qu il est. — Mais il y a deux sortes d'esprits. Les uns sont séparés, sans aucun lien avec la matière ; nous les appelons des anges. Ceux-là n'ont pas besoin de la foi. Quand Dieu les confirme en grâce, il les appelle immédiatement à le voir et à le contempler tel qu'il est. Les autres sont associés, fixés, pour un temps du moins, à un corps. Mais ici encore il faut distinguer. Une partie de leur essence, sans jamais se confondre avec la matière, est cependant tellement liée à elle qu'elle en devient la forme, le principe d'être, de vie, et que pour accomplir son acte propre, spirituel, elle attend le secours et le service des organes et des sens. C'est ce que nous appelons l’âme humaine, le composé, l'homme dont toute la connaissance sera réglée et conditionnée par l'abstraction. L'âme, l'intelligence humaine, comme telle, ne peut donc pas connaître un esprit pur, elle est incapable de se connaître elle-même, dans sa propre essence, à plus forte raison de connaître Dieu ut in se est. Mais il y a une autre partie de cette essence, la meilleure, mais la plus inconnue, qui échappe aux conditions et à la servitude de la matière, tout en n'étant pas séparée d'elle, et qui, en tout cas, n'a pas besoin d'elle pour agir. C'est du moins ce que nous enseigne très clairement saint Thomas, en plusieurs endroits, et ce que tous les mystiques, sans exception, nous répètent à satiété. Ceux-ci vont jusqu'à dire — nous l'avons entendu et nous l'entendrons encore dans tout ce livre – que, par ce côté Dieu a accès directement, par sa propre essence, dans cette partie de l'âme à laquelle ils réservent le nom d'esprit (mens) et qu'il peut se manifester tel qu'il est, dans une sorte d'intuition, de contemplation, de vision commencée qui rappelle de loin celle des anges et des bienheureux et qui est par conséquent au-dessus de la foi et comme un avant-goût du ciel Mais, sans aborder pour le moment ces élévations mystiques et en nous tenant exclusivement dans le domaine de la vertu théologique, il nous paraît certain, d'après la doctrine même de saint Thomas, qu'on ne peut pas placer la foi, dans ce qu'elle a de formel et d'essentiel, ailleurs que dans ce fond de l'âme, dans l'esprit, in mente, et cela sous peine d'altérer son caractère divin. Seule cette partie suprême de notre âme se passe d'abstractions. Si donc Dieu veut se faire connaltre en lui-même, comme il ne se prête pas à une abstraction, il ne peut se faire connaître que là. C'est là seulement qu'il pourra faire entendre sa parole, sur laquelle uniquement l'esprit doit s'appuyer pour adhérer à la vérité première. Credo propter auctoritatem Dei revelantis tantum. Mais encore, cette parole quelle est-elle ? Comment se fait-elle entendre ? Mystère pour l'homme.

  Tout ce que nous pouvons dire, c'est que Dieu s'adressant directement à l'esprit, ne parle pas par un organe, par une voix extérieure. La parole qui exprime immédiatement la Vérité première est toute intime, toute spirituelle, toute insensible comme l'essence divine elle-même. Qui dira ce qu'est ce verbe de Dieu adressé à sa créature ? Nulle oreille ne l'a entendu, nul oeil ne l'a vu, nul sens ne l'a perçu. Cette parole se produit sans voix, sans son, sans bruit d'aucune sorte, elle est silencieuse, intérieure, et pourtant plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants, et l'esprit qui l'entend au dedans de lui-même ne s'y trompe pas, il adore et il croit. C'est cette adhésion intérieure, surnaturelle, immédiate de l'esprit à la parole de Dieu qui constitue tout le formel, la substance, la moelle, l'âme de la foi, c'est ce qui en fait une vertu théologale et une participation à la vie même de Dieu. — Mais, encore une fois, que faites-vous, me demande t-on, de la Sainte Ecriture ? J'en fais, ce qu'elle est en réalité, une manifestation extérieure, sensible, matérielle, un livre, en un mot, qui a été écrit sous l'inspiration de l'Esprit-Saint et qui a Dieu pour auteur (Cons. Vatic. Dei Filius, cap. 2), un livre qui contient bien réellement la parole de Dieu, une révélation de la Vérité première, mais qui la contient comme un livre peut la contenir, d'une manière toute physique, plastique, si je puis dire, mais non plus vivante. Ce n'est plus la Vérité première toute resplendissante de la vie divine et sortant, en quelque sorte, de la bouche même de Dieu, pour tomber directement dans une intelligence vivante et y produire par elle-même l'illumination surnaturelle ; c'est encore la Vérité première, sans nul doute, mais tombant cette fois dans une nature morte, s'enveloppant de signes morts, de lettres, de mots, de phrases, consignés, stéréotypés sur du papier et qui ressemblent en tous points aux signes, aux lettres, aux mots, aux phrases que les hommes consignent par écrit pour traduire leur pensée. — Ce livre de Dieu s'adapte merveilleusement au mode de connaître de la raison humaine qui a besoin de signes sensibles pour se faire sa vérité ; mais, — nous osons l'affirmer, — il ne saurait suffire par lui-même pour donner la connaissance de la foi dont le propre, précisément, est de faire adhérer à la Vérité première, immédiatement et sans signes, sans autre intermédiaire que la parole môme de Dieu, pmpler Deum. loquenlem taulurn. — Ainsi donc, l'Ecriture Sainte contient bien la vérité première manifestée dans un livre inspiré et par un livre inspiré ; ce n'est pas la Vérité première se manifestant elle-même et par elle-même. Essayons de rendre claire cette pensée et de montrer à la fois notre vénération pour l'Ecriture Sainte et son insuffisance pour nous faire vraiment croire. Voici un homme. Il est intelligent : sans les préjugés et sans les passions qui aveuglent : son cœur est pur. comme sa raison est droite. Il prend avec respect le livre des Ecritures qu'on lui dit être le dépôt de la révélation. II le lit, il le médite, il le comprend, il le goûte, il l'admire. La Vérité première réellement contenue dans ce livre va-t-elle se manifester à lui, en vertu même des bonnes dispositions qu'il apporte pour la découvrir ? Va-t-il par cette voie, et Dieu aidant, obtenir nécessairement la foi ? Non. Parce que sa raison ne peut et ne doit connaître que ce qui lui est manifesté par des signes : c'est sa nature, c'est toute sa capacité, et Dieu ne la changera pas.

La connaissance par la foi n'est pas une prolongation, un développement de la connaissance par la raison, une extension, dans la même ligne, du rayon visuel de notre intelligence humaine que nous puissions acquérir par un secours de Dieu : c'est une connaissance d'un autre ordre, une connais­sance toute spirituelle qui demande une autre puissance pouvant et devant se passer de tous les signes, une puis­sance portant au moins dans son fond une capacité passive, une aptitude radicale qui lui permettra d'être élevée par Dieu afin de produire un acte vital, quand elle sera miséricordieusement appelée à percevoir directement la parole immatérielle expri­mant la Vérité première. Si parfaitement qu'un homme use de sa raison, il n'atteindra jamais ce qui est au-dessus et en dehors de sa raison. Or, ne l'oublions pas, le formel, l'essence de la foi Théologique n'est pas seulement au-dessus mais en dehors de la sphère où se meut la raison. Et cependant — il faut le maintenir - la Vérité première est bien là, dans ce livre, mais elle y est voilée, cachée, comme le fruit est caché sous l'écorce, comme le diamant est caché sous la gangue. La raison ne peut voir que d'après l'extérieur : elle ne pénêtre pas la substance. Voilà pourquoi l'homme le mieux disposé peut lire 1'Ecriture Sainte, sans être amené à croire, aussi loin et aussi profondément qu'aille sa raison toujours retenue par sa nature dans le domaine des abstractions. Elle n'est pas apte à recevoir l'impression immé­diate de la parole divine essentiellement spirituelle, manifestant la Vérité première. Seul un esprit indépendant de la matière dans son mode d'agir, seule une intelligence pure (mens) est capable de se prêter à cette illumination et à cette motion de la parole intérieure et divine. Et quand cet esprit est ainsi surna­turellement éclairé, il entre dans un domaine qui reste toujours fermé à la raison, même la mieux instruite des données exté­rieures et de l'énoncé des mystères. — Nous comprendrons mieux encore par un autre exemple, et celui ci fera autorité. Il s'agit de Notre-Seigneur lui-même. Certes personne ne niera qu'il n'eut en Lui la Vérité Première. Ii était lui même cette Vérité ; il était le Verbe de Dieu incarné. Tout ce qu'il enseignait, il l'enseignait comme Dieu et devenait l'objet de la foi. Sa parole était vraiment divine, elle passait par un organe vivant, le plus vivant de tous les organes, uni à la divinité par le lien le plus étroit qu'il soit possible d'imaginer, celui de la personne. Or, le Christ parle ; les Apôtres l'écoutent et recueil­lent avidement sa parole. Il fait des miracles ; les Apôtres y assistent ravis, bouleversés. Ils le voient, ils l'entendent, ils le suivent, ils l'aiment, et Celui qu'ils voient est Dieu. et Celui qu'ils entendent est Dieu. Il semble qu'ils n'ont qu'à regarder et à écouler pour croire, car enfin jamais la Vérité première ne s'est manifestée plus complètement. Eh! bien, — je n'oserais pas le dire si le Christ lui-même ne l'avait affirmé, — tout cela ne suffit pas pour donner la Foi. Un jour. à la fin de son apostolat Jésus interroge ses disciples : « Que discnt les homme, du Fils de l'homme ? » On connaît la réponse : les hommes, le monde, ceux qui jugent d'après les apparences, d'après ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent du Fils de l'homme, le prennent simplement pour un grand prophète. « Mais vous, vous mes disciples, vous mes amis, mes intimes, vous arrêterez-vous à ces dehors ? Que dites-vous de moi? Alors Pierre se levant répondit : Vous, dans votre personnalité sainte, vous êtes le Christ, le fils du Dieu vivant. » Dans l'un et l'autre cas, la question est admirablement posée et la réponse est directe et adéquate. C'est comme si Jésus avait dit : Que peut la raison des hommes ? Et tous avaient répondu : Elle ne peut connaître que le Fils de l'homme, le Pro­phète dont la parole et les actes soulèvent l'admiration. « Et maintenant que peut la Foi ? » Et seul, Pierre, le plus ignorant de tous ces ignorants, avait répondu : a Sous le voile de l'hu­manité, la Foi découvre le Christ, le Verbe de Dieu, le fils du Dieu vivant ». Et pour qu'il n'y ait pas un doute possible sur le sens de cet enseignement, voici que le Christ explique lui-même la demande et la réponse. En voyant ce premier acte de Foi de saint Pierre, il tressaille de joie et il s'écrie : « Tu es heureux, Simon, file de Jean, car ce n'est pas la chair et le sang qui l'ont révélé que je suis le fils do Dieu, mais mon Père qui est dans les cieux ». Ici la raison n'a rien à voir. Le mystère se passe tout entier dans le fond de l'âme entre l'esprit essentiellement pur et la Vérité première s'exprimant elle-même directement. Dieu a parlé autrefois par les Prophètes. ll a confié sa parole à l'Ecri­ture et les hommes ont écouté les Prophètes et ils n'ont pas cru. Le Fils de Dieu, son Verbe, est venu en personne sur la terre : Il a pris un corps semblable au nôtre ; Il a parlé et le monde ne l'a pas connu ; Il a semé partout les miracles et les siens ne l'ont pas reçu. Mais, ajoute saint Jean, tous ceux qui l'ont vrai­ment reçu ont obtenu le pouvoir de devenir les enfants de Dieu en croyant en son nom, non pas par une foi fondée sur l'affection et la voix du sang, non pas par une foi issue de la volonté de la chair, non pas par une foi établie sur la volonté et la raison de l'homme, neque ex voluntate viri ; mais ils sont nés à la vie divine uniquement par l'action de Dieu, sed ex Deo nati sont.

Cette doctrine est claire : il n'y a plus rien à ajouter. La parole extérieure, l'Ecriture Sainte, tout ce qui est perceptible par les sens et par la raison ne saurait, comme tel, constituer formellement la Foi divine. Celle-ci vient tout entière_du dedans, de Dieu méme, et elle illumine, elle transmet sa vie au dehors. Car — et ceci mérite une attention particulière pour ne pas être tenté de faire aux mystiques l'injuste reproche d'avoir tout réduit à la Foi intérieure et invisible — il faut bien se garder d'exclure les lumières qui nous viennent des Ecritures et de l'extérieur, ou de les compter pour rien. Nous devons proclamer bien haut que tous ces secours nous sont infiniment précieux, indispensables même, vu notre condition d'hommes. Comme êtres raisonnables nous avons besoin de signes et d'une vérité concrète, réduite en propositions très nettes et très explicites. L'Ecriture Sainte est le dépôt sacré où l'homme puisera les don­nées divines sur lesquelles s'appuiera sa raison pour s'aban­donner à la Fol, s'en laisser pénêtrer, en faire les actes exté­rieurs qui se proportionnent à sa nature, sans toutefois pouvoir jamais par elle-même accomplir l'acte formel. Par la lecture de l'Ecriture Sainte nous sommes bien réellement mis en posses­sion de la Vérité première, de Dieu, mais — le dire est un pléonasme — c'est par un intermédiaire, par l'Ecriture ; ce n'est plus Dieu parlant immédiatement. La raison ne l'entendrait pas. Cependant, pour elle, cette manière indirecte -- la seule dont elle dispose — d'atteindre la vérité divine, par I'Ecriture, par le signe propre, je dirai presque par le Sacrement, est tout ce qu'il y a de plus efficace, de plus immédiat, après sa parole vivante du Christ que les Apôtres entendaient et que nous n'entendons plus, mais que nous lisons dans un livre. Ici encore nous pou­vons parler d'une sorte de causalité physique, comme pour les sacrements. C'est tout ce que nous pouvons dire de plus fort et de plus élogieux pour l'Ecriture Sainte. Mals, encore un coup. tout ce qui est physique atteint bien l'homme et peut être atteint par l'homme ; cependant nous ne cesserons de répéter que Dieu n'est pas physique et que la vie divine, la vérité divine est d'un autre ordre.

Or, si — comme toute la saine théologie nous l'enseigne — la Foi formellement prise est la connaissance de la Vérité première par la seule autorité de la Vérité première, force nous est d'affir­mer que cette connaissance est aussi d'un autre ordre et qu'elle n'appartient pas formellement à la raison. Celle ci ne peut en avoir qu'une connaissance dérivée et instrumentale. L'Ecriture, c'est à dire un instrument créé et fini, lui apporte un rayonne­ment de la vérité infinie. Ce n'est pas la voix même de Dieu qui, mystérieuse et profonde, ne peut se faire entendre immédiate­ment qu'à une intelligence pure, mais c'est encore un écho fidèle de cette voix et une transmission, une reproduction, une exté­riorisation authentique. Ce n'est plus la foi formelle, intrinsè­que, mais c'est encore la foi extérieure et se manifestant au dehors. Dieu nous garde de déclarer cette manifestation inutile. La vie qui se concentrerait toute entière à l'intérieur ne serait pas la vie. La vérité divine qui se cacherait tout entière dans les profondeurs de l'âme pour ne jamais s'épanouir au dehors serait un leurre pour l'être humain raisonnable et sensible qu'actuellement nous sommes. Comme tels nous ne montons pas sur ces sommets où seul l'esprit, comme autrefois Moïse, reçoit la Vérité de la bouche même de Dieu dans les splendeurs de la Foi à sa source ; mais il descend encore de ces hauteurs assez de lumière diffuse pour satisfaire notre intelligence d'hommes dans son mode propre d'agir et de connaître et pour la rattacher au divin, car — il ne faut pas l'oublier, c'est l'essentiel — cet esprit immédiatement éclairé et instruit par la parole de Dieu est le nôtre ; c'est le même qui se manifeste par la raison, par les sens et jusque dans le corps; et, en même temps qu'il transmet sa vie naturelle à chacun des éléments constitutifs, suivant leur mode de réceptivité, il transmettra également à toutes les par­ties de notre être et surtout à la raison, suivant leur mode d'y participer, la vie divine dont il est imprégné et qui lui a été donnée par surcroît. Il n'y a pas en nous de cloison étanche et des compartiments réservés où Dieu, en quelque manière, ne puisse entrer. Le tout est de savoir comment il entre et dans quelle mesure il peut se manifester. Plus que tout le reste la raison humaine a des droits à la Vérité et Dieu ne désire rien tant que de satisfaire et au delà tous ces droits. Il fait tout pour se rapprocher d'elle, et ne pouvant pas se manifester tel qu'il est, il se manifeste à la raison telle qu'elle est elle-même. Celle-ci ne peut saisir la vérité que d'après des images, la Vérité Première se manifeste par des images, par des mots, par des phrases qui la reproduisent extérieurement aussi complètement, aussi parfaitement qu'il est possible, en s'adaptant au mode d'être et de connaître de l'homme ; mais qui ne sont pas la Vérité première s'exprimant par elle-même parce que l'homme n'entend pas ce langage de l'esprit. L'Ecriture Sainte devient donc la norme extérieure, la Règle divine, qui, si elle est bien appliquée, fait participer la raison à la révélation de Dieu, comble toutes ses capacités, tout en lui indiquant la limite qu'elle ne peut pas franchir. Elle est divinement, surnaturellement éclairée, mais à sa manière, comme elle peut l'être, con­formément à ses aptitudes passives et actives. Or, je maintiens que cette manière n'est pas le formel de la Foi, ni comme objet perçu (objectum quod) qui est l'essence divine, saus médiation créée aucune, ni comme motif de le percevoir (objectum quo) qui est la Vérité première s'exprimant elle-même ou Dieu parlant. Cette parole toute divine, toute intérieure, toute secrète et mystérieuse ne peut se faire entendre qu'à la partie tout à fait intime et supé­rieure de l'âme échappant à tout apport des sens, à l'esprit (mens) dont le mode d'être et d'agir est de se passer de toute image *[ici figure en note de la note une citation de saint Thomas].

Nous faisons une immense différence, on le voit, entre la Sainte Ecriture (nous en disons autant de la Tradition) et ce qu'on est convenu d'appeler les Motifs de crédibilité, miracles, prophéties, etc., etc. Ceux-ci sont des garanties pour défendre le dépôt révélé, pour en montrer le bien fondé et donner à la raison qui l'accepte une pleine sécurité. Manifestations de Dieu encore plus lointaines, mais plus saisissables par nous, parce que plus sensibles, les miracles et les prophéties. tous les motifs de crédibilité, font autour de la Vérité première cachée sous la lettre des Ecritures, une garde d'honneur vigilante et très bien informée. Mais tout cela ne suffirait pas encore, si Dieu n'avait mis auprès de la Vérité première parlée ou écrite, comme. une gardienne et une interprète vivante, infaillible, toujours préte à dissiper les doutes, à détruire les erreurs, à soutenir et guider la raison dans la lecture, l'explication ou la compréhension de la parole de Dieu contenue dans les saintes Lettres, comme l'organe le plus efficace, le plus sûr, le plus autorisé et aussi le plus accessible, la Sainte Eglise. Représentante du Christ sur la terre, l'Eglise veille à l'intégrité du dépôt et continue à le faire connaître aux hommes. Ceux ci sont souvent exposés à prendre leurs imaginations pour la réalité, et quand ils se trompent, l'Eglise les reprend, quand ils s'aventurent elle les rappelle à l'ordre, quand ils persistent dans leurs conceptions dangereuses ou malsaines, pour eux ou pour les autres elle les condamne, définissant ce qui doit être défini, laissant libres les opinions libres. Arbitre souveraine des discussions humaines ayant trait à la vérité révélée dont elle a la garde, elle intervient quand elle juge qu'il y a péril pour les âmes, et, sur ce terrain, tous lui doivent obéissance. Elle est reine et maîtresse quand il s'agit de proposer, d'enseigner, de défendre, de conserver intact le dépôt qu'elle a reçu. Comme il y a des esprits qui pourraient s'illusionner et prendre pour des inspirations divines ce qui est l'effet de leur hallucination. de leur rêverie, de l'imposture ou du mensonge diabolique, elle a le droit et le devoir de surveiller ce qu'ils disent et ce qu'ils font, de sorte qu'aucun homme vivant sur la terre et se disant croyant, disciple du Christ, n'échappe à son autorité. Si quelqu'un venait enseigner. même en se pré­sentant au nom de Dieu, quelque chose qui fut en contradiction avec ce qu'elle enseigne, comme elle seule a reçu mission authen­tique de prêcher, elle pourrait lancer contre lui 1 anathème. L'Eglise ; voilà véritablement la règle immédiate, nécessaire. universelle de la foi que les hommes professent. Voilà la chaire qui proclame au monde la vérité révélée ; le tribunal qui juge en dernier ressort toutes les doctrines religieuses et snora'es et dont les sentences sont irrévocables. Nul n'aura Dieu pour Père, s'il ne reconnaît l'Eglise pour mère. Que dire de plus ? Une chose : c'est que l'Eglise elle-même ne nous pardonnerait pas si nous osions la préférer à Dieu, ou simplement lui attribuer un rôle qui ne lui appartient pas. Règle extérieure toujours, nul ne respecte autant qu'elle le domaine intérieur de la conscience. Elle ne fait pas la Foi, formellement ; elle en propose les don­nées, elle en ordonne en quelque sorte la matière ; elle en exprime les dogmes, elle en réduit l'objet en formules précises et irréfragables ; elle explore avec une autorité souveraine la vérité révélée telle que la Tradition la publie et que l'Ecriture Sainte la rapporte : mais elle-même ne révèle rien ; elle est elle-même la servante de la parole de Dieu contenue dans la Tradi­tion et l'Ecriture, et celles ci, à leur tour, ne sont qu'un dépôt, tout extérieur encore, et par lui même sans vie, de cette parole intime, directe et immédiate qui seule, constitue le formel de la foi : Veritas, prima manifestans seipsam.

Ç'est ainsi que s'établit en nous une sainte et sublime hiérar­chie. Dieu, avec une délicatesse infinie, a merveilleusement mé­nagé et satisfait tous les besoins, toutes les capacités, toutes les aptitudes de notre nature, donnant, par pur amour, à chaque partie de notre être ce qui lui convenait et comme cela lui con­vient. A l'esprit pur et simple, seul capable de recevoir l'intelli­gible pur et simple, Il offre sa divine substance elle-même, aujourd'hui sous le voile, nous devrions dire sous le rayonne­ment direct de sa propre parole vivante et créatrice, demain face à face et sans voile. A la raison capable seulement de percevoir un intelligible abstrait ou tiré des sens et des images, Dieu offre sa parole sous les espèces et sous les images. En illuminant directement les sommets de notre âme, Il n'oublie pas que cet ensemble, compose des éléments les plus disparates, forme un seul et unique sujet et que ce sujet c'est nous, nous, dans les mystérieuses et transcendantes vitalités de l'esprit à sa source, nous, dans la raison et la liberté dont nous sommes si fiers, nous, dans les sens avec lesquels nous sommes obligés de comp­ter, nous enfin, dans la matière. le dernier terme où se produit l'écoulement de la vie d'un seul et même principe, l'âme spiri­tuelle. Aux deux extrêmes nous perdons la trace de ce qui nous fait être et vivre : nous ne comprenons pas comment la matière vit de l'esprit intelligent et nous ne comprenons pas davantage comment l'esprit vit sans matière. A nous cependant de ne rien changer, de ne rien supprimer dans cet ordre admirable et de garder chaque chose à sa place, ne lui refusant rien de ce qu'elle est en droit d'attendre, mais ne lui attribuant pas non plus, follement, ce qui excède ses plus légitimes exigences. Le pied ne doit pas prendre l'office de l'œil, le corps celui de l'âme, l'âme celui de l'esprit (mens), la raison celui de la Foi. Et cepen­dant la Foi, l'Esprit, la raison, l'âme, le corps, c'est tout notre être. Il est un dans ses puissances et ses actes multiples. Par le sommet il est accessible à la vie divine et, en quelque sorte, il touche à Dieu, quand Dieu par sa grâce l'illumine et le pénêtre, et, d'un autre côté, il est bien de la terre. Il unit en lui tous les mondes.

Je m'excuse très humblement auprès du lecteur de ces expli­cations qui dépassent toutes les longueurs permises d'une note. Elles se trouvaient déjà. en grande partie, dispersées dans les Œuvres de Tauler. Pour répondre aux désirs nombreux qui m'ont été exprimés, j'ai tenu à les réunir ici pour une vue d'en­semble. Quoique très incomplètes encore elles suffiront peut-être à rassurer une fois pour toutes le lecteur devant certaines pro­positions des mystiques qui semblent tenir du paradoxe, telle­ment ceux-ci plongent notre esprit en Dieu, tandis qu'en d'autres endroits, en touchant terre comme nous, ils paraissent se contredire. Rien cependant n'offre plus d'unité et d'harmonie que leur doctrine. Tout en prêchant constamment le dégagement total, la pauvreté. la nudité complète de l'esprit, ils sont les plus humains des hommes. On est étonné des ménagements qu'ils réclament pour la nature. Loin de méconnaître aucun des droits du corps, de la raison, de l'Lcritore, de l'Eglise, sans cesse ils nous les rappellent, et cependant si on tient compte du point de vue formel où ils se placent, on comprend qu'ils aient pu, en toute vérité, affirmer que l'esprit (mens) totalement uni à Dieu, pour ne vivre et agir que par l'action de Dieu, soit indépendant de tout, hormis de Dieu, et supérieur par conséquent à toutes les créatures, à toute autorité qui ne serait que déléguée. Leur place est plus que jamais marquée dans la théologie. De même qu'on ne saurait faire de philosophie intégrale sans métaphysique, de même il n'y a pas de théologie complète sans mystique. Les mystiques sont les métaphysiciens de la théologie. Le Maître des Théologiens, saint. Thomas d'Aquin, a été un des plus grands mystiques, et partout il s'est appuyé sur leur autorité, partant des principes exposés par eux pour expliquer à la raison humaine d'une manière intelligible, par elle, ce qui nous fait vivre vraiment de la vie divine dans le fond de Filme, dans l'esprit, et, de là, vivifie tout reste. On compren 1 qu'il se trouve des intelligences de plus en plus nombreuses aimant à s'élever au-dessus de l'exposition des dogmes et de la théologie positive, pour aller s'abreuver, dans la contemplation et dans l'amour, à la source (le tous les dogmes en se plongeant tout entières dans la Vérité première. C'est à ces intelligences que s'adressait saint Denys, qu'on appelle aujourd'hui le Pseudo Denys, mais qui n'en est pas moins une autorité souvent invoq.,ée par saint Thomas (Cfr. Q• 2- q. 1. a 1 ) quand il disait : Pour vous, ô mon bien-aimé, affermisez-vous dans la voie des contemplations mysti­ques et pour cela laissez de côté vos sens et les opérations intel­lectuelles, les choses sensibles et les choses invisibles, ce qui est comme ce qui n'est pas, et élevez-vous autant que vous le pour­rez à ce Dieu que vous ne connaissez pas et qui est au-dessus de toute essence et de toute science. C'est en vous séparant et vous délivrant de toutes choses, en dérobant entièrement et sans réserve votre esprit à vous-même et à tout le reste que vous monterez vers le rayon suressentiel des divines ténèbres. (Theol. Myst. c. I).

Note partie I § 80.

La pensée que nous trouvons ici si nettement exprimée est celle-là même qui nous a poussé à entreprendre la publication des OEuvres de Tauler, et nous voudrions que cette pensée fut comprise et admise par tous. Non pas que l'idée soit nouvelle : elle remplissait — on en conviendra peut-étre — toute la Théologie mystique au Moyen-Age. Nous n'avons donc rien inventé, rien innové. Il n'en est pas moins vrai que, présentée par nous. cette idée n'eut jamais été acceptée : elle a plus de chances de l'être sous le couvert d'un grand Théologien. Aussi bien se trouve-t-elle aujourd'hui sinon complètement oubliée, du moins singulièrement altérée. On parle, certes, de la lumière de notre esprit ; mais pour beaucoup notre esprit signifie notre intelligence humaine, notre raison humaine, c'est-à dire unie à des organes, dans le composé que nous sommes. On dit, très justement d'ailleurs, que cette lumière, cette faculté est totalement en puissance quand l'homme vient au monde, attendant tout des objets extérieurs qui viendront la frapper et que, du coup, elle illuminera. Rien n'est plus juste tant qu'il ne s'agit que de la connaissance humaine, du composé et par conséquent, de la perception des réalités sensibles, inférieures ou égales à nous-mêmes. C'est bien là, en effet, le domaine naturel de notre intelligence. Tout cela nous l'admettons, sans réserve sans rien changer à la théorie de la connaissance telle qu'on l'expose dans l'Ecole Thomiste. Mais -- qu'on nous pardonne — nous ne croyons pas qu'elle soit complète et que toute la pensée de saint Thomas soit rendue dans l'enseignement contemporain. A notre humble avis, on néglige le principal : je veux dire ce qui nous rend aptes à la connaissance surnaturelle de Dieu tel qu'il est, connaissance que nous obtenons dans ce monde par la Foi et qui nous sera accordée au ciel, nous l'espérons, par la vision béatifique. Autant je suis satisfait des explications données pour constituer une vraie et solide philosophie, nous livrant la clef du monde extérieur et nous faisant remonter des effets aux causes jusqu'à l'existence de la Cause première; autant ces mêmes notions fournies aujourd'hui, sur la nature de notre intelligence, me semblent insuffisantes et inefficaces pour établir les hases d'une bonne Apologétique, c'est-à-dire la possibilité du surnaturel. Car, pour prouver que le surnaturel est possible, il ne suffit pas de dire que Dieu élève miséricordieusement notre raison ; il faudrait encore démontrer que cette raison est élevable, que non seulement il n'y a pas répugnance. contradiction, antinomie, mais qu'au contraire, il se trouve en elle une aptitude naturelle, une capacité native, une disposition réelle quoique passive, en un mot une puissance obédentielle qui lui permettra d'être élevée par Dieu et de produire, après son élévation, un acte surnaturel sans doute, mais cependant toujours vital. Le surnaturel en effet ne détruit pas la nature et ne fait pas intervenir un autre sujet. Dieu prend la nature existante, le sujet constitué et Il l'appelle, par la puissance de sa grâce, à effectuer des actes que ce sujet n'aurait jamais pu poser de lui-même, ni par le secours de n’importe quelle créature, c'est vrai, mais qu’il pourra poser véritablement lui-même encore, par le secours de Dieu. Croire en Dieu trine et un est un acte surnaturel ; voir Dieu face à face est un acte surnaturel au dessus de toutes les forces créées ou créables, et cependant c'est bien notre intelligence et pas autre chose qui doit le faire avec l'aide de Dieu. Or, il me paraît radicalement impossible avec la nature de notre raison. telle qu'on la définit, de faire, même avec le secours de Dieu, un acte vital de foi, dans ce monde, a fortiori d'être appelé à voir Dieu face à face. Pourquoi ? Parce qu il n'y a pas seulement une différence essentielle, une distance infinie entre l'Etre divin et la capacité de notre intelligence humaine, ainsi qu'on nous la présente ; il y a contradiction et incompatibilité. Que nous dit-on? S appuyant exclusivement sur ce principe indéniable de saint Thomas : Nihil est in intelleclu quod prius non fuerit in sensu, on suppose, au commencement, l'intelligence totalement en puissance, table rase sur Iaquelle il n'y a rien d'écrit. La connaissance lui viendra peu à peu du dehors à mesure que les êtres s'offriront à elle et dont elle se fera une idée par l'abstraction. Abstraire, connaître par des abstractions, s'élever à des concepts, à des vérités, à des intuitions merveilleuses, mais toujours d'après des abstractions et sur des abstractions, qui sont la base et le point de départ nécessaire de tout ce qui devient intelligible pour nous, telle est bien, il nous semble, la doctrine enseignée. Nous ne sortons pas de ce mode de connaître : c'est notre nature, toute notre nature. Avant d'être intuitive notre intelligence est une puissance abstractive : toutes ses intuitions se fondent sur des abstractions ou du moins les supposent — Mais s'il en est ainsi, si tout ce qui peut être connu par nous, doit lasser, originairement, par une abstraction, je me demande comment sera possible la connaissance de Dieu prout in se est, car enfin Dieu est un esprit éminemment pur. Il ne se prête pas à une abstraction, et, malgré toute sa puissance, Il ne peut pas demander à une intelligence de produire un acte vital quand cet acte — et c'est ici le cas — est non seulement au dessus de la nature de cette intelligence, mais contre sa nature. Il n'y a pas d'aptitude, de puissance obédientelle dans le sujet. Cependant, dès ce monde. la Foi est vraiment une connaissance de Dieu tel qu'il est : elle nous fait atteindre l'essence divine elle-même, sans autre intermédiaire que la parole directe et immédiate de Dieu. Nous croyons Dieu parce que Dieu parle, non par l'organe des hommes, non par le moyen extérieur d'un livre, mais par Lui-même. La Foi est de tous points dans son objet propre, comme dans le motif déterminant et formel qui nous le fait atteindre, une vertu théologique et divine, dans laquelle on chercherait en vain matière à une abstraction. Mais, dès lors comment admettre la Foi dans une intelligence qui n'est pas capable de la recevoir ?

  C'est celte difficulté, entrevue depuis de longues années qui nous a porté à chercher dans saint Thomas autre chose concernant la nature de notre esprit ; et il nous a paru qu’en général, on ne retenait de son enseignement que la partie extérieure, si j'ose dire, celle qui a trait à la connaissance propre à l'homme, au composé, laquelle, c'est incontestable, se fait par des images ou par des espèces intelligibles; mais qu'on laissait dans l'oubli, ou l'obscurité une autre doctrine, tout autrement précieuse et féconde, celle qui parle des prodigieuses ressources de l'âme considérée en elle-même comme principe purement spirituel, subsistant (mens) et, comme tel, supérieur à la matière et pouvant, actuellement même, s'en passer. A ce point de vue, saint Thomas affirme que notre âme participe à la nature angélique et que, comme les esprits séparés, mais dans une mesure moindre parce quelle est retenue, elle vit de la vie intuitive, échappant complètement, par ce côté, à la nécessité de l'abstraction. Le saint Docteur parle, en maints endroits que Mous pourrions citer, d'une connaissance intérieure, immanente, innée, immédiate, intuitive que notre esprit a toujours de lui- même, comme esprit, comme image de Dieu t e cardinal Caje - tan, qui s'y connaissait, affirme que (, partout et toujours saint Thomas a enseigné cette doctrine. — D. Thomas ubique ei semper h(tnc doctrir-am docuit » (1 Pars. ques. 89. a 1). De cette connaissance initiale, utérine, disent d'autres, découle le désir initial, naturel inné, permanent, mais inefíi, ace de voir Dieu tel qu'il est, puisque l'esprit l'entrevoit déjà vaguement dans l'analogie ou l'image Qui voit, en effet, l'image, ne voit-il pas, en quelque manière, celui que celle-ci représente ? (Voir l'élude com.plèle que fait saint Thomas de : i Pars, que1ions 3, 3í, e5, 91, 93). Ce désir, bien qu'inefficace, est au moins le signe d'une disposition, d'une aptitude primordiale, d'une capacité passive de la part de notre esprit, s'offrant sans répugnance à tare élevé, par grâce, surnaturellement, d une connaissance directe et immédiate de Dieu tel qu'il est Non seulement Dieu ne lui fera pas violence en l'élevant, mais il trouvera en lui certaines convenances qui, miséricordieusement utilisées, agrandies, permettront à l'esprit d'accomplir un acte vital jusque dans I ordre surnaturel auquel il sera appela. Nous trouvons là le point de jonction possible que nous avons vainement cherché dans la raison humaine ou dans l'intelligence servie par des organes. Nous portons en nous un principe spirituel qui n'a nullement besoin d'abstractions ou d'espèces intelligibles pour connaître, et à qui l'intelligible divin, sans espèces et sans images d'aucune sorte peut, directement et immédiatement, être présenté. Donc la Foi, connaissance directe et immédiate de Dieu, encore qu'elle se fasse non d'essence à essence, mais par la parole de Dieu, est possible ; donc la vision béatifique ou l'essence divine se présentant elle-même clairement à notre intelligence est possible. Entre la Foi et la vision il y a une différence de degré dans la perception, non d'objet.

  Cette doctrine a été admirablement exposée par les auteurs mystiques du Moyen-Age. Tous ont placé les mystérieuses effusions de Dieu, ses ineffables illuminations, bien loin de la matière, loin des sens et de la raison, dans ce fond de l'âme où ils nous ramènent sans cesse, dans l'esprit, comme il est dit ici, libre et dégagé de tout ce qui est terrestre et qui est déjà, par lui-même, naturellement, un être lumineux, auquel Dieu ajoute sa Lumière. C'est parce que nous admirons à toutes les pages cet enseignement dans Tauler que nous avons pris à cœur de le faire connaître. Aussi bien à côté des pieux et sublimes élans qui transportent l'âme vers Dieu, trouvons-nous dans ces pages une psychologie très profonde et très fine, et peut-être aussi Ies bases d'une apologétique très solide. Nous voulions l'indiquer : c'est à ce titre que je demande grâce pour mes notes.

Note partie I § 87.

L'auteur de l'édition de 1824 a cru devoir ici supprimer tout un passage d'une interprétation, il est vrai, assez difficile. Cependant comme ce paragraphe figure dans d'autres éditions reproduisant, croyons-nous, le texte primitif, on nous saura gré de l'avoir conservé. Le voici, traduit aussi fidèlement que ce vieil allemand a pu être saisi et rendu :

 « Le soleil engendre le phénix de sa cendre et lui donne la vie sans l'aide d'autres créatures — l'influence en effet exercée ici par le soleil n'est pas la même que celle qu'il exerce pour engendrer les autres créatures, aussi le phénix est-il regardé comme la plus noble production du soleil. Nous trouvons là une image de la manière dont la lumière divine engendre la volonté et la rend féconde en bonnes œuvres. Par le phénix nous pouvons donc entendre la volonté.

    Or, de même que le phénix est la créature corporelle la plus parfaite engendrée par le soleil, de même la volonté est la puissance la plus excellente de l'âme ; — le phénix se renouvelle dans le feu, la volonté aussi se renouvelle en tout temps dans le feu divin ; — le phénix tient le premier rang parmi les créatures corporelles vivantes, la volonté également a auprès de Dieu une place de choix parmi toutes les autres créatures et toutes les autres puissances. Et comme elle tient la place la plus haute et la plus noble, elle produit aussi les fruits les plus précieux. — Le phénix est engendré par le soleil sans le concours d'aucune autre créature ; le fruit de la volonté est engendré directement par Dieu, sans intermédiaire. Plus cette volonté sera élevée au-dessus de toutes choses, en Dieu, et plus le fruit qu'elle produira sera précieux. Plus elle sera libre et détachée de tout ce qui n'est pas Dieu, plus la lumière divine resplendira en elle et la rendra féconde. Et si elle est complètement détachée de tout et unie à Dieu, alors, ce qu'elle engendre c'est ce que Dieu lui-même engendre, c'est-à-dire que le fruit produit alors dans la volonté par la lumière divine est essentiel (wesentlich !) — Sans doute, la substance du bien est commune à tontes les créatures, cependant, chacune y participe plus ou moins suivant sa nature. Il en est de même pour le fruit d'une volonté parfaite, c'est-à- dire le bien, celui-ci est commun à toutes les créatures et cependant chacune y participe plus ou moins, suivant qu'eIle en est capable. Une volonté parfaite désire pour elle-même le bien parfait, car l'objet de la volonté est le bien, et elle désire pour toutes les autres créatures qui en sont capables, c'est-à-dire pour les âmes et les anges, ce même bien parfait. L'ange et l’âme sont en effet les seuls êtres créés capables (capaces) du bien essentiel, les autres créatures ne peuvent recevoir qu'un bien accidentel. Or, le Bien essentiel, c'est Dieu seul, et une volonté parfaite recevant ce Bien, le déverse dans toutes les créatures, d'où il suit que son fruit, son acte est essentiel. Il n'y a que la lumière divine qui puisse engendrer ce fruit essentiel dans une volonté parfaite ; mais dans une volonté qui n'est pas parfaite, la lumière divine n'engendre qu'un fruit accidentel. Aucun sujet en effet ne peut rien produire de mieux que ce qu'il est lui-même. Par conséquent, si la volonté n'est pas parfaite, elle ne peut pas porter un fruit parfait et essentiel, usais seulement un fruit relatif et accidentel. »

Nous trouvons ici l'explication d'une expression dont plusieurs fois Tauler a fait usage et qui a pu paraître à certains d'une audace excessive. C'est lorsqu'il parle de l'homme vraiment illuminé et tellement uni à Dieu par les sommets de son âme, qu'il l'appelle essentiatum. Cela veut dire, si nous comprenons bien, l'homme dont la volonté a déjà atteint, dès ce monde, par un effet de la grâce, la plénitude du Bien, après lequel, naturellement, elle aspire, sans pouvoir d'elle-méme y parvenir. Ce Bien qui est son objet propre, son objet total, sa fin, sa béatitude, elle le possède. C'est le Bien par excellence, l'Etre parfait, l'essence divine elle-même à laquelle l'âme (mens) se trouve unie. Les deux essences se sont immédiatement rencontrées; elles ont fusionné par la connaissance et par l’amour, sans toutefois s’identifier. C'est là l'homme essentiatus qui est parvenu à la limite de gloire et de dignité à laquelle son essence se prétait. — Quelle hardiesse dans ce concept ! et cependant, quand on veut bien y regarder de près, quelle sûreté doctrinale !

Note partie II § 10.

On nous pardonnera de souligner, pour la centuple fois, une distinction qui nous est chère. Le cœur, l’âme, les puissances, l'esprit (mens) ; voilà tout l'homme. C'est bien le même principe spirituel et subsistant ou, pour nous servir de l'expression reçue, la même âme, qui donne la vie végétative, la vie sensitive, la vie raisonnable dans les puissances supérieures, la vie enfin de l'esprit, et cependant aucune de ces vies ne se ressemble, elles sont toutes distinctes, et toutes ensemble elles n'en font qu'une. Hommes, nous connaissons les vies inférieures auxquelles, comme composé, nous sommes mêlés. Comment se fait-il qu'on ne puisse pas, ou qu'ou ne veuille pas, admettre la vie exclusivement spirituelle et toujours en activité de notre âme (mens) qui est le point de départ de toutes les autres et sans laquelle aucune autre ne s'explique ? Homo non percipit hoc. Voilà la raison. On ne parle que de ce que l'on comprend. Cependant. nous aimons à le répéter : là, et là seulement, est le point de jonction possible, ou, si l'on veut, le pont qui peut s'établir, par grâce, entre nous et Dieu. Ce ne sont pas seulement les mystiques qui en parlent, c'est l'Ecriture Sainte distinguant entre les puissances de l'homme et l'esprit (mens). Que signifient ces expressions de Saint Paul mettant la parole vivante et créatrice de Dieu, bien au-dessus du glaive à deux tranchants le plus aigu et le plus pénétrant ? Celui-ci donne la mort : il sépare l’âme du corps : la parole de Dieu porte la vie : elle va atteindre l'endroit précis où l'âme et l'esprit se divisent : elle pénêtre jusqu'aux moelles, jusqu'au plus intime de l'être qui paraît le plus un, le plus simple, le plus indivisible, « vivus est enim sermo Dei et efficax et penetrabilior omni gladio ancipiti oc pertingens usque ad di visionem animae et spiritus, compagum quoque ac medullarum. » (Hebr., 4, 12.

On se souvient peut-être (Cfr. Introd.) que le P. Denifle a vu une opposition formelle entre la manière dont notre auteur explique l'amour de Dieu. ex toto corde, ex tota anima, ex totis viribus, ex tota mente, et le commentaire que le vrai Tauler fait de ce même texte. Qu'on pardonne à mon manque de sens critique, si je déclare, encore une fois, malgré toute ma bonne volonté, ne découvrir qu'une parfaite similitude dans la pensée, dans le développement et jusque dans l'expression. C'est é croire que l'éminent historien'a appuyé son affirmation sur un ouvrage de la Vie Pauvre complètement différent de celui qui nous a été offert.

Note partie II § 47.

Qu'on nous permette de traduire ici. pour le lecteur, tout un passage de ce mémo, Denis, aujourd'hui plus ou moins suspect et dont la doctrine cependant eut une influence énorme sur tous les auteurs du Moyeu-Age, y compris Saint-Thomas : « Prenez garde de faire entendre ces choses à ceux qui ne sont pas initiés aux mystères de notre religion. Je veux dire à ceux qui s’arrêtent aux réalités existantes « iis quae sunt » et qui estiment que rien ne saurait être supérieur aux choses qui existent, se figurant pouvoir atteindre par leur science celui qui a placé les ténèbres pour en faire sa retraite. Si l'enseignement des divins mystères surpasse l'intelligence de ceux-ci, que dirons-sous de tous ceux qui sont loin de posséder leur savoir et qui se représentent la nature de ces mystères absolument transcendants, d'après la nature des êtres les plus inférieurs, persuadés que rien ne saurait dépasser les formes diverses et les simulacres impies imaginés par eux. II faut, disent-ils, attribuer à Dieu, cause de toutes les natures, tout ce qui est dans ces dernières, alors qu'il serait plus vrai et plus convenable de ne rien lui attribuer du tout, parce qu'il est infiniment au-dessus de toutes les natures. Et cependant n'allez pas croire que les négations, en empruntant des termes opposés, sont contraires aux affirmations, mais nous devons regarder l'essence divine comme de beaucoup antérieure et plus ancienne que toute privation, puisqu'elle est au-dessus de toute négation et de toute affirmation. » Theol. Mystic. 1.

  Plus haut, nous lisons ces magnifiques paroles souvent citées: « Trinité au dessus de toute essence et divine par excellence, auteur souverainement bon de la sagesse chrétienne, dirigez-nous vers les hauteurs inconnues, lumineuses et sublimes de vos enseignements mystiques où les mystères nouveaux, absolus, permanents, immuables de la Théologie mystique découvrent dans les ténèbres resplendissantes d'un silence qui enseigne des choses inconnues dans les ténèbres dont l'obscurité profonde surpasse en éclat ce qu'il           y a de plus lumineux, éclaire de toute sa lumière et remplit des splendeurs des Bienheureux les intelligences qu'elle ravit à la terre. Théol. Myst. C. 1.

[nous rattachons ici le fragment de note de la page 298 de contenu autre :] Si profondes et si en dehors du langage ordinaire que paraissent ces expressions, déjà connues, on peut, croyons-nous, leur trouver un sens plausible. L'auteur, quoiqu'on en dise, n'est ici, pas plus qu'ailleurs, nullement panthéiste. Il ne s'agit pas d'une assimilation de l’âme humaine avec l'essence divine, mais d'une action de l'âme humaine faite en Dieu, avec Dieu, dans une union ineffable. L'essentiatum dont parle Tauler ne porte pas sur la confusion ou l'identilication des substances, mais sur le principe d'opération que la grâce a en quelque sorte transformé et divinisé, tout en conservant la diversité des essences.

Note partie II § 85.

Notre honorable et vénéré correspondant, dont nous admirons de plus en plus la traduction fidèle jusqu'au scrupule, déclare ce passage « absolument inintelligible » et essaie de l'éclairer par le texte ou l’interprétation de l'édition de 1824. Celle-ci donne en effet le vrai sens. Mais aussi bien, après tout ce que nous savons déjà de la doctrine de Tauler, la difficulté n'est pas aussi grande qu'on pourrait le croire. Elle peut se résoudre par ce syllogisme : L'âme qui, par grâce, participe à l'essence divine, reçoit sa récompense essentielle. Or, l'âme qui, par amour, désire tout souffrir, participe par grâce à l'essence divine. Donc elle reçoit sa récompense essentielle. Depuis longtemps le grand mystique nous a familiarisé avec cette idée de la présence de Dieu au fond de l'àme. Quand cette âme, nous dit-il partout, a fait tout ce qu'elle pouvait faire. éloignant tous les obstacles, s'abandonnant totalement elle-mème, al&rs Dieu, miséricordieusement, vient en elle, agit pour elle, en elle, avec elle. L'union est complète. L'essence de l'esprit et l'essence divine se compénètrent. se confondent en quelque sorte, sans cependant s'identifier, comme la barre de fer plongée dans le feu devient du feu, en restant cependant du fer. C'est ce que Tauler dans son langage dune audace incroyable appelle : Dieu essentié dans l'àme, ou l'àme essentiée en Dieu, Deus essentiatus, anima essentia-ta.. Que cette idée ne soit pas commune et qu'elle effraie nos contemporains, nous ne le savons que trop, mais on ne peut nier que ce ne soit l'idée fondamentale de tous les mystiques au Moyen-Aga et en particulier de Tauler, l'idée qui rend le mieux compte, à notre humble avis, de la nature de la grâce et du « ciivince consortes naturce », dont parle Saint Pierre (2 Ep. I. 4 ). 'fout ce qui est dit ici, au sujet du désir de la souffrance, n'est qu'une application de cette doctrine. L'âme humaine tend vers Dieu par toutes les profondeurs de son être. Le voir, le posséder, jouir de Lui tel qu'il est, voilà sa béatitude. sa fin, son éternelle et parfaite récompense : elle n'en a point d'autre. Mais Dieu n'attend pas la mort pour se donner, tel qu'il est, à une âme qui le désire ardemment et qui fait tout pour le trouver. Il se communique déjà dans ce monde, par la lumière de la foi qui est de la même nature que la lumière de la gloire : le degré seul diffère car, lumière de foi et lumière de gloire, ce n'est pas autre chose que la lumière propre de Dieu, tel qu'il est en lui-même. Dieu est éminemment simple et on ne comprend pas qu'on puisse voir Dieu par un moyen qui, nécessairement, n'est pas Dieu. Quoi donc d'étonnant que Tauler parle d'une âme de bonne volonté ayant reçu sa récompense essentielle, quand elle a reçu Dieu, qui vit en elle, agit en elle, et qu'elle-même vit en Dieu et agit, mérite en Dieu et par Dieu. La suite du texte d'ailleurs ne laisse pas de doute sur cette pensée.

Note partie II § 86.

Aussi bien, est-ce là l'interprétation d'un texte qui tout en restant strictement littérale, n'est pas banale. On connait Dieu par la lumière de la foi que Lui-même met en nous : on l'aime par l'amour que Lui-même fait naître dans le cœur, Il remplit la mesure que Lui-même nous donne, et cette mesure, si j'ose dire, il la fait à sa taille, pour que nous puissions l'atteindre et que Lui-même vienne la combler. Est-ce là une idée assez haute de la grâce ? et comme elle ressemble peu à cette espèce de secours accidentel prêté à l'intelligence et à la volonté humaines telles qu'elles, secours que certains nous représentent comme devant suffire. — Pour conualtre et aimer Dieu tel qu'il est, il ne faut rien moins que Dieu se donnant lui-même. Tout moyen créé et fini, par le seul fait qu'il est créé et fini, loin de servir, devient un obstacle, car il est un intermédiaire, et il est évident que, pour la connaissance immédiate, il n'en faut pas. Sans doute nous admettons une certaine connaissance de Dieu par les effets. Il est très vrai que nous pouvons et devons lui attribuer les perfections que nous trouvons dans les créatures. Il est bon, il est sage, il est beau, mais d’une bonté, d'une sagesse, d'une beauté éminentes et dont celles des créatures ne sont qu'un lointain vestige et un très pâle reflet. Cependant, déjà à ce titre purement naturel, nous sommes tenus d'aimer Dieu par dessus toutes choses, puisque l'ordre exige que, dans une oeuvre, tout l'honneur et le mérite reviennent á l'artiste. Le cœur se porte vers l'auteur inconnu et absent pour le louer et le bénir : en quelque manière déjà il l'atteint dans le mystère et le secret où il se cache. Mais qui ne voit l'infirmité de cet amour pour un être que nous appelons Dieu et que la raison nous montre simplement comme existant, sans pouvoir nous dire ce qu'il est? - Il est très vrai encore — et nous tenons à le redire — qu'indépendacnment de cette connaissance et de cet amour extérieurs, basés sur les effets qui nous font remonter à la cause, il y a au fond de notre âme intelligente (in mente) dès le premier instant de sa création. une sorte de conscience d’elle-méme et de sa vie propre, comme esprit subsistant, avant toute manifestation au dehors ; toujours méme, sans que l'homme le sache et sans qu'il s'en doute, cet esprit subsistant se voit, se connaît dans une espèce d'intuition vague. immanente, inamissible, qui tient à sa nature méme d'intelligence vivante. Comme cet esprit est à l'image de Dieu, il voit donc Dieu, en quelque manière, dans cette image et par cette image et, le voyant, il se porte vers Lui. C est le désir naturel, inné, qui oriente cette âme, et pour toujours vers sa destinée, vers sa béatitude éternelle ; c'est ce désir, cet amour initial, dit Saint Thomas, qui est à la base de tous les autres. Voilà ce que nous admettons. Nous sommes persuadé que c'est dans ce fond de l'âme, dans cette intuition et ce désir indéterminés, qu'il faut chercher pour nous la possibilité de l'ordre surnaturel, mais nous nous gardons bien de dire que ce soit déjà l'ordre surnaturel, méme à l'état initial. L'image, bien que supérieure au vestige, est loin encore d'être la réalité: elle n'en est qu'une ressemblance. une analogie. Par conséquent, connaître et vouloir Dieu par l'intermédiaire de son image imparfaite, ce n'est pas le connaître en Lui-même, et l'atteindre. le posséder, l'aimer tel qu'il est. Par la foi, au contraire, à plus forte raison par l'union mystique, l'esprit entre en plein dans la divinité et la divinité entre dans l'esprit. C'est Dieu, vraiment et en propre qui est connu ; c'est Lui qui est aimé, possédé directement et sans intermédiaire. Or — l'auteur nous le dit ici — cette connaissance et cet amour dépassent la mesure naturelle de notre intelligence et de notre volonté : Il faut que Dieu ait démesurément agrandi nos puissances, pour se laisser saisir directement par elles, dans un acte vital.

Note partie II § 94.

En vérité, je ne vois pas ce qu'il y a à modifier dans cette doctrine. L'auteur distingue aussi parfaitement qu'il est possible le double aspect formel et matériel, intérieur et extérieur. sous lequel peut se considérer la foi. Au point de vue formel et intérieur, la Foi est exclusivement divine. C'est la Vérité Première acceptée par l'esprit, en vertu de l'autorité de la Vérité première ou de Dieu parlant, et je ne sache pas qu'il faille, en aucune manière, faire intervenir un autre élément formel. Ni l'Écriture Sainte, en tant que livre mis entre les mains des hommes, ni l’Eglise, en tant qu'interprète infaillible, proposant la vérité révélée, ne constituent pas elles-mêmes, formellement, la foi. Mais si, sortant de ce point de vue tout intrinsèque, on considère la foi dans son objet matériel ou dans le sujet qui la reçoit ou qui en fera les actes, la question change. Il est bien évident, eu effet, que la Vérité première ne fait pas que se révéler elle-même, dans sa propre essence divine, pour que cette manifestation reste cachée et ensevelie au fond de l'âme. Quantité d'autres vérités que Dieu sait de science divine tombent dans le domaine de la révélation. L'Ecríture Sainte et la Tradition en sont le dépôt ; ce dépôt, par lui-même, est inanimé, il appartient à l'Eglise d'en déterminer le vrai sens et de proposer aux hommes les articles de foi ou les dogmes. Le croyant, en effet, n'est pas un esprit pur dont toute la vie serait intérieure; c'est un homme, un composé de corps et d'âme et qui par conséquent a besoin de se faire des idées nettes et explicites sur les vérités à croire ; c'est un être enseigné qui a besoin d'un maître sûr, qui le préserve des illusions et des fausses lnterprétations, dans un point aussi grave. Ce maître, toujours à portée de l'homme, parlant sa langue et ayant le droit et le devoir d'enseigner, c'est l'Eglise. L'Eglise devient ainsi pour l'homme, la règle prochaine, immédiate de sa foi, en lui disant, en lui expliquant, au nom de Dieu, de la Vérité première dont elle est le ministre, ce que l'homme doit croire. Règle infaillible, condition prévue et voulue par Dieu ; mais règle extérieure, mais condition, non essence même et formel de la foi. On ne sépare pas la forme de la matière, l'objet du sujet c'est entendu ; mais il ne faut pas non plus, les confondre et attribuer à la matière et au sujet ce qui est le proore de la forme et de l'objet principal. Ce qui fait vraiment adhérer notre esprit à Dieu. c'est Dieu, voilà le seul motif formel de notre assentiment et de notre foi. Mais il y a bien d'autres éléments qui concourent, chacun à leur manière, à la préparation, pour nous, et à la détermination précise des articles et des points sur lesquels notre foi doit porter. Ilc tous ces élément, lei plus précieux, le plus opportun, le plus efficace, vu notre condition d'hommes faits pour vivre en société, c'est l'Eglíse enseignante.

Nous avons essayé de dire ailleurs que la foi ne doit pas rester purement intérieure, puisque le sujet de cette foi est l'homme. De méme que la vie de l’âme se répand dans tout le corps pour donner à chaque sens à chaque organe l'action qui lui est propre : de même, la vie surnaturelle qui est infusée au sommet de notre esprit doit envahir toutes les puissances supérieures et inférieures et se faire sentir jusque dans les membres. Quand l'homme est bien ordonné toutes les parties de son être rendent à l'âme raisonnable, qui les fait vivre, ce qu’elles en ont reçu en se mettant toutes á son service Ainsi doit-il en être pour le croyant, le chrétien. Quand la vie divine a tout pénétré, il faut que tout serve à la vie divine. La raison surtout se fera un devoir de défendre, dans son domaine, le grand honneur qui lui a été fait de recevoir les effluves surnaturelles et si, elle-même ne peut pas s'élever jusqu'à la perception immédiate de Dieu tel qu'il est, du moins, elle s'efforcera de protéger la loi dans ses alentours, de renverser les préjugés qui s'élèvent contre elle, d'en montrer la convenance, l'harmonie, la beauté extérieure, en un eeot, elle apportera les motifs de crédibilité. Et c'est ainsi, que la sève divine montera, des racines de l’âme, dans l'arbre humain tout entier pour lui faire produire des fleurs et des fruits.

Note partie II § 113.

Voilà donc ce que nous ayons appelé quelque part la hantise de Tauler et ce que le lecteur, peut-être, a déjà reconnu être aussi la nôtre. Nous ne nous en défendons pas. C'est pour faire ressortir cette pensée, maîtresse de toute notre vie, que nous avons entrepris cet immense travail. Oui. nous croyons et enseignons que la foi, ce qui en est l'âme, la vie, le formel, ne peut être reçu, au principe, que dans les profondeurs de l'âme, dans l'esprit (in mente) comme sujet immédiat et vraiment vital. La raison raisonnante, puisant sa connaissance, comme il est dit ici assez brutalement, dans les sens et les perceptions sensibles, et ne pouvant la prendre ailleurs, puisqu'elle est liée à des organes, la raison n'est pas capable d être le sujet immédiat de la foi divine qui doit se produire sans images. A fortiori les sens se montrent-ils tout à fait impuissants. Et qu'on ne dise pas qu'en parlant ainsi. nous allons contre la doctrine de Saint Thomas enseignant que la foi est dans l'intelligence comme dans son sujet. Nous n'avons pas souvenance d'avoir trouvé une seule fois, dans les oeuvres du saint Docteur, une expression comme celle ci « fides est in ratione sicut in subjecto » , tandis que partout nous voyons «  fides est habitus mentis, fides est in interlectu. » Pour lui, comme pour nous, intelligence et esprit sont synonymes : intellectu, sive mens, répète-t-il souvent. Et par là, il désigne cette partie supérieure de notre âme qui domine la matière et qui n'a pas besoin d'elle pour son opération. Sans doute saint Thomas ne distingue pas toujours l'intelligence et la raison. et souvent il prend l'une pour l'autre, comme dans le cas que nous venons de citer. Parlant à des hommes, il est impossible qu'il en soit autrement.

Mais quand il s'agit de préciser l'objet formel de la foi, l'équivoque n'est plus permise et il prend le mot intellectu dans son sens absolu et non plus relatif. C'est, si je puis dire, l’ange qui est dans l'homme et qui a des perceptions que l'homme ne connaît pas. La foi qui lui fait connaître Dieu tel qu'il est, sur la parole de Dieu, est au nombre de ces perceptions dont la raison n'est pas capable. Ce qui n'empêche pas — l'auteur l'expose admirablement dans ce qui suit, et nous nous sommes efforcé partout de l'établir — que la raison ne puisse et ne doive recevoir les effluves de cette vie divine dont la source est dans l'esprit. Ce n'est pas exclusivement l'esprit qui croit, mais l'homme tout entier en qui est cet esprit. Celui-ci communique sa vie à toutes les parties de ce seul et unique sujet, formant un tout, dans la mesure où chaque partie est à même de la recevoir.

Notre persistance, depuis plus de vingt ans, à soutenir cette doctrine a été récompensée (nous parlons pour nous-même), car si nous n'avons pas réussi à faire admettre cet enseignement par tous. du moins nous avons eu la joie de le voir exposé à toutes les pages - et il y en a déjà plus de 4000 — par un auteur et non des moindres de l'éeole dominicaine au XIV. siècle. Cette théorie n'est donc pas nouvelle: elle ne vient pas nous ; ce serait trop peu. Mais jamais encore peut-être, nous ne l’avions trouvée présentée avec cette netteté, cette force, cette ampleur et cette éloquence que nous lui voyons ici Nous sommes d'autant plus heureux de la recueillir dans ces beaux chapitres que nous n'en avons pas fait la traduction nous-même. Autorité doctrinale apuyée sans cesse sur l'Ecriture Sainte, puissance de la dialectique, finesse et profondeur dans la psychologie, rien n’y manque. Si nous nous trompons, nous nous trompons en bonne compagnie.

Note partie II § 115.

Je confesse humblement avoir lu bien peu de pages atteignant le sublime où s'élèvent celles-ci. Est-ce bien là un langage humain ? N'est-ce pas plutôt un écho de ces ineffables colloques qui se passent dans les profondeurs de I'âme entre l'esprit et Dieu ? La raison de I'homme n'entre pas dans ces arcanes où, cependant. se manifestent d'éblouissantes clartés et, où se produisent des effusions d'amour qui surpassent tout ce que l'oeil de l'homme a vu, tout ce que son oreille a entendu, tout ce que son cœur a senti. Ce n'est pas le ciel cependant. ce n'est pas même, à proprement parler. le ravissement et l’extase. c'est tout simplement la vie mystique. la vie religieuse et divine qui trouve parfois son épanouissement dans les âmes les plus simples et les plus ignorantes, celles que le monde ignore et méprise. Que de fois nous avons entendu Tauler nous dire que ces âmes n'ont extérieurement rien qui les distingue. Ce sont quelquefois de modestes petites ouvrières, des mères de famille - nous en avons connues : — elles remplissent sans bruit. leurs devoirs d’état ; elles sont souriantes, joyeuses, avenantes pour tout le monde, tenant leur place sans contention et sans effort, partour où elles ont à faire. A les voir, à les entendre nul ne soupçonnerait toute la beauté intérieure qui se cache sous des apparences si ordinaires. Mais – j’en prends à témoin les directeurs expérimentés — quand il est donné de lire un peu dans ces âmes, que de merveilles on découvre! C'est tout un monde de lumière et de sagesse qui se révèle, à l'insu même de ces âmes qui se croient les plus petites et les plus pauvres de toutes. Que peut, je le demande, la raison, qu'a-t-elle fait pour la formation de cette vie intérieure ? Rien ou presque rien. Et il fut de ces âmes — nous le savons — comme, par exemple, une Catherine de Sienne, qui parlèrent de Dieu et des choses de Dieu, aussi bien et mieux que les plus forts théologiens de leur temps. Elles étaient à la source et parlaient de l'abondance du cœur que la Vérité première elle-même remplissait ; tandis que d'autres qui se croient très savants et qui le sont, se tiennent dans les dérivés, n'ayant pour guide, dans leurs laborieuses recherches, que les lumières dune puissante raison, sans doute. mais toujours faible et insuffisante quand il s'agit de mesurer la Vérité divine.

A ce propos, qu'on me permette de rappeler la comparaison dont se sert Tauler et qui résume si bien sa doctrine. Un jour Dieu demande à Abraham de lui immoler son fils sur une montagne qu'il lui montrerait. L'infortuné père part avec un âne, un serviteur et Isaac, l'enfant de la promesse. Arrivé au pied de la montagne, il laisse en bas l'âne et le serviteur et il monte seul, avec son fils, sur ce sommet où l'épreuve devait se changer en triomphe dans un magnifique holocauste. Et voyez le parti que tire Tauler de cette scène. L’âne, dit-il, la bête de somme, c'est les sens qui doivent porter le fardeau de la vie ; le serviteur, c'est la raison qui éclaire les voies de l'homme, qui défend et protège le maître contre les dangers de la route ; le fils enfin,  c'est l'esprit (mens) qui seul est appelé à gravir la montagne et à recevoir là-haut, les illuminations de Dieu; pendant que l'âne et le serviteur, les sens et la raison, attendent, en bas, les ordres et les communications qu'il plaira au Maître et au fils de leur transmettre. — On ne saurait mieux déterminer le rôle qui appartient à chacune des parties de l'être humain : la matière et les sens au service de la raison. la raison au service de l'esprit et l'esprit au service de Dieu. En bas la création sensible fournissant le buis du sacrifice et portant les vestiges et les traces du Maître que nous devons adorer ; au milieu, la raison recueillant tous ces signes, formant les motifs de crédibilité, les mettant en faisceau et nous faisant aller des effets à la cause, jusqu'au pied de la montagne sainte, et enfin. le fils, l'esprit (mens) se mettant à la libre et entière disposition du père, s'abandonnant à lui, et laissant à Dieu le soin de pourvoir à la victime destinée au sacrifice, de la remplacer par une autre, quand on aura gravi les sommets. Là se fera la lumière qui récompense la foi et l’obéissance.

Note partie II § 127.

On le voit, jusqu'à la fin, l’auteur fidèle à sa doctrine insiste sur cette nécessité du silence absolu et du recueillement au tréfonds de l'âme où tout est simple, tranquille, parfaitement un, pour que l'invariable Unité divine puisse faire sa demeure dans l'esprit unifié, vraiment pauvre, c'est-á-dire pur et exempt de toute image des créatures. Là est la perfection, dont il a été parlé dans tout cet ouvrage, comme dans tous ceux de Tauler. Se mettre sous l'action directe et immédiate de l'être infiniment bon, infiniment vrai, infiniment beau, de maniére à tout faire avec Lui, par Lui, en Lui, n'est-ce pas atteindre le point culminant de la Beauté, de la Vérité et de la Bonté ? Je sais que bon nombre d'intelligences empétrées dans leur mode humain de connaître, refuseront toujours de faire, je ne dis pas abnégation. mais tréve de leur raison, comme s'il y avait une déchéance á laisser, pour un moment, le flambeau dont ils s'éclairent pour se revêtir de la lumière du grand soleil. Que deviendraient, pensent ils. la science la philosophie, la théologie. l'histoire, le droit de la critique, tout ce qui pose un homme ici-bas' ? Et ils se confirment dans leur manière de voir. dans leur défiance pour une doctrine qui dérange un peu leurs positions en dissimulant leur fin de non-recevoir sous cette parole qu'ils veulent déférente et respectueuse : « C'est de la mystique ! Sans doute; mais cette mystique bien comprise, loin de nuire à la raison, lui sert de point d'appui. Saint Thomas, Tauler et bien d'autres furent de grands mystiques et aussi de grands docteurs et de grands prédicateurs, et ils définissaient l'office du prêcheur par ces mots qu'ils avaient vécus : Contemplata aliis tradere. Pour livrer aux autres ce qu'on a contemplé silencieusement soi-même, il faut se servir du langage des autres, reprendre pied par conséquent dans le monde sensible et dans l'humanité. Le mystique n'est pas un isolé dans sa tour d’ivoire, c'est souvent un apôtre, c'est toujours un homme dévoué au service de ses frères. Dans toute vie contemplative il y a une part pour la vie active. La quiétude n'est pas du tout le fait de ces grands travailleurs du Moyen-Age dont l'esprit était aussi sain que le corps ; mais ils puisaient aux sources mêmes de la vie, dans des recueillements profonds, et des contacts fréquents avec la divinité loin du bruit des créatures et des images qu'elles apportent, les lumières divines et le feu sacré qu'ils répandaient ensuite dans le monde, en parlant la langue du monde, et en transmettant à leur prochain d’une manière claire et intelligible pour tous, ce qu’ils avaient appris, sans l’intermédiaire d’aucun dans leurs mystérieuses ascensions d'âme et dans les colloques sans voix avec le Verbe de Dieu. Et quand leur ministère était rempli au dehors, ils rentraient dans leur silence et leur contemplation fuyant de nouveau les créatures et leurs images et ne voulaut avoir sous les yeux d'autre image que celle du Christ et du Christ crucifié. Celle-là, les mystiques l'acceptent toujours, car contempler le Christ souffrant c'est encore contempler Dieu.

POSTFACE

D.Tronc, décembre 2011

Admirable Vie pauvre ! Elle constitue un véritable Traité pratique de la vie mystique allant au-delà de la flamme des Sermons.

Institutions pseudo-taulériennes et Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C.

Tauler et son école sont devenus très influents dans les « trois mondes » chrétiens : monde catholique de la contre-réforme (Canisius est jésuite, Surius est chartreux), monde des grandes confessions protestantes (Luther, Silesius avant sa conversion), enfin monde infiniment varié des hétérodoxes et des piétistes (J. Böhme, S. Franck…). A cause du rayonnement unique de cette œuvre composite, nous donnons quelques détails sur l’historique des éditions des œuvres dites « de Tauler ». Une petite moitié provient de sa main, soit quatre-vingt trois sermons, et une grande moitié provient du milieu qui l’environnait, soit soixante-dix sermons, les Institutions, etc. Cette dernière et plus large partie du corpus qui ne sort pas directement de la plume de Tauler est souvent de très grande qualité.

La première édition de quatre-vingt-quatre sermons de Tauler parut en 1498 à Leipzig. En 1521, à Bâle, paraît une édition qui en ajoute quarante, provenant d’auteurs non déclarés, dont Eckhart. En 1543, à Cologne, paraît l’édition de Canisius, qui, outre les sermons de Tauler, ajoute vingt-cinq pièces qui ne sont pas de Tauler : lettres, Göttliche Lehre… (compilation de textes d’Eckhart, de Suso, de Ruusbroec, d’extraits de Tauler), Livre des neuf états de vie de son ami Rulman Merswin, légende d’Eckhart, textes de préparation à la mort… En 1548, toujours à Cologne, Surius édite les célèbres Institutiones, traduction latine de Canisius, avec quelques additions. Toutes les éditions qui suivent, dont les traductions françaises de 1614 puis de 1665 par Chardon, dépendent de Surius. Lui-même n’attribue le titre d’Institutiones qu’aux trente-neuf chapitres de la  Göttliche Lehre…, mais l’habitude a été prise d’utiliser le titre pour l’ensemble comprenant cent-cinquante trois sermons. On dispose aujourd’hui en français de deux traductions modernes, qui se complètent  heureusement [78].

Se limiter aux sermons « de Tauler » serait se priver de sources  de grande richesse intérieure. On a un seul manuscrit de sermons « peut-être corrigé par Tauler » [79]. Ceci ne doit pas exclure, pour des raisons de style ou de forme, certaines pièces traduisant son influence. A partir d'une notation sèche de sermons, certains auditeurs retravailleront leurs schémas au risque d’y introduire leurs styles et leurs orientations mais sans affecter trop grandement le contenu : faut-il éliminer pour cela leurs textes ?

La situation est comparable à celle du corpus eckhartien  qui nous a fait préférer l’édition traditionnelle de F. Pfeiffer à l’impitoyable sélection de l’édition critique dirigée par J. Quint. Cette situation se reproduira au XVIIe siècle en France dont la majorité des textes qui nous sont parvenus ont fait l’objet de profonds remaniements : traités construits à partir de lettres, réécritures. C’est par exemple le cas des « écrits » d’un Jean de Saint-Samson, aveugle dictant son œuvre, et pour ceux de monsieur de Bernières, assemblage « amélioré » par  son principal éditeur et devenus un succès de librairie sous le titre du Chrétien intérieur.

Le dernier volume des Œuvres complètes de J. T. s’intitule L’Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. [80].  Ce chef d’œuvre a souffert probablement de la date peu propice d’édition de sa traduction française et certainement de son caractère d’apocryphe. Il était cependant considéré au milieu du XIXe siècle, par l’excellent érudit Ch. Schmidt, comme le « meilleur des ouvrages de Tauler, son œuvre principale. » [81]. Il apparaît comme très radical, insistant sur la pauvreté absolue, intérieure et matérielle, traduisant peut-être les vues de groupes hétérodoxes, ce qui a pu nuire à son appréciation. Son contenu est plus mystique que celui d’une grande partie de la célèbre Imitation de Thomas a Kempis, ce dernier étant marqué par l’ascèse.

L’Introduction à l’édition citée de L’Imitation de la vie pauvre défend la thèse de l’attribution à Tauler et explique les circonstances particulières de la parution de cet ouvrage traduit directement de l’allemand (et non plus du latin de Surius) par l’anonyme chanoine traducteur qui est probablement l’auteur de la note la plus longue que nous ayons jamais rencontrée ! Note très intéressante par sa profondeur, malgré son tribut à l’idéalisme post-Kantien en vogue au début du XXe siècle, qui  serait probablement devenue une préface si son auteur avait consenti à sortir de son anonymat. Nous supposons que l’éditeur Noël a voulu ainsi sauver ce beau travail. [82].

Le texte de L’Imitation de la vie pauvre… est divisé en deux parties : « I, Nature de la vraie pauvreté ou de la perfection » : la pauvreté d’esprit nous rend semblable à Dieu dans son indépendance, sa liberté, son acte pur ; opérations de la nature, de la grâce. « II, Moyens pour arriver à la vraie pauvreté… » : Les obstacles rencontrés, quatre moyens à mettre en œuvre, quatre chemins, conclusion. Nous ne pouvons ici qu’inciter à découvrir cette œuvre méconnue, très dense par son contenu, mais parfois desservie par son style (ou par celui de la traduction ?) :

« Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l'aime, un amour inférieur à celui qu'il reçoit, et celui qu'il reçoit n'est pas autre chose que la mesure comble qu'il donne, en se donnant Lui-même ; et c'est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore… » [83].

Cette réédition.

Les notes du présentateur et / ou du traducteur qui a voulu rester anonyme sont particulièrement longues. Aussi nous avons adopté le compromis consistant à laisser les notes courtes en bas de pages et à reporter les plus considérables et plus générales quant à leur objet, donc lisibles pour elles–mêmes sans avoir besoin de confronter au passage que les suscite, en « Annexe III NOTES ». Elles sont alors repérées par les numéros des paragraphes du texte principal auquel elles se rattachent.

La plupart de ces notes sont très intéressantes car elles traduisent une compréhension du cœur de Tauler par le discret chanoine traducteur de la Vie pauvre et par l’éditeur Noël, ce dernier traducteur des huit volumes des Œuvres complètes de Tauler parues de 1911 à 1913.  Compréhension et ferme défense du vécu mystique clairement posé à l’époque marquée par la querelle du modernisme, toujours de pleine actualité. Beau dialogue entre l’homme du XIIIe siècle et ses admirateurs du début d’un XXe siècle peu ouvert aux mystiques.

On ne peut que regretter - tout comme la date de 1914 qui a probablement contribuée à l’oubli [84] - que leur longueur parfois démesurée et peut-être une passion malhabile à défendre Tauler - ait pu nuire à leur appréciation. D’où notre compromis : 11 notes reportées en fin de volume, sur un total de 74 relatives à la Vie pauvre.

Enfin nous ajoutons des brèves entre crochets, car Noël évite parfois les aspects les plus abrupts de Tauler (ou du rédacteur du cercle de ses proches).

 

fin

 



[1] Pagination (en général incomplète, le plus souvent limitée aux pages paires) de l’édition de 1914. - [La pauvreté est d’emblée située au niveau de la perfection en Dieu, toute ambiguité est ainsi levée. On a parfois suggéré une influence possible d’adeptes du « libre esprit » alors qu’il s’agit d’un « esprit libre » comme l’aigle dans l’air.]

[2] Note du texte allemand, édition 1824 : « Supposé qu'il fut possible (en réalité, c'est impossible) qu'une créature ne fut capable de rien en fait d'opération, supposé qu'elle fut aussi pauvre qu'elle était avant sa création, ne faisant qu'un avec Dieu puisqu'elle n'était encore que dans son idée, cette créa­ture ne pourrait aucunement mériter, elle ne serait ni plus sainte, ni plus heureuse qu'une pierre ou qu'un bloc, car sans connaissance et sans amour de Dieu, nous ne pouvons pas être heureux. Dieu n'en serait pas plus honoré qu'il ne le fut de toute éternité, et cela ne nous servirait de rien à nous-mémes. Aussi faut-il dire qu'un tel détachement et une pareille pauvreté d'esprit ne sont qu’une absurdité. (Cfr Rusbroch. De la parure des noces spirituelles.) »

L'éditeur de 1824 cite ici Rusbroch : il aurait pu de méme citer Tauler qui bien des fois nous l'avons vu a fait ce rappro­chement, non certes pour établir ce dénuement absolu comme une réalité existante, mais pour s'en servir comme d'une compa­raison et d'une hypothèse, toujours permise. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'auteur de l'Imitation de la vie pauvre, fait lui-méme appel à ce retour à notre origine, alors que nous n'étions encore que dans l'idée de Dieu. Saint Thomas a rappelé souvent cette origine éternelle immuable, divine. Il n'est donc pas si absurde qu'on veut bien le dire, d'en parler, à la condi­tion de ne prêter à ces auteurs que ce qu'ils affirmaient eux­-mémes.

[3] [« Libres de tout mode, / étrangers à toute image : / telle vie mène ici-bas / les pauvres d’esprit », trad. Porion, Hadewijch d’Anvers, Seuil, 1954, 173].

[4] Annexe III NOTES, note partie I § 5. (Nous reportons les notes les plus volumineuses en fin de volume). – [ici l’auteur de la note a souci de sauver le discernement].

[5] [en Dieu, au-delà d’une dualité surmontée par la grâce qui vient d’être définie lumière infuse par Dieu].

[6] Annexe III NOTES, note partie I § 7.

[7] Annexe III NOTES, note partie I § 9.

[8] Le lecteur a besoin de bien graver dans sa mémoire ce pas­sage concernant la richesse et les riches, s'il ne veut pas se heurter aux pages qui vont suivre. Je me permets de lui faire remarquer -- ce qui est l'évidence même -- que l'auteur tout en recommandant au contemplatif le renoncement complet aux biens de ce monde à tous les biens créés, de quelque nature qu'ils soient : intérieurs ou extérieurs, pour que son esprit soit vraiment pur, libre et dégagé de tout, n'impose pas cependant indistinctement et à tous un abandon effectif ; il ne condamne pas celui qui, de fait et accidentellement se trouverait en posses­sion d'une fortune, grande ou petite ; il ne l'exclut pas de la vie contemplative, à plus forte raison du salut, du moment qu'il n'a pas cherché cette fortune, qu'il n'y tient pas, qu'il n'y peut rien, qu'il y voit un don de Dieu dont il devra compte, que toute son intention est ailleurs. Il dit expressément — je reprends à des­sein ses paroles : « Dés lors qu'il est mort à tout ce qui est, inté­rieurement et extrrieurement, de ce monde, à toute créature; dès lors qu'il n'est plus attaché à rien, la moindre atteinte ne sera pas portée à la noblesse et á la pureté de sa pauvreté, si, extérieure­ment, quelque bien temporel lui échoit en partigc et s'il reçoit quelque don de la part des créatures, car enfin il est libre de tout cela quant à l'inclination de son cœur, etc. » C'est pour n'avoir pas pris en considération ces réserves nécessaires que certains — nous l'avons dit dans notre préface— ont cru voir dans notre auteur des exagérations regrettables et même une doctrine dan­gereuse, fausse, capable de faire beaucoup de mal aux âmes. - Que dirait-on en effet d'un mystique qui vouerait indistincte­ment à la damnation tous les riches, leur refusant non seule­ment toute participation à la vie contemplative, mais même toute place dans la vertu et dans la simple vie chrétienne? Il passerait et à bon droit, comme on l'a dit, pour une tête exaltée. Grâce à Dieu il n'en est pas ainsi. Cependant, on n'a pas oublié peut-être que le principal argument pour refuser à Tauler la paternité de ce livre était tiré de cette prétendue divergence et opposition de doctrine. Il est très vrai que Tauler, dans ses sermons, enseigne la compatibilité de la vie contemplative avec la possession matérielle et effective de la richesse, serait-ce, dit-il, un royaume ; mais il y met toujours une condition, c'est que l'esprit n'y sera aucunement attaché et qu'il restera complè­tement libre pour se fixer en Dieu seul. Or qu'est-ce qui est dit ici? Il y est affirmé très nettement que si quelque bien temporel, quelque don des créatures échoit en partage au contemplatif, la moindre atteinte ne sera portée ni à sa vertu, ni à sa contem­plation, du moment qu'il est mort à tout cela, qu'il est libre de tout cela quant à l'inclination de son cœur. Où est la différence? Ce qui étonne peut-être, c'est ce dégagement absolu de l'esprit posé partout comme condition indispensable de la vraie contem­plation. Mais nous n'y pouvons rien. Nous aurions encore plus de mal à comprendre comment l'esprit peut, à la fois, se fixer sur Dieu et sur la créature.

[9] Annexe III NOTES, note partie I § 13.

[10]  Voilà, d'après une traduction consciencieuse et fidèle, ce qu'enseigne sur la pauvreté l'auteur de ce livre. Voici ce que lui fait dire le P. Denifle : « Tous les hommes sont appelés à la pauvreté... Dieu veut que l'on soit sans biens d'aucune sorte. Le livre de la vie pauvre dénie toute perfection même au degré le plus infime à quiconque ne se dépouille pas des biens temporels... Plus quelqu'un est riche, plus il est réprouvé. Les riches n'ont pas le véritable amour de Dieu... La pauvreté extérieure doit nécessairement accompagner la pauvreté intérieure... Il n'est pas même permis de conserver le strict nécessaire ». Sans commentaires. Ce que nous avons dit suffit. Le lecteur rapprochera ces affirmations du texte et jugera.

[11] Annexe II, note partie I § 17. (Il s’agit d’une immense « note » très intéressante  : la préface du traducteur alsacien inconnu ? )

[12] L'éditeur de 1824 fait cette remarque : « Dans l'original du vieil allemand (1448) se trouve en marge de ce passage la note : Eruditio fit idolum, l'érudition derient une idole L'éditeur ne pas voulu passer cette réflexion sous silence ». Nous ne la pas­serons pas non plus : d'autant que la catégorie de ces esprits libres tranchant tout. ne respectant rien, est loin d'avoir dis­paru. Le portrait qui en est fait ici et que nous avons trouvé bien des fois déjà dans Tauler ressemble singulièrement à celui que traçait, il y a deux ans, le pape Pie X dans sa bulle contre le modernisme. Le lecteur aura fait lui-même le rapprochement.

[13] Il nous semble que l'auteur, fidèle en cela à la manière de faire de saint Thomas et de tous ceux qui parlent communément à des hommes, prend ici le mot esprit dans son acception la plus large, signifiant à la fois et ce qui est le propre de la con­naissance humaine, du composé, c'est-à-dire de la raison pro­prement dite et ce qui ne convient qu'à l'intelligence pure et au principe exclusivement spirituel et subsistant qu’il désigne ailleurs sous le vocable spécial d'esprit ou mens. Cette générali­sation est d'autant plus facile qu'il n'y a - il ne faut pas l'ou­blier — qu'une seule et même essence, l'âme spirituelle et im­mortelle, se prêtant à des opérations parfaitement distinctes. Nous l'avons dit, la vie végétative, dans l'homme, ne se confond pas avec la vie sensitive, la vie sensitive ne se confond pas avec la vie raisonnable, et nous ajoutons que la vie raisonnable ne se confond pas avec la vie purement intuitive de l'esprit (mens), et cependant c'est partout et toujours le même principe vital, 1'âme, et le même sujet l'homme, manifestant ou recevant ses activités de manières différentes. Quand on parle spécialement des rapports de l'homme avec Dieu, rapports qui ne peuvent s'établir directement que par les sommets de son âme, il convient de distinguer cette partie, l'esprit (mens), ouverte aux illumina­tions divines, de cette autre partie, la raison, faite pour explorer les vérités de ce monde. C'est ce que fera l'auteur, d'une façon très lumineuse dans la suite. Ici, il se contente d'établir d'une manière générale qu'il ne faut pas assujettir la partie supérieure de nous-mêmes à la partie inférieure, le spirituel et l'immatériel au sensible.

[14] Ces notions si surprenantes qu'elles paraissent à première vue sont strictement théologiques. Nous les avons rencontrées bien des fois dans l'œuvre de Tauler, et bon nombre de nos contemporains feraient bien de les méditer. On nous a répété si souvent que la foi devait être raisonnable que dans l'esprit de certains la foi et la raison ont fini par se confondre. Il semble­rait, à les entendre, que la raison a le droit et le devoir de s'in­troduire jusque dans le domaine surnaturel pour le contrôler et lui demander ses comptes, comme s'il n'y avait pas antinomie entre ces deux termes. Ce qui est naturel ne peut être surnaturel. Là où l'un finit, l'autre commence. La raison doit rester dans son domaine : il y a un moment où on doit la laisser pour mon­ter plus haut dans la région divine où il n'y a plus d'images et de raisonnements, mais la contemplation pure et simple. C'est ce qui est affirmé ici et ce que nous n'avons cessé de répéter nous-même.

[15] En note de l'édition de 1821 : « Voyez les ouvres de saint Macaire d'Egypte, 2° vol., 45  homélie§1-6. Nous dirons, nous, voyez toutes les œuvres de Tauler.

[16] Après avoir lu ce passage et ce qui suit, il ne viendra à la pensée de personne, nous l'espérons, que l'auteur fait fi de la raison humaine. Nul n'est plus partisan que lui de la vraie science, mais à une condition, c'est qu'on reconnaîtra la pleine et entière subordination de la science humaine à la science divine, de la raison par conséquent à la foi. Celle-ci ne détruit pas l'autre, mais la domine. La raison doit servir la foi sans s'immiscer dans son domaine, mais il serait injuste et manifes­tement faux d'accuser l'auteur d'avoir voulu en aucun moment, se passer des motifs de crédibilité.

 

[17] On peut donc matériellement lire la Sainte Ecriture, comme on peut entendre la prédication de l'Evangile ; on peut méme y donner son adhésion naturelle, admettre sans réserve, par la raison, tout ce qu'on lit et on entend ; et cependant cette manière de connaître la vérité révélée n'aura rien de commun avec la foi. Extérieurement, dans l'expression, cela paraîtra bien la vérité divine, mais ce ne sera pas elle dans sa vraie substance. On n'aura pas, pour parler le langage théologique, l'objet formel qu'on croit (objectum formale quod creditur) ; on n'aura pas surtout l'objet ou le motif formel pour lequel on croit (objectum formate quo), la vérité première se manifestant elle-même et par elle-nmême, et acceptée uniquement parce que Dieu la révèle (propter autoritatem Dei revelantis tantum). Tant qu'on n'a pas pénétré dans ce domaine surnaturel et divin fermé à la raison, on n'est pas dans la Foi. — Nous avons essayé ailleurs d'exposer ces notions. (Cfr tome iv. Introd. Mystique Dominicaine.) Nous annoncions alors que nous trouverions ici cette doctrine claire­ment enseignée. (Cfr note p. 23.)

[18] Si on a compris ce que nous nous sommes efforcé d'expo­ser plus haut (note p.13) on ne sera pas surpris de cette expres­sion « connaître sans images ». C'est, en effet, le propre de l'esprit pur de s'unir à l'intelligible directement et immédiate­ment, tandis que notre mode humain de connaître suppose toujours, d'après la doctrine même de saint Thomas, une espèee ou une image intelligible obtenue par l'abstraction (nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu). En d'autres termes. nous n'allons pas à l'être des choses, l'objet de la connaissance, sans avoir fait subir aux réalités objectives une sorte de décomposition qui les spiritualise et nous les représente non pas dans leur caractère matériel et sensible, mais sous un mode spiri­tuel qu'on appelle espèce intelligible ou image. Dieu, esprit éminemment pur, ne se prête pas à une abstraction, voilà pourquoi notre raison ne peut pas le connaître tel qu'il est: mais il est souverainement intelligible par lui-méme, et Il peut par conséquent se présenter sans espèces et sans images à un esprit qui n'a pas besoin d'abstraire pour connaître. Ce mode de connaissance par intuition directe n'appartient qu'à la partie supérieure de notre âme subsistante que nous appelons mens, le fond, échappant aux conditions de la matière. Cette psychologie n'est pas propre aux mystiques. Saint Thomas parle souvent de cette connaissance intuitive, naturelle, innée que notre esprit subsistant a de lui même, toujours, sans que l'homme, le com­posé puisse en rien savoir. C'est cette intelligence intérieure que les mystiques prennent pour base de leur doctrine. C'est là qu'ils trouvent toutes les capacités aux élévations surnaturelles jusqu'à la vision béatifique dont cette partie toute pure, l'esprit, porte déjà le désir initial et natu­rel quoique inefficace.

[19] Dans la pensée de Tauler ou de notre auteur, ainsi que nous l'avons remarqué ailleurs, il n'est pas question ici néces­sairement du rapt ou de l'extase, encore moins de la vision béatifique, mais simplement de l'état de perfection dont on éta­blit la nature. Une âme en effet qui est complètement sortie de toutes les créatures et d’elle-même, un esprit complètement pauvre et pur, ne vit plus de lui-même et pour lui-même, mais de Dieu, en Dieu, pour Dieu. L'union, la fusion est complète. Non pas que cette âme jouisse du bonheur du ciel ; mais déjà elle a commencé, dans l'épreuve et dans la lutte, le mode de vivre des bienheureux, sans en avoir la gloire. Dieu est tout pour elle et fait tout en elle. C'est la réalisation de la parole de saint Paul (Gal. 2. 20). Nous trouverons plus loin de magnifiques dévelop­pements sur cette pensée.

 

[20] Ce passage, malgré sa profondeur, ne saurait plus avoir pour nous la moindre difficulté après tout ce que nous avons lu d'analogue dans Tauler. Aussi bien, cette doctrine trop méconnue mériterait-elle d'être méditée par beaucoup. On y reeon­naîtrait peut-être, à côté de notions extrèmement précieuses sur la connaissance naturelle se nourrissant d'objectivités et d'images extérieures, un mode tout différent de connaître quand il s'agit de la vie surnaturelle et divine. Celle-ci est tout intérieure, sans images Elle ne s'enracine pas dans les puissances, dans la raison, mais dans la partie supérieure de l'âme. Dans l'essence (mens). Ce n'est plue dans le fond, in mente, distinct des puissances au service de l'homme, que la nativité divine peut se produire, et la raison de l’homme n'a rien à y voir formellement. C'est ce que nous ne cesserons de répéter.

 

[21] Ces précisions sont frappantes et méritent d'être soulignées. Quel que soit l'auteur de ces aperçus remarquables sur la na­ture et sur la grâce, sur les sommets de notre esprit seuls capables de recevoir les illuminations directes et immédiates de la divinité et sur les puissances inférieures de la nature humaine ouvertes sur tout le monde d'en bas qui envoie ses images pour le représenter, quel que soit, dis-je, celui qui a rédigé cette fine analyse, nul ne contestera, j'espère, que ce ne soit là la doctrine de Tauler que tant de fois nous avons rencon­trée et admirée. Après les nombreuses explications dont nous avons surchargé le texte, il ne nous semble pas qu'il puisse y avoir de difficulté pour le lecteur.

[22] Sans doute, comme l'a remarqué le P. Denifle, on peut voir dans certaines de ces expressions quelque chose de trop absolu, comme si l'auteur faisait une obligation stricte et rigoureuse pour tous de pratiquer la pauvreté ; cependant si on veut bien se souvenir que ce livre est adressé spécialement aux âmes vouées par état à la perfection, on comprendra cette insistance de l'auteur sur la pleine et entière conformité à la volonté du Christ demandant à celles-ci d être parfaites comme son Père est parfait, et on n'étendra pas cette obligation, au moins au même degré, indistinctement à tous les hommes, encore que le Christ soit venu pour les sauver tous et que tous soient tenus, en vertu uniquement du précepte, d'aimer Dieu par-dessus toutes choses. Le précepte ne va pas aussi loin que le conseil ; mais il ne faudrait pas croire que parce qu’on n'est pas fait pour suivre le conseil on est délivré du précepte. L'auteur, plein de son sujet, rappelle ici qu'on ne peut pas servir deux maîtres à la fois : Dieu et Mammon. Quand on se tourne du côté des créa­tures pour y mettre son coeur, on se détourne forcément de Dieu, et c'est un désordre. Au fond, si on y regarde de près, l'auteur, que ce soit Tauler ou un autre, ne dit pas autre chose.

[23] Cette distinction n'est pas nouvelle. I es anciens établis­saient cette méme différence entre la vie inférieure qui est l'âme considérée par le côté ou elle touche et anime le corps et la vie supérieure qui désigne au contraire en elle ce qu'il y a de plus immatériel et de plus élevé. C est par ce côté là seu­lement (mens) que l'âme est susceptible de l'ordre surnaturel. Nos mystiques ne cessent de le répéter. Non pas que ces deux vies, l'une comme l'autre, ne soient crées, mais l'une est ou­verte du côté de l éternité, l'autre ne comprend que les choses du temps.

[24] Est-ce à dire que ces âmes n'ont plus de direction à subir à aucun point de vue? Non, certes. Répétons ici ce que nous avons dit longuement ailleurs. Si Dieu réellement éclaire et conduit par Lui-même une âme, il nous semble évident qu'aucune créature n'a le droit de se substituer à Dieu. Il est le Maître et aucune autorité au monde ne peut l'empêcher d'agir. Le tout est de savoir si Dieu agit et si telle âme qui se croit conduite par des inspirations divines n'est pas victime de son imagination ou. qui pis est, des suggestions diaboliques. Comme un doute est toujours possible, une signe vraiment humble soumettra au jugement de l'Eglise ce qui se passe en elle, non pour que le confesseur ou le directeur mette opposition à l'action divine, mais pour qu'il discerne, avec prudence et sagesse, quel est l'esprit qui la conduit. N'oublions pas que si le fond de l'âme (mens) est un sanctuaire où Dieu seul a le droit d'entrer, par un autre côté, comme hommes professant une foi et une doctrine, extérieurement, nous sommes membres d'une société, la Sainte Eglise, qui peut et doit exercer un contrôle sur la vie, la foi et les moeurs de tous les fidèles.

[25] Mais le Christ, Jésus crucifié, nous dira quelqu'un, est bien une image ! Que devient donc toute la théorie de notre auteur sur le dégagement total de l'esprit uni à la divinité ? Je réponds que le Christ est Dieu. Ce n'est pas se distraire de Dieu que de penser au Christ. Tauler avait prévu l'objection et en maints endroits de ses oeuvres il revient et avec quel élan d'âme, quel amour ! sur la nécessité de méditer sans cesse la Passion du Sauveur. « Voilà, dit-il, une image utile, par excellence, ayez-la sans cesse devant les yeux. » (Cfr. Instit. ch. 35.) Et puis, on semble oublier toujours le point de vue auquel se place l'au teur. Quand il parle de la perfection, du degré suprême auquel une âme peut être élevée, il a raison de dire que l'esprit doit être tout entier absorbé en Dieu, de manière à n avoir plus aucune image créée et à se laisser tout entier pénétrer par la lumière et la vie divine. C'est là en effet le formel de la perfection. Mais il serait absurde, sous prétexte d'union avec Dieu, d'exclure et de condamner impitoyablement toute vie extérieure, comme si 'le parfait devait cesser d'être un homme pour devenir un esprit séparé, un ange tout irradié des clartés célestes, et n'ayant plus rien à voir, rien à faire dans sa raison, dans ses sens ou dans son corps. On aurait tort de se représenter les mystiques comme des êtres à part, en dehors de l'humanité. Je ne connais pas d'auteur plus pratique et ayant plus de bon sens que Tauler. Mais est-ce méconnaltre quelque chose de ce qui est da à l'homme extérieur, à sa nature, à ses sens ou à sa raison que de parler (lu merveilleux couronnement de tout son être. quand son esprit reçoit directement et immédiatement l'illumination divine? Cesse-t-il de vivre parce qu'il vit d'une vie plus pleine et plus parfaite

[26] Dans une note précédente nous faisions remarquer que l'auteur en parlant de la nécessité de s'abstraire de toute créature et de toute image pour arriver à la perfection n'entendait pas cependant supprimer toute vie inférieure, sous prétexte qu'on avait atteint la source même de la vie. Nous voyons ici comment la pratique des vertus les plus modestes, la méditation surtout de la Passion de Notre-Seigneur prépare l'union complète avec Dieu et attire des bénédictions et des lumières nouvelles pour mieux méditer et mieux agir. C'est ainsi que la grâce venant d'en haut augmente et multiplie la grâce. Il se produit une sorte de flux et de reflux dont le mouvement parti de Dieu, envahit l’être tout entier et le ramène à Dieu. La vie se nourrit à la vie et celle-ci se répand d'autant plus agissante et féconde qu'on retourne plus souvent à la source. L'union facilite l'action et l'action tend sans cesse à l'union. L'homme devient de plus en plus déiforme et, loin d'être empêché d'agir. il trouve dans l'océan divin ou désormais il se meut, la plénitude et l'unité de toutes ses puissances et de tous ses actes.

[27] 1l nous parait difficile, sinon impossible, d'établir avec plus de clarté et de précision le double aspect qu'offre notre âme, ouverte à la lois sur le monde sensible et sur les réalités invisibles. La vie des sens et de la raison n’est qu'un préambule, une préparation, un acheminement à une vie tout autrement grande et féconde. celle de l'esprit (mentis) mis en communion avec la vérité éternelle et divine. « Invisibilia enim ipsius a crealura mundi, per ea quae facta sunt, intellecta, conspiciuntur, sempiterna quoque ejus virtus et divinitas ». (Rom. I, 20). — « Si bien, ajoute saint Paul, que c'est une inexcusable folie de ne pas glorifier Dieu, tel qu'il est en Lui-même et de ne pas se fondre en reconnaissance devant Lui. quand il nous a été donné de le connaître par des signes extérieurs. Hélas! au lieu de cela. la plupart se laissent égarer par leurs pensées vaines et leur cœur insensé s'entoure de ténèbres. Ils se disent sages quand ils sont entralués par leur sottise. Ils transforment la gloire incorruptible de Dieu en des simulacres fragiles, en des images corruptibles comme celles de l'homme, des oiseaux ou des reptiles. Aussi Dieu les abandonne-t-il aux désirs impurs de leur cœur. Il les laisse se couvrir d'ignominie avec leur corps Ces gens-là ont changé la Vérité de Dieu en mensonge; ils servent la créature bien plutôt que le Créateur, à qui cependant est dû tout honneur dans tons les siècles ! » — Quel tableau, malheureusement toujours vrai, de l'aberration des intelligences ne voulant voir et admirer que ce qui se perçoit au dehors et se refusant aux intimes et sublimes illuminations du dedans qui se font sans images, d'esprit à esprit, loin des corps et de la matière !

[28] Le commencement de ce dernier texte que nous avons mis entre parenthèses n'est pas cité par notre auteur qui semble par une sorte de lapsus memoria, en faire la suite du précédent, comme si la voix du ciel s'était encore adressée au Fils. Nous avons cru pouvoir faire cette rectification dans la traduction, en prévenant le lecteur.

[29]  Annexe III  NOTES, note partie I § 80.

 

[30] L'auteur touche ici à un des problèmes les plus délicats de la philosophie. Comment l'homme peut-il connaître les êtres dans toute leur vérité ? Nous entendons bien Aristote et saint Thomas nous dire que l'objet de l'intelligence c'est l'être, l'essence des choses. oui, mais comment arrivons-nous à cette essence ? Toujours par une image, une similitude, une espèce Intelligible, un intermédiaire par conséquent. « Je ne connais le tout de rien », disait Pascal Ce que nous appelons nos évidences est toujours entouré de plus de mystère que de clarté. Pourquoi ? L'auteur en donne d’une manière originale la vraie raison. La lumière dont jouit notre intelligence pour éclairer ce monde extérieur n'est qu'une lumière dérivée comme celle de la lune. Elle ne répand que des lueurs à la surface. au lieu de pénêtrer les êtres jusque dans leur profondeur. Mais quand, à cette nature lumineuse par participation vient s'ajouter la lumière propre du soleil divin, même simplement par la foi, alors tous les êtres s illuminent et nous apparaissent avec unes clarté, une intensité de vérité et de vie que nous ne soupçonnions pas auparavant.

[31] Annexe III NOTES, note partie I § 87.

[32]  Avant de déclarer inadmissible, incompréhensible, impossible ou absurde la théorie exposée ici, nous supplions humblement le lecteur de réfléchir et de se dire qu'en effet au-dessus de la mobilité, de la versatilité de nos puissances humaines s'exerçant sur la matière, il y a un principe immobile et immuable, c'est le fond de notre âme, c'est l'essence. Supposé que cette essence soit divinement illuminée, ou pour parler plus exactement avec notre auteur, supposé que notre volonté, dans ce qui constitue la racine même de la faculté de vouloir, soit pénétrée, remplie de la grâce de Dieu, cette volonté sera parfaite dans son essence, et l'acte qui en découlera sera parfait. Et comme le vouloir essentiel est immobile, immuable, même au point de vue naturel (l'homme veut nécessairement et toujours le bien), ce même vouloir, dirigé, fécondé, surnaturalisé par Dieu, produira un acte simple. immobile et essentiellement parfait. En réfléchissant sérieusement à tout cela, peut-être le lecteur trouvera-t-il qu'il y a là une doctrine qui n'est pas à dédaigner.

  C'est l'homme sorti des contingences et ramené au fond de son âtre, c'est l'homo essentiatus dont parle Tauler. Et qu'on veuille bien le remarquer, il ne s'agit pas ici de supprimer les puissances, les facultés, qui, dans la créature, restent toujours distinctes de l'essence, proprement dite, mais seulement de remonter à la racine, au premier mode d'âtre et d'agir de ces puissances. Dieu seul agit par son essence. Il est acte pur. L'homme n'agit que par ses puissances, mais encore y a t-il lieu de se demander si la puissance (dans le cas présent la volonté) s'exerce toujours dans la plénitude de son être et de son pouvoir. D'ailleurs, tout ceci va s'éclairer dans la suite. L'auteur est extraordinaire de force et de précision.

[33] Ces dernières paroles corrigent tout ce qui pourrait paraître trop catégorique et trop absolu dans celles qui précèdent. Il est bien évident que cette doctrine du détachement complet et effectif de tout bien ne saurait s'appliquer universellement. Il ne s'agit ici que des privilégiés que Dieu appelle à l'état de la plus haute perfection, c'est-à-dire des religieux qui seront toujours une exception. Les vrais religieux ne doivent pas seulement renoncer d'esprit et de cœur aux biens de ce monde : ils doivent faire le voeu de pauvreté, s'ils veulent être parfaits. La fin étant supposée, c'est le moyen nécessaire ; mais cette fin n'est pas proposée à tous.

[34] Note de l’éditeur allemand de 1824 : Saint François de Sales disait à sa fille spirituelle, sainte Françoise de Chantai: « Il nous faut toujours rester unis à Dieu ; mais si nous sommes chargés de quelque soin pour le service du prochain, nous devons regarder ce travail comme la meilleure prière. » Et Tauler écrivait dans sa Medulla animae (Institutions) : « Un homme serait-il élevé à une contemplation aussi sublime que celle de saint Pierre et de saint Paul. s'il vient à apprendre qu'un pauvre malade demande une soupe ou toute autre chose, qu'il serve en toute charité ce pauvre malade, et il fera ainsi un acte plus vertueux que s'il poursuivait sa contemplation. Si haut en effet qu'on soit monté, il ne faut jamais préférer un exercice quelconque à l'accomplissement de la loi de Dieu. Laisser le Seigneur pour servir ses membres par amour pour Lui. est l'œuvre la plus agréable à Dieu qu'on puisse faire. Qu'on ne s'imagine donc pas qu'un acte de charité vous fera omettre un exercice utile; car ce que vous omettez ainsi librement et de bon cœur vous sera rendu d'une manière bien plus excellente, suivant cette parole de Jésus-Christ : « Quiconque laissera sa maison, ses frères, ses soeurs, son père ou en mère, sa femme ou ses enfants, ses champs, pour la gloire de mon nom, recevra le centuple, » Matth., 19, 29.

[35] Certaines personnes jalouses de leur autorité et qui, inconsciemment, se substituent à Dieu, demandent à tous ceux qui leur sont soumis une obéissance aveugle qui ne supporte ni réflexion, ni contrôle d'aucune aorte. ne trouveront pas sans doute cet enseignement à leur goût. Il nous parait cependant indiscutable et dicté par la sagesse et le véritable esprit surnaturel. Cependant si la priorité de l'obéissance est toujours dûe à Dieu, l'auteur n'exclut pas - on le voit nettement — l'obéissance légitime aux supérieurs. C'est un devoir et une nécessité, si on ne veut pas s'exposer à toutes les illusions, de recourir aux conseils et à la direction des personnes sages et expérimentées.

[36] Nous avons plusieurs fois déjà fait observer combien remarquable est cette doctrine de la communion fréquente enseignée au xiv e siècle. Elle devait susciter bien des étonnements et bien des protestations, car, d'après ce que dit ici méme l'auteur, il semble bien qu'elle allait à l'encontre de vieux préjugés et d'habitudes acquises qui devaient trouver leur dernière manifestation, trois siècles plus tard, dans le Jansénisme. — Le P. Denifle a affirmé que la doctrine sur la sainte Communion contenue dans ce livre est en contradiction avec celle enseignée par Tauler. Nous avons beau rapprocher les deux enseignements, nous ne voyons pas en quoi ils diffèrent. Nous sommes, au contraire, frappé par l'identité de pensées, de sentiments, d’expressions, au point qu'on croirait les deux doctrines calquées l'une sur l'autre. Voyez les admirables sermons sur le saint Sacrement. Tome III [de la traduction de Noël].

[37] Annexe III NOTES, note partie II § 10.

[38] L'auteur de l'édition de 1824 ajoute ce texte explicatif : « Je demande à revenir à mon origine première en suivant le chemin par lequel je suis venu. L'origine est en toi, ô homme ; cherche là. Es-tu rentré en elle, c'est-à-dire en Dieu ? c'est Lui qui t'éclaire et se révèle à toi comme s'il n'y avait que toi dans le monde à qui Il put se montrer. Si tu es sage tu chercheras Dieu en toi, et tu le trouveras comme on trouve le soleil dans l'air. Il est vraiment en toi, comme l'étincelle est dans le feu, comme le feu est dans le fer, tant que celui-ci reste plongé dans la fournaise. O âme divinement belle, tu es en Dieu, par la grâce, tant que tu demeures dans la charité. Or, tu trouveras Dieu dès que tu auras laissé toutes les créatures. Alors tu pourras dire à celles ci : « Le Dieu que je cherchais en vous, il est en moi, je le crois, je le confesse : je l'ai trouvé et je ne le tâcherai plus : je le conduirai dans la retraite de ma mémoire, dans le sanctuaire de mon repos, dans la couchette de la paix et je me reposerai avec Lui. Il me cachera sous sa tente, c'est-à-dire, dans son humanité et au plus intime de sa demeure, c'est-à-dire dans sa divinité. e ( Voyez : La perle évangelique, chap. 19.)

[39] Certes, il est permis de déclarer qu'on ne peut suivre l'auteur sur ces sommets vertigineux ; on a le droit de dire qu'on ne le comprend pas. Les expressions même dont il se sert éclatent par le trop plein de Vérité. On sent qu'il y a là des lumières qu'aucune langue ne peut transmettre. Mais, cette réserve faite, le théologien peut chercher en quoi pèche cette doctrine sublime : il ne le trouvera pas. Psychologie, révélation, esprit humain perdu et immergé dans l'Esprit divin, rien n'est contradictoire, rien n'est absurde, tout est possible à l'Amour infini.

[40] On aura remarqué que l'auteur, après avoir distingué plus haut l'âme, les puissances : raison et volonté, et enfin l'esprit (mens), prend ici I'un pour l'autre et parle de la raison humaine, de l'âme quand il faudrait dire l'intelligence ou l'esprit. C'est là l'infirmité de notre langage qui ne nous permet pas de distinguer constamment les expressions quand il s'agit de désigner une seule et méme chose. L'habitude les a rendues à peu près synonymes, de sorte que parler de raison, d'intelligence ou d'esprit cela parait tout un. Cependant, à s'en tenir au sens strictement philosophique, la raison est ce qui opère sur les images, l'esprit seul opère sans images et se prête aux élévations surnaturelles ; mais, néanmoins, la raison et l'e›prit sont une même substance et nous appelons cette substance âme, alors que nous devrions l'appeler esprit : c'est l'acte supérieur, c'est l'acte inférieur. Tout ce que nous avons exposé longuement déjà, trop longuement peut-être, sur ce sujet, nous dispense d'insister.

[41] Seul, un esprit prévenu pourrait entendre ce passage dans un sens protestant. Quand l'auteur nous recommande de nous en tenir directement à l'Evangile dans toute sa simplicité il est bien évident qu'il n'entend pas supprimer le magistère de l'Eglise, interprète divinement autorisé de ce même Evangile. Il revient trop souvent sur la nécessité de l'obéissance à l'Eglise pour qu'un doute soit permis sur sa pensée. Mais quelle que soit l'importance et la nécessité de l'enseignement de l'Eglise pour proposer et garantir la parole de Dieu, il n'en est pas moins vrai qu'ou doit croire à celle-ci pour elle-même, directement et immédiatement. La proposition extérieure faite par l'autorité compétente n'entre pas dans le motif formel de la foi.

[42]  Ce que ces expressions « il ne peut pas, il est forcément empêché » ont de trop absolu est corrigé par tout ce qui précède et tout ce qui suit. Nous savons pour l'avoir lu manifestement en plusieurs endroits que l’auteur ne refuse pas aux riches, la réelle possibilité de contempler, de devenir des saluts et d'être parfaits à leur manière ; mais outre qu’il leur faudra toujours la pauvreté intérieure ou le détachement d'esprit, il demeure vrai que, dans l'immense majorité des cas, les soucis, les embarras de toute sorte que créent les richesses et les préoccupations de tout genre pour les affaires temporelles, les mettent pratiquement dans une véritable impossibilité de fait, de vaquer aux choses de Dieu et de leur âme. Cependant il faut maintenir qu'il y a eu de tout temps et qu'il y a encore de glorieuses exceptions.

[43] On se souvient qu'ici même (page 27) l'auteur de l'édition de 1824 a rappelé cette doctrine comme étant de Tauler. Effectivement nous l'avons trouvé en maints endroits et ce n'est pas un de nos moindres sujets d'étonnement que de voir un mystique à la fois si sublime et si humain. Il transporte les âmes aux plus hauts sommets de la contemplation et, en même temps, il leur apprend à descendre dés qu'il s'agit de charité et de devoir. La véritable perfection consiste, pour lui comme pour Saint Paul, à se faire tout à tous et à savoir quitter Dieu pour Dieu. — Cela n'empéchera pas que, sur la foi d'un savant critique, on continuera à dire que ce livre est indigne de Tauler.

[44] Encore une fois, ces expressions « ils ne peuvent pas » se corrigent par le contexte. Le pouvoir, radical, foncier, la puissance proprement dite leur reste, c'est évident ; mais, de fait, in sensu composito, diraient les philosophes, c'est-à-dire vu toutes les difficultés, tous les embarras, tous les soucis qu'ils traînent après eux, ils ne peuvent pas. D'ailleurs de quoi s'agit- il ? Il s'agit de la perfection, de ceux qui sont appelés à la perfection. « Si vous êtes appelé à la vie contemplative», est-il dit au commencement du chapitre. Donc ceux qui n'y sont pas appelés peuvent encore être agréables à Dieu, être d'excellents chrétiens, mais ils ne peuvent pas faire, et pour cause, ce que font Ies contemplatifs. Ils suivent les préceptes, affirme l'auteur quelques lignes plus bas: ils ne suivent pas les conseils ; mais aussi bien n'y sont-ils pas tenus.

[45] Je souligne à dessein ces deux phrases pour bien montrer que l'auteur a en vue deux catégories de personnes bien distinctes : d'un côté les âmes qui spontanément, librement, se vouent à tendre à la perfection : si vis perfectus esse, et celles là une fois entrées et engagées dans cette voie, choisie librement, ne sont plus libres de revenir en arrière : elles doivent, sous peine de parjure, tendre toujours en avant, et pour cela prendre les moyens, qui étaient de conseil avant le voeu, mais qui sont devenus obligatoires après. D'un autre côté sont les âmes qui ne sont pas appelées à marcher dans la voie des conseils. N'ayant pas de vocation, elles ne pourraient pas faire ce que font les autres. Qu'elles restent dans le monde en pratiquant tes préceptes. La fidèle observation de ceux-ci peut les élever à une haute sainteté, encore qu’elles n'aient pas marché dans la voie des conseils. Marthe était sainte comme Marie, encore que la voie suivie par les deux soeurs ne fut pas la même. La voie de la perfection ne doit pas se confondre arec la sainteté ou la perfection elle-même. qui peut être relative ou absolue. L'auteur parle de la perfection absolue.

[46]  (1) Je me demande s'il est possible de présenter un enseignement entouré de plus de réserve, distinguant plus parfaitement le mérite des personnes du monde, de celui des religieux. Où donc voyons-nous que les riches soient méprisés, voués fatalement à la damnation? C est cependant cette doctrine si mesurée, si sage qu'on reproche à l’auteur de ce livre, en lui prêtant des exagérations, des erreurs dont je ne trouve nulle part la trace, dans la traduction qui m'a été fournie. Comment se font les opinions? mystére. [le livre est destiné à des clercs, 2% de la population au MA !]

[47] Non pas que l'action du contemplatif soit égale à celle de Dieu : elle reste toujours l'opération d'une créature ; mais uni à Dieu, ne faisant qu'un avec Dieu par l'amour, le contemplatif emprunte quelque chose de la vertu même de Dieu.

[48] Ces dernières paroles montrent bien dans quel sens il faut entendre cette impossibilité de déchoir dont il est parlé ici. Il ne s'agit pas évidemment dune impossibilité -absolue l'homme reste toujours libre et peut faire un mauvais usage de sa volonté et des plus grands dons ; il s'agit d'une impossibilité morale : l'homme est monté trop haut pour déchoir : il ne le fera pas. Dans sa pensée Dieu le destine à persévérer. Il ne l'aurait pas appelé à une intimité si grande, si l'âme devait oublier un tel bienfait.

[49] L'auteur a dit qu'ils accomplissaient en Dieu et avec Dieu l'eeuvre essentielle, unique, qui les comprend toutes ; par conséquent pas n'est besoin de tel ou tel acte en particulier. Cependant, n'oublions pas les restrictions et les explications apportées.

[50] [Non].

[51] N'avions-nous pas raison de dire que, dans cette seconde partie, bien des points qui nous ont paru difficiles ou exagérés dans la première seraient éclaircis ? Là, l'auteur parlait de la perfection, en soi, formellement, et à l'entendre, on aurait pu croire qu'il faisait bon marché des œuvres extérieures, des vertus, de l'Eglise, et même de la sainte humanité de Notre-Seigneur. Il voulait alors montrer le but à atteindre. Ici, il nous indique les moyens, les chemins à suivre pour y arriver, et, sans perdre de vue l'objet de la perfection, II porte nos regards et notre attention sur ce qui la prépare et la fait obtenir, par dessus tout sur la personne adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

[52] Annexe III NOTES, note partie II § 47.

[53]  Ce texte de l'édition de 1824 est complété et expliqué ainsi dans l’édition plus récente de 1850 qui semble, en certains points plus conforme que la précédente aux anciens manuscrit : « Ce qui lui manque en œuvres extérieures de charité, il l'opère en Dieu, sans intermédiaire. Or, un pareil acte de charité est de mille lieues plus noble que celui qui se fait par l’intermédiaire des créatures, car c'est un acte de charité essentiel (wesentlich) tandis que celui qui se fait par l'intermédiaire des créatures est accidentel (zufallig) et n'est pas, de tout point, parfait. Celui qui fait toutes les actions dans la charité immédiate est plus riche en bonnes œuvres parce que par une seule action il les fait toutes, car toutes ses actions sont essentielles et lui valent la récompense essentielle.

[54] Notre excellent et consciencieux collaborateur fait suivre sa traduction de cette réflexion : « passage très amplifié et mitigé dans l'édition  1824 ». Tel quel et malgré les mitigations dont il est parlé, nous craignons encore que ce passage ne suscite des étonnements et des protestations : Quoi donc, dira-t-on. il y aurait des âmes qui pourraient et devraient se soustraire aux pratiques et aux directions communes imposées par l'Eglise ? Et pourquoi pas si ces âmes sont manifestement conduites et dirigées immédiatement par Dieu? En établissant la règle commune, Dieu s'est-il dépouillé de la liberté d'agir directement par Lui–même ? N'y a-t-il pas à craindre qu'en voulant tout réglementer extérieurement, cin arrête l’élan toujours possible de certaines âmes que Dieu veut conduire précisément par des voies extraordinaires ? Le danger serait si ces âmes méprisaient  les lois et les ordonnances établies par l'autorité compétente. Mais rien de semblable ne peut avoir lieu ici. Une âme vraiment surnaturelle et divinement illuminée, sera toujours humble, obéissante de cœur et respectueuse des préceptes de l'Eglise tout en paraissant, exceptionnellement, s'y soustraire, pour obéir aux ordres de Dieu, auteur de l'Eglise. Au surplus, est il besoin de faire remarquer qu'il n'est pas loisible à n'importe quelle âme, et sous n'importe quelle impression de se prétendre conduite par Dieu ? Ce serait la porte ouverte aux plus tristes abus et aux plus lamentables illusions du mysticisme et de l’illuminisme, Si quelqu'un a en horreur ces excentricités morbides, c'est Tauler et c'est nous-même. Il faut donc bien nous mettre dans la pensée de l'auteur et ne pas lui faire dire ce qu'il ne dit pas. Il suppose le fait de l’illumination directe par Dieu dûment établi, auquel cas Dieu est le maître ; sans préjudice toutefois pour les actes extérieurs qui demeurent toujours sous la règle et le contrôle de l'autorité compétente. Celle-ci a le droit et le devoir d'intervenir toutes les fois que par l'attitude, les gestes ou les paroles ce serait un sujet de trouble ou de scandale pour les autres ; comme aussi elle a le devoir d'agir avec prudence et discernement pour ne pas mettre obstacle à des impulsions extraordinaires, quand celles-ci vraiment viennent de Dieu.

[55] Maintes fois déjà nous avons trouvé cette doctrine dans Tauler : Indépendamment de la haute idée qui nous est donnée ici de la grandeur d'une âme accumulant en elle tous les mérites du Christ et des saints, comme si elle-même en avait accompli tous les actes, on conviendra peut-être avec nous que ce commentaire sur le dogme de la Communion des Saints, ne manque pas lui-méme de grandeur.

[56] Nous avons tellement insisté. avec Tauler, sur cette communication de l'Esprit divin, se faisant au plus intime de notre esprit (mens), loin de toute image et de toute représentation extérieure, que nous n'osons plus y revenir. C'est cependant, croyons-nous, la notion qui manque le plus à notre époque. Les meilleures intelligences sont tout entières appliquées au dehors, à l'étude des phénomènes de ce monde, ou à de savantes combinaisons d'idées, à des raisonnements très subtils sur des concepts dont l'origine en définitive vient toujours des sens. in mente sua, tuque cogna cent » (44. 29). Nous appelons de tous nos voeux un retour à cette saine et véritable mystique qui n'entravera nulement les efforts intellectuels; au contraire, qui sera le couronnement de toute connaissance dans l'homme complet.

[57] De cette très ingénieuse adaptation d'un texte de l'Evangile, nous ne voulons retenir qu'une chose : c'est la distinction très nette établie, encore une fois. entre les différents degrés ou les différentes manifestations d'une seule et méme âme. En bas, tout près de la matiére, les cinq sens, et l'auteur les nomme; plus haut les puissances supérieures : la raison, la volonté et la mémoire et enfin, tout à fait au sommet, dans le plus intime de l'âme : l'esprit ou le « mens » désigné comme la demeure de Dieu. — Cette psychologie non seulement n'a rien de contraire à la plus parfaite orthodoxie, mais elle nous parait rendre compte admirablement – nous l'avons dit — de la possibilité de l'ordre surnaturel. Un esprit pur et simple est seul capable d'être mis en rapport immédiat avec Dieu tel qu'il est.

  Mais quand l'union est faite dans ces sommets de notre âme, tout l'être humain y participe. La lumière qui resplendit dans l'esprit descend et se répand sur la raison, pénètre la volonté, la mémoire, toutes Ies facultés, que dis-je ? eIle s'empare des sens et du corps lui-même, de sorte que l'homme tout entier, sans rien perdre de sa nature, se voit transformé, ennobli, sur-naturalisé.

[58] Nous ne saurions mieux faire, pour résumer tout ce chapitre que de rapporter ici un passage de saint Denis dont tout ce que nous venons de lire semble le commentaire : « Toute émanation de splendeur que la céleste bienfaisance laisse déborder sur l'homme réagit en lui comme principe de simplification spírituelle et de céleste union, et, par sa force propre, le ramène vers l'Unité souveraine et la déifique simplicité du Père, car toutes choses viennent de Dieu et retournent à Dieu, comme disent les Saintes Lettres. C'est pourquoi, sous l'invocation de Jésus, la Lumière du Père, la vraie Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde et par qui nous avons obtenu d'aborder le Père, élevons un regard attentif vers l'éclat des divins oracles ». (Hiérarchie céleste, cap. l.)

[59] [Non].

[60] Remarquons encore ici cette doctrine de la communion fréquente et quotidienne qui semble avoir été propre à Tauler et à son école, à une époque où la pratique des Sacrements, celui de la Sainte Eucharistie, en particulier, paraît avoir été moins répandue et considérée plutôt comme une récompense que comme un moyen de sanctification. Le lecteur aura de lui-même observé que l'auteur parle des conditions requises pour obtenir la plénitude des fruits attachés á la Sainte Communion ; car pour recevoir les fruits ordinaires et pour être admis à la communion fréquente et même quotidienne, il n'est pas besoin de pousser le renoncement aussi loin.

[61] Non.

[62] Annexe III NOTES, note partie II § 85.

[63] Tout ceta explique admirablement ce que nous indiquions nous-mêmes dans la note précédente, à savoir : qu'entre la connaissance de Dieu dans ce monde par la foi et la vision béatifique au ciel, il n'y a qu'une affaire de degrés. C'est toujours la même essence divine qui est perçue, directement et immédiatement par l'esprit divinement illuminé. Mais tandis que, dans ce bas monde, cet esprit, plongé dans la matière, n'arrive jamais à se dégager complètement des voiles qui l'obscurcissent, au ciel, cet esprit subsistant a repris toute sa pureté et plus rien désormais ne l'arrête dans sa contemplation de Dieu. Cependant, dès cette vie, nous pouvons et nous devons de plus en plus nous détacher, au moins intérieurement. de la matière, et des créatures, et, dans la mesure où l'esprit, le fond de notre âme (mens) sera épuré et libre, dans cette même mesure, il sera pénétré de la lumière divine et mis en contact, en union, avec Dieu même, ou l'essence de Dieu. Nous disons bien : union, contact de deux essences ou de deux substances, mais non pas union essentielle ou substantielle. Cette dernière expression prêterait à une fausse et dangereuse interprétation : elle est réservée pour désigner l'union de l’âme et du corps constituant un seul et même être, l'homme. L'union, au contraire, entre l'essence de l'esprit créé et l'essence divine incréée, si étroite, si intime soit elle, plus étroite et plus intimo même que celle de l'âme avec le corps, laisse toujours subsister les deux natures. Dieu est Dieu, toujours incommunicable, et l'esprit, mctme divinement éclairé, reste toujours une créature. Sur ce point Tauler est encore d'une précision et d une fermeté rares.

[64] Annexe III NOTES, note partie II § 86.

[65] Il nous parait que ce paragraphe présente quelque obscurité, sinon dans le fond au moins dans l'expression. La pensée de l'auteur est nettement celle-ci. En aimant indistinctement le prochain sans le juger, laissant à Dieu le soin de déterminer si tel ou tel est bon ou mauvais, vous ne risquez jamais de vous tromper et votre charité sera agréable à Dieu. Mais si vous vous laissez guider par vos préférences. aimant celui ci parce qu'il vous parait bon, outre que vous risquez de vous tromper sur son compte. vous changez la règle de la charité qui ne doit pas s'appuyer sur votre propre jugement, mais sur celui de Dieu.

[66] VOIR III NOTES, note 2e partie § 94.

[67] Est-il besoin de faire remarquer que l'auteur parle de la foi parfaite qui suppose par conséquent l'état de grâce et la charité ? On comprend dès lors comment cette vertu entralnant après elle toutes les autres, transporte l'esprit jusque dans les mystérieuses ténèbres de l'essence divine.

Ce qu'on espère, ce qu'on ne voit pas, n'est pas encore pleinement en notre possession, ce sont de mystérieuses ténèbres qui couvrent encore l'essence divine, mais, cependant, déjà c'est un commencement, un prélude; par la foi nous possédons le principe, la substance de ce que nous espérons voir un jour ; nous avons plus qu'un signe de la béatitude future, nous sommes sur la voie qui infailliblement nous y conduit ; nous tenons la preuve, l'argument certain au bout duquel la Vérité éclatera, lumineuse et sans voile. La conclusion est déjà dans les prémisses. « La foi, dit saint Thomas, est une sorte d'information de notre esprit en vertu de laquelle la vie éternelle est commencée en nous ». Foi et vision béatifique sont du même ordre. La foi se perd dans la gloire. Quand, dès ce monde une âme toute pénétrée de l'amour du Christ obéit aux illuminations de la Foi, ses ascensions sont sublimes et on comprend. comme le laisse à entendre ici l'auteur, combien faibles sont les lumières de la raison devant les clartés éblouissantes qui se dégagent pour l'esprit de cette obscurité divine. — Celui qui en est arrivé là est un chrétien parfait. Mais l'auteur, tout en nous faisant entrevoir cet idéal, se garde bien d'en faire une obligation stricte et rigoureuse pour tous. Il dit expressément qu'on peut être encore un bon chrétien sans s'élever jusqu'à cette unité essentielle, dans laquelle la créature semble avoir complètement disparu pour faire la place á Dieu. Une telle élévation sera toujours le privilège d’une infime minorité. Les chrétiens ordinaires se contentent d'une foi mélangée c'est-à-dire qu'ils continuent à s'occuper d'eux-mêmes et du monde en rendant leurs devoirs à Dieu. Et cette foi vivifiée par la charité est méritoire : elle peut suffire pour le salut. Nous n'en dirons pas autant de la foi morte, c'est-à-dire de celle qui peut subsister sans la charité ou l'état de gráce. Cette foi est une vertu incomplète : il lui manque ce qui en fait la force et la vie, la bonne disposition de la volonté pour le bien, encore qu'elle puisse être une réelle adhésion à toute la vérité révélée.

[68] Nous éprouvons une véritable jouissance à transcrire cette traduction que nous n'avons pas faite; car nous retrouvons ici, exposé d'une manière magistrale, ce que tant de fois, nous avons nous-même essayé de traduire et d'exposer ailleurs. Il n'est pas possible de douter que ce ne soit là la doctrine de Tauler. Il y revient sans cesse, de manière à importuner le lecteur s'il n’avait le talent de nous la présenter sous des formes toujours nouvelles. Quiconque se sera pénétré de cette doctrine, — et il ne se peut pas qu'on nous ait suivi jusqu'ici sans l'avoir parfaitement comprise — aura acquis — nous n'en doutons pas — une notion de la grâce et de la vie divine dans les âmes. qui ne ressemble pas beaucoup peut-être à celle dont, assez communément, on se contente mais qui a l'immense avantage de nous donner, en même temps que la plus haute idée de la dignité et de la grandeur de l'esprit humain, une sortes de merveilleuse intuition de l'action divine sur cet esprit qui ne peut rien par lui-même dans l'ordre surnaturel, mais qui cependant peut tout, puisque, image de Dieu, non plus seulement par nature mais par la grâce sanctifiante, il peut se plier à toute action de Dieu, et sans rien perdre de sa vie propre, recevoir la vie divine et Dieu même — Foi et crédibilité, ce que la raison peut et doit faire dans son ordre, et ce que Dieu seul peut accomplir dans le sien ces deux choses sont mises en lumière avec une netteté et une profondeur d'analyse dignes de toute notre admiration.

[69] Ces paroles sont la sagesse même et il nous plait de les souligner. Il n'est donc pas vrai que Tauler et les mystiques nous jettent dans le monde du rêve, sans distinction, sans tenir aucun compte des nécessités de la vie. Que quelques âmes privilégiées renoncent à tout par les trois voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance : rien de mieux ; ce sont là les âmes parfaites : mais encore faut-il pour que l'ordre de la Providence soit observé, que les affaires du temps et les premières conditions de la vie humaine ne soient pas négligées et complètement mises de côté : ce serait folie. Le tout est de mettre chaque chose à sa place et de la faire servir au but auquel elle est destinée. Il n'y a, en tout, qu'une fin : c'est Dieu. Vers lui seul sont orientées les âmes et la matière et toutes les créatures, dont il faut faire, par conséquent, un noble et saint usage. Ce qui n’empêche pas de dire et de maintenir que, pour toutes les âmes, sans exception, celles qui sont retenues en bas par les mille préoccupations et exigences de la vie matérielle, comme celles qui, plus heureuses, ont renoncé à tout, il n'y a de grâce proprement dite, de Foi vraie, de Charité divine, que dans une participation directe et immédiate à la vie même de Dieu, que cette communication immédiate soit consciente ou non. C'est là l'essence de la religion qui est la même pour tous.

[70] Encore une de ces distinctions lumineuses puisées à la grande école de saint Thomas. Ce double aspect de l'homme qui nous est présenté ici, sauvegarde la double condition à laquelle toute vie humaine est soumise : d'un côté la dignité incomparable de l'esprit capable d'être élevé aux plus pures et aux plus calmes irradiations de la divinité ; et de l'autre la faiblesse et la misère de notre nature simplement raisonnable et sensible, sujette à toutes les impressions des êtres qui passent et nécessairement affectée, tantôt victorieuse et tantôt vaincue dans la lutte qu'elle soutient.

[71] On se méprendrait étrangement sur la pensée de Tauler sl on lui laisait dire, comme ce texte matériellement pris semble l'indiquer, qu'il faut renoncer à tout exercice, à toute œuvre extérieure, pour se retrancher dans une sorte de farniente intérieur. Rien n'est plus contraire aux intentions de l'auteur. On a vu partout, on verra encore dans ce chapitre, l'importance qu'il donne aux bonnes oeuvres qui ne doivent jamais faire défaut. Ce qu'il veut dire, c’est qu'on ne doit pas s'arréter aux actes et aux exercices extérieurs pour eux-mêmes. comme si c'était là un but, une fin. Ils ne sont qu'un moyen, moyen indispensable sans doute. mais dont toute la raison d'être est de nous préparer à la vie bien plus haute de l'âme, soumise à l'action divine ou de manifester cette vie. - Cette rermarque était nécessaire pour écarter toutes les interprétations protestantes.

[72]  Annexe III NOTES, note partie II § 113.

[73] Annexe III NOTES, note partie II § 115.

[74] Pour bien comprendre ce passage. il ne faut pas oublier le point de vue auquel I'auteur se place. Il s'agit ici toujours de la vie surnaturelle, de la grâce, dont les sens ne peuvent devenir le sujet immédiat. Leur vie propre, la nature, n'est pas nécessairement mauvaise comme l’ont prétendu les protestants, mais elle le devient quand elle est sciemment et volontairement séparée de la vie de l'âme, de la vie de l'esprit que les sens doivent toujours favoriser et servir jamais contrarier.

[75] Cette restriction remet toutes choses en place et montre bien que la nature et les sens ne sont pas nécessairement condamnés à ne faire que du mal.

[76] Annexe III NOTES, note partie II § 127.

[77] On nous dit : « il faut cependant bien une vue pour diriger cet amour ». Oui, certes ; mais il faudrait bien se garder de croire - et c'est là le danger de ceux qui s'obstinent à faire entrer leur raison partout - que cette vue est puisée ailleurs qu'en Dieu. C'est le cas de dire : « In lumine tuo videbimus lumen ». II n'y a pas d'amour sans connaissance. Ce principe thomiste est inviolablement gardé, mais quand l'amour est divin, la connaissance est aussi divine. Quand l'amour est unifiant, il se fait dans la Lumière qui est également une. L'esprit illuminé par la lumière même de Dieu, vit de Dieu et en Dieu, et le feu de l'amour qui descend de Dieu se concentre de nouveau en Dieu pour ne faire qu'un seul Amour.

[78] Œuvres complètes de J. T., 8 vol. [les sermons occupent 4 volumes], traduction de E.-P. Noël, 1911-1913 - Tauler, Sermons, trad. sur l’allemand de E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, Cerf, Paris, 3 vol., 1927-1935, rééd. 1991 en un volume que nous venons d’utiliser.

[79] DS. 15.72.

[80] « L’Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C. », édition A. Tralin, Paris, 1914, constitue le  9e volume ajouté aux Œuvres complètes de J. T . trduites par E.P. Noël, op. cit. La traduction fut réalisée “par un prêtre du diocèse de Strasbourg”.

[81] Ibid., « Introduction », p. 17.

[82] Ibid. : la note couvre la majeure partie des  pages 50 …à 75.

[83] Ibid., 355.

[84] L’article sur Tauler du Dictionnaire de Spiritualité, tome 15, colonnes 57sq., ne parle pas de la Vie pauvre seulement citée sans commentaire en bibliographie, col.77. – On n’a donc aucune argumentation pour ou contre une attribution à Tauler – sachant que ses Sermons furent recueillis par les auditeurs.